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Le nœud gordien algérien : Epilogue

par Brahim Senouci* & Mustapha Benchenane**

Voilà. Nous sommes arrivés au terme de cette publication du « nœud gordien » qui aura duré quinze semaines, au rythme d’une livraison hebdomadaire. Nous remercions le directeur du «Quotidien d’Oran» de l’avoir accueillie.

En l’engageant, nous n’avions, certes pas, l’ambition d’épuiser l’ample sujet que constitue la crise en Algérie. Le mot « crise » lui-même est, relativement, impropre. Le dictionnaire la définit comme suit : « Brusque accès, forte manifestation d’un sentiment, d’un état d’esprit ». Il s’agit, donc, d’un phénomène limité, dans le temps et qui, de par son caractère aigu, est voué à se résoudre, rapidement, en débouchant sur une solution immédiate ou sur la destruction. En Algérie, le caractère, à la fois aigu et chronique, de la situation ne correspond pas au sens classique du mot « crise ». Nous conserverons ce vocable, néanmoins, mais il est intéressant de noter qu’il ne s’applique pas, forcément, à un pays qui connaît une fièvre qui dure depuis des décennies, alors que le propre même d’une fièvre est sa brièveté.

Nous avons souhaité rassembler, dans ce « feuilleton », des éléments, des analyses, des appréciations de nature à apporter des éclairages, des éléments de compréhension. Nous avons entamé ce travail par la partie qui devrait prêter, le moins, à la contestation, celle qui a trait aux symptômes. Nous l’avons poursuivi en pointant les causes possibles et nous l’avons clôturé en proposant des pistes de réflexions susceptibles, sinon d’offrir des remèdes « clés en mains » que nous n’avons pas, du moins pouvant déboucher sur des solutions. Nous les rappelons ci-après…

Nous avons reçu de très nombreux messages de sympathie de lecteurs qui déclarent partager ce que nous exprimons. Encore une fois, nous invitons nos compatriotes à s’engager sur ces pistes. Rien ne se fera, en effet, sans leur adhésion.

Nous avons une conviction : notre peuple est victime d’une pathologie dont les racines plongent dans un passé dans lequel il a eu un rôle peu gratifiant. Il a, certes, remporté une immense victoire en contraignant la France coloniale de se retirer d’une terre qu’elle avait bien l’intention de garder pour l’éternité. Hélas, les lendemains de la victoire ont été amers. Il y a eu d’abord la guerre des chefs, puis l’injonction au silence et à l’obéissance aveugle adressée au peuple par ses « libérateurs ». L’autophobie, ou haine de soi, développée sous la botte de l’Empire Ottoman, s’est aggravée, durant la colonisation française, infiniment plus cruelle et plus destructrice que celle du prédécesseur. Hormis les massacres barbares qui l’ont rythmée, cette colonisation a été la cause de la perte de notre être culturel, de notre langue, de notre imaginaire. Elle a réussi à enraciner, en nous, la vision du vainqueur dans laquelle nous jouions le mauvais rôle. Nous avons intégré l’image qu’il avait forgée de nous. Nous nous sommes convaincus que nous étions, naturellement voleurs, menteurs, hypocrites et cauteleux. Nous avons endossé cette tunique de Nessus qui nous colle et nous brûle la peau et dont nous ne parvenons pas à nous débarrasser.

La victoire sur le colonialisme avait, pourtant, ouvert la voie à d’autres peuples qui s’en sont inspiré pour s’émanciper. Elle a produit d’énormes effets jusque dans les sociétés occidentales. Elle a permis la vision d’un possible nouveau monde. Oui, notre guerre de libération et sa conclusion heureuse avaient ouvert le champ des possibles. La déception actuelle est à la mesure de l’enthousiasme d’alors. Elle conduit, parfois, à un sentiment d’autodestruction, à la libération d’une pulsion suicidaire que traduisent, notamment, les immolations par le feu et les équipées meurtrières des harraga. Il nous faut rompre avec cette logique mortifère pendant qu’il en est, encore, temps.

DES PISTES DE REFLEXION POUVANT CONDUIRE A DES SOLUTIONS

Encore une fois, nous ne disposons pas de solutions « clés en mains ». Elles existent, toutefois. Elles sont dictées par le bon sens. Ça peut être rassurant de savoir que l’Algérie n’est pas le seul pays au monde à dilapider ses immenses potentialités, ni le lieu d’élection de la pathologie de la « haine de soi ». D’autres pays connaissent des situations analogues. Le savoir permet de relativiser l’ampleur des difficultés. Il faudrait engager un cercle vertueux dans lequel, par un effort de volonté, les Algériens décident qu’il est temps, pour eux, de se prendre en charge et d’en finir avec des tares qui obèrent leur avenir. Voici notre contribution à l’ouverture de pistes pouvant participer de la formation de cette volonté collective.

En nous référant aux causes que nous avons identifiées dans ces colonnes il y a quelques semaines, nous pouvons proposer que la réflexion aille dans les directions suivantes.

UNE ECRITURE DE L’HISTOIRE

L’écriture de l’Histoire n’est jamais objective. Chaque peuple éprouve, en effet, un besoin vital de se construire son « roman national ». Les Algériens ont beaucoup souffert de la falsification de leur Histoire, non seulement par l’ancien colonisateur, mais aussi par ceux qui les dirigent. Leur « roman national » reste à écrire.

Nous avons dit à quel point les Algériens souffrent d’un manque d’estime d’eux-mêmes. Nous avons même évoqué la « haine de soi ». L’écriture de l’Histoire doit, prioritairement, les rétablir dans leur dignité. Il faut, simplement, rappeler, sans en rajouter, ce que ce peuple a accompli de positif, de génération en génération. Non seulement, cette partie est occultée mais la mémoire ne retient que les épisodes malheureux, peu gratifiants. Ayant appartenu, trop longtemps, au camp des vaincus de l’Histoire, l’Algérien est amené à penser, consciemment ou non, qu’il s’agit d’une fatalité, qu’il est incapable de faire autrement et mieux. Ce complexe d’infériorité se manifeste, souvent, par son opposé : la fierté, un orgueil excessif, symptôme de la blessure du Moi, comme le montrent les folles célébrations des victoires footballistiques, qui font leur lot de morts.

A contrario, la France sous occupation allemande a connu le déshonneur en pratiquant la collaboration d’Etat avec l’Allemagne nazie. La majeure partie de sa population s’inscrivait, sinon dans la participation à cette ignominie, du moins dans l’enfermement dans un lâche silence. Une petite partie des Français, avec l’aide de bon nombre d’immigrés, a choisi la Résistance. C’est cette dernière que la France revisite, régulièrement, de son héritage qu’elle se réclame, elle qu’elle désigne comme un objet de fierté pour ses citoyens. La collaboration n’est pas niée mais « euphémisée ». Cela peut aller jusqu’à l’interdiction de films rappelant cette tache du passé comme « le Chagrin et la Pitié » de Louis Malle. Nos historiens pourraient faire de même. Leur tâche serait, il est vrai, plus ardue tant le colonisateur a pu imprimer notre infériorisation dans notre propre inconscient collectif durant les 132 années de son règne…

Il serait souhaitable que cette écriture de l’Histoire fasse apparaître la dimension fondamentale que représentent les rapports de force, dans l’histoire de l’Humanité. Les Algériens n’y échappent pas. Les victoires et les défaites doivent être relativisées par la présence de cette dimension. Les séquences dramatiques, parfois tragiques, qui sont des passages obligés pour tous les peuples, doivent s’inscrire dans cette grille. La leçon à en tirer est que la seule vérité qui compte est celle des rapports de force. Ceux-ci ne sont pas immuables mais ils n’évoluent pas, spontanément. Ils évoluent sous l’effet du renforcement ou de l’affaiblissement des nations. Malheur aux faibles…Si l’Algérie veut se protéger, elle doit se renforcer, et pas seulement militairement. Elle doit se renforcer économiquement, socialement, politiquement et culturellement. Elle doit réfléchir à sa dépendance alimentaire, vis-à-vis de l’étranger et au caractère précaire de la manne pétrolière qui sert à payer nos factures. Elle doit, aussi, se renforcer sur un plan immatériel, en revenant à la source d’une mémoire partagée, le meilleur gage qui soit contre les forces centrifuges qui travaillent à son éclatement. Elle doit se forger une identité qui ne soit pas une simple juxtaposition de slogans. L’écriture de l’Histoire peut y contribuer. Elle donne accès à la connaissance de la généalogie, ce qui permet d’être relié par un fil rouge à des ancêtres communs sans négliger ni dévaloriser aucune des strates qui ont constitué ce long cheminement. Elle participe ainsi à la reconstitution de la mémoire et à la lutte contre la fragmentation de notre identité. Cela nous permettra, également, de développer un sentiment d’appartenance, très largement partagé, et donc de recréer le lien entre les individus de telle sorte que nous pourrons constituer une Nation au sens plein de ce mot : un passé commun, des intérêts vitaux communs, la conviction de constituer une communauté de destin. Sans qu’il soit nécessaire d’être exhaustif, on sait bien que l’écriture de l’Histoire contribue, de façon décisive, à déterminer le regard qu’un peuple porte sur lui-même, à forger son identité et à déterminer son avenir. Elle fournit, également, la capacité à élaborer un projet de civilisation.

UN PROJET DE CIVILISATION

Ce projet doit être la grande affaire du peuple et de ses élites. Il déterminera l’avenir du peuple algérien pour des décennies. Signalons, ici, quelques points de repère vitaux.

Le choix de la langue : Nous avons soulevé cette question dans la partie consacrée aux causes. La suite coule de source : le choix stratégique, vital même, de la langue arabe dite « classique » nous paraît évident. Il est, certes, nécessaire d’actualiser et de mettre à niveau cette langue. Une académie de la langue arabe, réunissant des experts, algériens et étrangers, pas exclusivement arabes, doit être constituée, à cette fin. Il existe, en effet, de nombreux linguistes et arabisants en Occident qui peuvent apporter leur contribution. La « modernisation » de la langue doit, aussi, être mise en débat. Les préoccupations qui doivent guider les travaux sont celles de l’identité, dont l’épine dorsale est la langue, ainsi que le développement de l’intelligence de ses locuteurs. Une langue en retard sur son temps participerait à la régression alors qu’une langue dynamique, capable de s’adapter en s’enrichissant, maîtrisée par le plus grand nombre, serait l’une des dimensions des rapports de force à l’échelle planétaire. La composante berbère du peuple algérien est une part fondamentale de notre patrimoine commun. Elle doit faire l’objet d’une égale attention. L’apprentissage de tamazight doit être rendu obligatoire pour tous les Algériens, au moins durant une bonne partie de leur scolarité. La ligne rouge à ne pas franchir est celle d’un bilinguisme absolu que l’Algérie n’a pas les moyens de s’offrir. La Belgique, bien mieux dotée que nous sur les plans économique et politique, est sur le point d’en mourir. Que nos compatriotes berbérophones ne le prennent pas en mauvaise part. Qu’ils prennent la mesure de notre succès commun si, demain, le tamazight devenait, avec l’arabe dialectal, une des langues de toute l’Algérie. Mais qu’ils comprennent qu’un projet de civilisation doit être adossé à une langue, certes difficile, mais apte à exprimer l’infini des nuances, la délicatesse d’un débat, la complexité de la philosophie… D’ailleurs, la question ne se posait pas durant les siècles de lumière de notre civilisation. Combien de combattants, de lettrés, de poètes, de savants d’origine berbère, mais aussi turque, persane, ouzbek, caucasienne…, ont contribué à porter cette civilisation à son apogée ! C’est bien la preuve du caractère universel, et surtout pas ethnique, de cette civilisation.

Il reste à réfléchir sur la place de la langue française, en tenant compte de la réalité : des millions d’Algériens la pratiquent au quotidien. Il y en a bien plus, dans l’absolu mais aussi en termes relatifs que du temps de la colonisation. Aberration et paradoxe : l’Algérie est le deuxième pays francophone après la France. Paradoxe, puisque la France a laissé une population algérienne analphabète à 85 %, ce qui donne la mesure de l’absurdité de l’affirmation de Kateb Yacine sur le « français butin de guerre ». S’il y a « butin », il est pour la France qui a certes dû se résoudre à quitter sa colonie mais qui continue d’y exercer son influence par la langue, ce vecteur de puissance si important ! Pour autant, il ne faut pas ostraciser les francophones. Ils sont une composante de la population et une expression de son identité. De fait, à long terme, selon l’évolution des rapports de force culturels et à l’aune des seuls intérêts de l’Algérie, il faudra bien poser la question du choix d’une langue étrangère comme outil d’ouverture vers le monde.

Une stratégie de développement : le choix d’une stratégie de développement est, à la fois, une composante et l’un des vecteurs du projet de civilisation. Le projet éducatif doit être le noyau dur de cette stratégie. Viennent, ensuite, les dimensions économique et sociale. Projet éducatif et langue sont indissociables. Nous avons vu ce qu’il en était de la langue, qui doit être porteuse de valeurs et d’éthique car elle structure la conscience et les inconscients individuels et collectifs de ceux qui la pratiquent. Le projet éducatif devrait avoir comme priorité absolue de remettre, au goût du jour, la valeur « travail ». Jusqu’à présent, la priorité était la quantité. Il fallait scolariser une population, de plus en plus, nombreuse. Evidemment, la qualité s’est ressentie de cet afflux. La pression démographique ayant baissé, il est temps de remettre la qualité à l’ordre du jour. Il est impératif de former de façon rigoureuse et obligatoire les formateurs, en leur apprenant à privilégier la rationalité critique et autocritique. Il faudrait mettre l’accent sur les disciplines porteuses de rationalité : les sciences dites exactes, la philosophie, la sociologie bien comprise. Ces sciences devront être au centre des programmes scolaires et permettront, à terme, de tout soumettre à l’examen critique. Elles doivent, aussi, donner goût à l’autocritique (méthode et vertu). Le moins qu’on puisse dire est qu’elle n’est pas une vertu cardinale, en Algérie. Plutôt que de se remettre en cause, chacun se dédouane en rejetant la responsabilité sur les autres (supérieurs, collègues, complot étranger ou local). C’est aussi l’absence totale de rationalité qui est en grande partie responsable de la désorganisation, des approches approximatives, des mauvais bricolages et de la gabegie, dans tous les domaines. Naturellement, la priorité donnée à ces disciplines ne doit pas s’exercer au détriment de la littérature, de l’art, de la poésie. L’imaginaire doit, lui aussi, pouvoir trouver de quoi se nourrir.

Dans ce projet éducatif, il y a, bien sûr, l’enseignement de l’Histoire telle qu’elle vient d’être présentée : celle des Algériens et des autres peuples arabes, mais aussi celle des autres communautés humaines, des civilisations, des religions. L’enseignement de l’Islam doit comporter, en majeure partie, celui de la culture religieuse. Sans culture, la foi ne serait qu’une amputation, une défaite de l’intelligence. La croyance doit rester une affaire personnelle. Il faut veiller au respect de l’autre, même s’il a choisi de se situer dans un « ailleurs » culturel et religieux.

Cet enseignement, enrichi d’approches rationnelles plurielles et profanes, aurait, aussi, comme finalité de faire des citoyens conscients, responsables, soucieux du bien commun et de l’intérêt général, sachant partager l’espace public de façon pacifique et courtoise, engagés dans la vie associative, syndicale, politique.

Sans tomber dans l’idéalisme, il s’agit là d’une direction vers laquelle il faut tendre, en sachant que c’est un travail toujours à recommencer, à approfondir et à affiner. Il y faut une volonté farouche et de long terme.

Dans ce domaine de l’Education comme dans bien d’autres, il ne faut pas avoir de complexe et ne pas hésiter à avoir recours aux meilleurs experts nationaux et étrangers, tout en maintenant la stratégie dans la sphère de la souveraineté nationale.

Un autre objectif du système éducatif, aussi important que les autres, concerne le passage de l’intelligence individuelle à l’intelligence collective. Cela contribuerait à faire sortir l’Algérien de son individualisme pathologique, de la méfiance à l’égard d’autrui afin qu’il considère celui-ci comme un partenaire et un allié plutôt que comme un rival ou une menace.

La dimension économique et sociale de la stratégie de développement :

Système éducatif et développement économique et social sont étroitement liés. D’une part, il est primordial que le système éducatif immerge et façonne ses destinataires à la culture de l’effort, fasse du travail (bien fait !) une valeur allant de soi. Cela permettrait de sortir de la mentalité actuelle, consistant à tout attendre de l’Etat et réclamer comme un droit une part, sous une forme ou une autre, de la « rente pétrolière ». C’est par le travail qu’on construit une société, que l’on parvient au bien-être, que l’on édifie une civilisation.

Le système éducatif est aussi le substrat indispensable pour relever le défi auquel est confrontée l’Algérie : l’adaptation à l’économie de marché mondialisée. Cela suppose que ce système forme, à tous les niveaux de la hiérarchie, des personnes détenant des compétences équivalentes à celles d’un Occidental de même rang. Cela permettrait de mettre l’accent sur la recherche fondamentale et sur la recherche-développement.

On pourrait identifier quelques indicateurs de la réussite et de l’adaptation de l’économie algérienne au marché planétaire, à travers des objectifs à atteindre. A titre d’exemple, nous pourrions nous donner des obligations « ardentes » : faire baisser notre dépendance à l’égard des hydrocarbures de 97 % actuellement à 50 %. Nous pourrions aussi nous lancer le défi d’en finir avec notre dépendance alimentaire. Cela impliquerait la mise à niveau technologique et l’utilisation rationnelle de la terre. Il faudrait, également, stopper le rétrécissement de la Surface Agricole Utile, dû à l’urbanisation et à la désertification. Nous pourrions, non seulement stopper l’avancée du désert mais aussi gagner de la terre. Les Hollandais ont fait reculer la mer, devenant ainsi une authentique puissance agricole. Nous pourrions les imiter en faisant reculer le sable. Il y a, également, des progrès à faire en matière de gestion de l’eau…

Les effets seraient bénéfiques à plusieurs titres. Sur le plan économique, nous pourrions tabler sur une réduction de nos importations et, sans doute, d’un développement de nos exportations hors hydrocarbures. Cela donnerait, aussi, des pôles d’attractivité pour nos jeunes sans emploi.

Sur le plan politique, la réduction de notre dépendance nous conférera une stature nouvelle. Nous pèserons davantage dans les négociations internationales que dans la situation de « clients captifs » dans laquelle nous sommes, aujourd’hui.

Il faudrait, aussi, prendre au sérieux l’affaire de la construction du Maghreb. Sans doute faudrait-il commencer par rétablir la confiance en lançant des projets économiques concrets et des mesures sécuritaires pour protéger nos trois pays, soumis aux mêmes dangers. Nous finirons bien par prendre conscience que nos intérêts vitaux nous sont communs, qu’ils nous dictent l’obligation de nous rapprocher et de fonder des stratégies et des politiques communes.

Plus important : sur le plan symbolique, enfin, ces victoires auraient une portée d’autant plus grande qu’elles seraient le fruit de notre engagement collectif. Elles nous permettraient de rompre avec l’idée de la fatalité de l’échec. Quelle meilleure médication pour retrouver l’estime de soi et pour redonner, à notre jeunesse, le goût du rêve et l’énergie pour le réaliser !

Oui, nous savons toutes les embûches, toutes les raisons qui amèneront sur les visages de beaucoup d’entre vous, amis lecteurs, une moue dubitative. Oui, le Pouvoir n’est pas prêt à jouer le rôle nécessaire de stratège qui doit être le sien, dans le cadre de cette campagne de réformes profondes. Lui, aussi, doit prendre conscience que ce qui est présenté ici est le premier terme d’une alternative dont l’autre terme serait la remise en cause de l’existence même de notre pays. Il ne le fera sans doute pas de lui-même. Il y sera contraint par une pression populaire intelligente et pacifique. Les intellectuels devront, naturellement, y prendre toute leur part. Il faut que nous en finissions avec les exils, intérieur et extérieur, que nous cessions d’être, à l’image de l’Anarque, personnage d’Ernst Jünger, « cet être ne rêvant que de régner sur son royaume intérieur et de poursuivre, en solitaire, le déchiffrement du monde » et de céder, chaque fois que l’emprise de la société sur l’individu devient insupportable, au « recours aux forêts », « cette retraite au fond de soi »…

Cette livraison clôt, donc, la série de quinze articles que nous avons consacrés au « nœud gordien » algérien. Il est, en fait, bien plus facile d’écrire seul qu’à quatre mains : on est le plus souvent d’accord avec soi-même et on n’a pas trop tendance à soulever des controverses contre son propre ego. Quand on est deux pour un texte unique, il faut argumenter sans cesse, accepter d’être déstabilisé… Mais au bout du compte, on se rend compte qu’un texte fruit de deux approches, de deux logiques, de deux styles, est plus satisfaisant qu’un document élaboré dans le huis clos d’une pensée exclusive et solitaire. L’expérience d’une réflexion qui a besoin pour exister, pour s’affiner, de se frotter à une autre, expérience inédite dans nos journaux, mérite , vraiment, d’être reprise, sans modération !

Postscriptum : Le nœud gordien désignait dans l’Antiquité un nœud inextricable qui attachait le joug au timon du char de Gordias, roi de Phrygie. La légende voulait que celui qui parvenait à le dénouer dominerait le monde. Alexandre le trancha d’un coup d’épée. L’expression « trancher le nœud gordien » renvoie à la résolution d’une difficulté apparemment insurmontable de manière radicale, par la force. Cette méthode n’est pas souhaitable pour l’Algérie. Il faut privilégier la méthode douce, celle qui requiert une infinie patience, dénouer les fils entremêlés un à un...

* Physicien, Université de Cergy-Pontoise

** Politologue, Université Paris-Descartes Sorbonne