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Un café, s'il vous plaît !

par El Yazid Dib

Est-ce possible qu'à partir d'une terrasse de café l'on peut croire comprendre un pays ? Diagnostiquer des passants ? Extirper ses illusions ? Un café, s'il vous plaît? sans sucre !

Sans sucre ? On n'a pas besoin de le dire. Ici l'on n'encourage pas « le sucrage ». L'ignoble diabète qui décristallise l'industrie sucrière, tient plusieurs mondes par le bout d'un doigt éternellement piqué. Il est dans les rayons sans gluten, en light installés dans toutes les surfaces de vente. La gourmandise est un péché diététique. Bon bref? fixé à une chaise en osier, s'accoudant à une table, vrai guéridon, je vois des histoires circuler, des légendes mourir, des souvenirs rejaillir. Les gens ne cessent de bouger. La ville n'a plus de destination précise. Tous les sens sont valables. Il n'y a plus de limites entre la gauche et la droite la plus envahissante. Seuls parfois des panneaux tiennent à signaler aux gens des passages obligatoires, d'autres interdits.

La France est trop occupée aux affaires du monde pour s'occuper des siennes. Tout ce qui bouge en dehors de ses frontières la fait frémir. La où elle fonce, elle s'y enfonce. Toute la France, belle et épanouie qu'elle semble être est stressée. Elle est écrasée par le souci économique et l'agacement sécuritaire. Un simple sac abandonné fait rameuter toute une cavalerie d'artificiers, fait boucler le périmètre et fait donner en spectacle effrayant ce pays, paraissant si sûr, si vigilant, si confiant. Un perçant pet de mauvais pot d'échappement arrive à faire tressauter la multitude et battre le pavé par des bottes et du grand arsenal. Si la France continue à se contenir dans un rêve à finalité périlleuse pour de nombreux jeunes en quête de « liberté », c'est qu'elle va tuer ce rêve dans les dédales d'une procédure inégale et pernicieuse. La respiration, la mobilité, le sourire sont tous réglementés.

Le paradoxe c'est que cette forte et générale mise en carcan des comportements individuels n'est pas à même de créer des règles communes, à commettre des impairs dans chaque personne prise à part. La réglementation à titre communautaire excessive castre le peu de manœuvre libertaire qui subsiste et qui remonte à l'origine du souffle humain. Le chômage ou la crainte de sa survenance est ici comme un enterrement dont la finale mise en terre ne peut s'arrêter que par un suicide. J'ai vu des gens mourir par manque de joie. D'autres décrépissent en lenteur pour avoir tout le temps à porter dans le visage la morosité du jour grisaillant et de la brume infinie d'un monde finissant.

La famille n'est rien qu'une bourse ou un gouffre financier. Elle se disloque au gré du taux de chômage et selon le fardeau du surendettement. C'est à l'euro de régler tous les conflits, comme à lui revient toutes leurs solutions. Il désunit le père de son fils, l'épouse de son conjoint. Chacun pour soi et Dieu restera utile pour tous. Rien ne compte que l'euro, cette monnaie en phase de déperdition. Une idole matérielle à adorer plus qu'un Dieu. La cigarette et l'alcool quand ce n'est pas la drogue demeurent l'abri que l'on croit le plus rassurant. Des jeunes adultes dans un geste de désespérance tentent l'empathie des autres pour un mégot ou son bout. Demander une cigarette à quelqu'un que l'on ne connaît pas est un geste rituel chez certains. L'on sent la dépendance à quelque chose à l'abord inaccessible ruine l'honneur et fait perdre ses repères. Elle peut faire chez eux des ravages. L'impuissance qui les écrase face à un monde vorace et terrible les contraint au refuge de la foi par incompétence. Sinon à quoi rime cet encart offert à votre serviteur dans un marché de proximité où il est inscrit en gros et gras « des craintes pour l'avenir ? Ne crains rien, car je suis avec toi, ne promène pas des regards inquiets car je suis ton dieu. Bible. Esaïe 41 v 10. ». Les religions vont devenir ainsi l'unique refuge pour les craintifs et les « égarés » dans la complexité d'un monde de plus en plus difficile à vivre. Ce recours à une autorité apte à effacer les désarrois, guérir les maladies, aplanir la difficulté, redéfinir l'existence ou parfois trouver des jobs passe pour être un abandon total à la fatalité. Les plus incrédules ne tiennent pas bon la route et succombent rapidement aux affres de l'oisiveté et au confort précaire d'un revenu minimal d'insertion.

Dans ce pays réputé terre d'asile, de droit et de liberté, l'administration est un monstre. Les boîtes aux lettres ne vomissent que les avertissements, les factures et la publicité. Le citoyen étouffe sous un fisc dénudant. Tout se monnaye, rien ne s'exerce dans la charité. Tu pisses, un euro. Tu prends un bus, deux euros. Que peut-on encore prendre à celui que l'on a déjà tout pris ? y compris la jovialité et l'espoir. La France est devenue un grand tableau de consignes et de prescriptions. Tout y est dit et écrit. Dans le bus, le café, dehors, dedans, dans les parcs, les parkings il faut lire les nombreuses interdictions. Tout est presque interdit quand tout semble obéir à une codification exagérée. On veut faire de la posture humaine une disposition réglementaire. Un automatisme tiré d'un contrat social redevenu pénible pour les parties. Certains arrondissements parisiens dégagent des sensations mortifères. Des cimetières où la vie ne souffle qu'à l'intérieur des immeubles haussmanniens. Le silence qui les sillonne provoque une peur, la longueur des rues vidées suscite de l'angoisse. Le chahut de nos gamins est mieux que l'emprisonnement familial des leurs. Nos quartiers populeux sont meilleurs et plus humanisés que leurs boulevards vacants et muets.

Ah cette France qui se lève tôt ! Ainsi le cycle temporel des jours et des nuits est un indice économique. Les tarifs fluctuent selon l'heure et la position solaire. Un train qui part tôt est plus cher qu'un autre qui arrive tard. Une consommation nocturne vaut le double de celle prise un peu tôt. Dilemme des prix et du temps.

La France pour profondément l'apprécier, il faut la constater à la tombée de la nuit. En ce moment crépusculaire dans le métro ou les bus le monde dort debout. Il anticipe le sommeil. Les yeux écarquillant leurs iris tournent pour se voir enfouis par des paupières lourdes et très expressives. Le sommeil a une grande valeur. Il se commence dès la fin du service, en amorçant le retour. Le livre constituait un moment privilégié pour le dévorer en trajet. Ce livre est vite remplacé par des portables où les écouteurs sont des liens qui paradoxalement vous coupent de votre environnement direct pour vous laisser connecter dans l'ailleurs. Même les regards sont perdus et ne se croisent pas. Personne ne semble voir personne, tant que chacun est englouti par sa propre personne. L'indifférence s'érige hélas en bonne vertu et compagne de fortune. Dans les passages souterrains, aux accès métropolitains la boîte à rythme a suppléé le son de l'accordéon. L'artiste est planqué d'un sdf qui résume à lui seul toute la déchirure humaine. D'un abribus à une station, c'est la minute qui fait courir les voyageurs qui n'arrivent jamais mais se transforment en des passagers abonnés, répétitifs, usuels, robotisés sur une ligne bien habituelle. Le transport est une tranche de vie où on y vieillit sans le savoir. Parfois un numéro de ligne de transport urbain indique à lui seul l'identité sociale de la classe qui la prend. En intramuros du noyau parisien, l'on ne voit pas d'autres faciès que ceux qui se prennent pour les authentiques autochtones. Pas d'Africains, entendre Noirs et Maghrébins. Ailleurs, à l'aurore, dans les lignes périphériques, dans les trains de banlieue la classe ouvrière, celle qui va et vient occupe à elle seule l'espace des quais remplis ou des arrêts bondés.

La France « étrangère » qui travaille pour compenser les déficits des allocations allant vers les autres qui dorment encore. La crise financière et aux effets néfastes a bien commencé à semer le trouble et la tourmente dans tous les foyers. Ils le sentent si bien, ces résidents qu'ils ne badinent pas avec le maintien d'un job. L'on ne quitte pas son travail pour aller au café d'à côté ou feindre en complaisance des arrêts de travail. L'on ne vit que pour travailler et le travail s'éloigne d'être la santé. C'est cette France-là, de la considération de l'invalide, de la reconnaissance du mérite et du travail, de la garantie de la protection sociale une fois out la vie active, de la rationalisation du temps que l'on voudrait exporter vers le bled. Même avec les inégalités criardes, la résignation à son sort ne soulève pas de tollé.

En tous cas, la France de ce jour n'est plus avec son temps la France d'antan. Fini le romantisme, les belles ballades, la soupe à l'oignon. Il demeure cependant en dehors de la technologie une certaine touche du bon vieux temps. L'urbanisation est presque intacte, les façades, le pavé, les boutiques et les quelques bistrots renseignent aussi sur une époque menacée de disparition. Autrement dit, si le hard y est, le soft n'y est plus.

Mon café servi avec tout le bataclan ordinaire tente de refroidir. Mon esprit, laissant mon corps à sa table s'est envolé vers mes mémoires toutes fraîches. Loin, très loin. Dans mon pays, il y a plusieurs pays pour plusieurs peuples. Il y a plusieurs sociétés pour un seul territoire. Enormément de partis pour un seul qui guide. Il manque crûment de codification quand ce pays d'accueil à l'excès s'en livre. Le ministre ne bloque pas les rues dans ses allées et venues vers ou de son bureau. Le préfet ne quitte pas ses locaux pour quelques logements de plus. Le trottoir a toujours un rôle et n'est pas squatté. La chaussée ne se déflore pas à chaque flaque d'eau. L'endurance journalière et l'inquiétude des lendemains d'ici ou d'ailleurs s'accaparent toutes les méditations. Les embarras sont analogues à cette exception qu'ici on les consomme dans une aisance matérielle extérieure et non dans un total dénuement. Les magasins achalandés, les terrasses fréquentées, les facilités de mobilité offertes ne suffisent plus à construire un bonheur. La sérénité de l'âme et la passibilité y manquent. Le temps court plus vite que les heures qui l'égrènent.

Ici on ne paye pas le café, on paye un service. On ne dit plus hé ! Garçon? mais Monsieur svp ! Alors, chez nous le « kahwadji » a plié son tablier pour s'entendre dire : O jeune ! ou subrepticement ya khouya ! Mon café étant bu, ma mémoire s'est décrochée et je pense déjà à ce nectar caféiné que je ne peux plus prendre à Sétif, par défaut de terrasses, voire d'envie d'y être pour la simple raison que ma ville n'est plus la ville phonétique du Novelty, de la Potinière, de l'Univers, de Mekarni ou de l'Almania, mais du massacre urbain et de la rapine immobilière. Un autre café s'il vous plaît et merci Monsieur !