Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Cet Occident qui change de veste !

par Kamal Guerroua

Comment cacher un secret de Polichinelle par un tamis ? Comment ne pas perdre sa raison devant la méchanceté de notre monde ? Hier, les puissances occidentales ont formaté nos cerveaux et nous ont gavés d'incroyables mensonges politiques pour nous faire avaler la pilule.

Aujourd'hui, elles veulent nous convaincre du contraire, c'est-à-dire que la faute de cet indescriptible chaos régional incombe à ces quelques régimes arabes «voyous» (Syrie, Yémen, Irak et Libye en particulier) dont certains sont désormais renversés. L'histoire se répète la première fois en tragédie, la deuxième en farce dirait le philosophe Karl Marx (1818 - 1883). L'architecture de ce double langage ne tient cependant pas le coup.

Fragile et en émiettement progressif, elle s'écroule au fur et à mesure que l'on constate sur le terrain les dégâts qu'elle a provoqués. Mais pardi, où sont les 100 intellectuels occidentaux qui ont signé en 2003 la pétition ayant ouvert la voie à une intervention militaire américano-britannique en Irak ? Où sont les faucons de la Maison-Blanche qui péroraient matin et soir au Conseil de sécurité de l'ONU sur le danger des armes de destruction massive aux mains du parti Bâas, bien qu'ils se soient tus, encore faudrait-il le rappeler ici, sur les 1,5 millions de bébés irakiens morts de sous-alimentation à cause de l'embargo économique (1993 - 2003) ? Où sont Blair et Bush junior, les premiers instigateurs de cette invasion illégale et musclée? Où est ce fameux tribunal de La Haye qui prétend pourtant juger tous les coupables de crimes contre l'humanité à part, comble d'ironie, ceux commis par les grandes puissances en Afrique, au Moyen-Orient en Amérique Latine ? Où sont l'ONU et les institutions internationales garantes de la stabilité du monde ? Bref, que peuvent le Tiers-monde en général et les pays arabes en particulier à l'endroit de ces démocraties occidentales au riche passé colonial, dépourvues de scrupules, calculatrices, retorses, manipulatrices aux agissements un peu tordus ? Sachant bien que déjà cet espace arabe souffre de carence identitaire et fonctionne par clivage (régimes suppôts, gérontocraties alliées et autres dissidentes, effacement des classes moyennes, verrouillage des sociétés civiles, etc.). A y regarder de plus près, on dirait une galerie de monstres qui s'affronte dans un duel serré et inégal avec une poignée de poupées ! D'autant que même si ce «Monde Arabe» parvient à déjouer les pièges et les intrigues venant de l'extérieur, il lui sera presque impossible d'y faire front en commun pour cause de mauvaise gouvernance, de désertion d'élites et du manque de démocratie. S'en tenir au rejet pur et simple ou à la réprobation indignée de cette criante injustice n'est pas la solution, il faudrait peut-être inventer des moyens de lutte plus efficaces, loin des gorges chaudes du cynisme dont la Ligue Arabe et le Congrès de la Conférence Islamique s'approvisionnent à haut débit.

Guignolesque est cette mise en scène dont profitent aujourd'hui les islamistes de Daesh. Les Occidentaux ont créé grâce à des élites arabes postiches ayant permis pendant des années une «réislamisation sous contrôle de la région» pour reprendre le mot de la sociologue Sophie Bessis une hydre qui a effrayé le monde entier, une nébuleuse terroriste qui bénéficie d'une large sympathie dans les pays où elle s'est implantée (Syrie et Irak). Elle y interdit les arts et la vie, y tue et détruit, y applique sur des populations désarmées des mantras dogmatiques qu'elle assimile «étrangement» à de l'Islam. Et bien sûr, l'artillerie des accusations des uns et des autres s'est mise en branle pour achever cette sale entreprise de destruction de l'espace arabo-musulman. Il y a de quoi en être écœuré ! Le Moyen-Orient actuel ressemble plus à une panoplie de vases communicants qu'à des Etats réels, capables de se défendre et de se fédérer en rempart contre les mouvements populistes. Conjointement, le Maghreb dont la Tunisie a tracé une voie vers la démocratie est encerclé de partout par les hordes sanguinaires d'Al-Qaïda et les marchands de la haine de ce ténébreux Daesh. Ce qui risque de provoquer par contrecoup le repli autoritaire des autres régimes jusque-là à l'abri des remous de la rue. Et puis, il y a lieu de s'interroger sur ce que ce fameux printemps arabe a réellement apporté de «positif» à la région. Si le nationalisme arabe version classique des années 1970 a subi des assauts de la pensée et de la liberté, l'islamisme politique, lui, s'est fait des ailes sur les décombres d'Etats autoritaires, centralisateurs et liberticides, faute d'alternatives crédibles aux yeux des populations épuisées par l'évaporation du rêve démocratique au lendemain de la fin du processus de la décolonisation. Et l'Occident dans toute cette noria de vertige ? L'occasion fait le larron dit le dicton. Sa responsabilité est historique. Opposant les communistes contre les islamistes durant les convulsions de l'invasion soviétique de l'Afghanistan en 1979, il a su jouer les conciliabules guerriers, ménageant le chou et la chèvre. Autant dire, il a directement soutenu les victimes (les Afghans) et indirectement encouragé leur bourreau (les Soviétiques) à les envahir, rien que pour se donner en retour les moyens de les éliminer les deux, en titillant la fibre de l'islamisme, contexte de guerre froide oblige.

Ben Laden (l'islamiste) n'a-t-il pas été adoubé par les services de la C.I.A. pour infiltrer l'armée rouge soviétique (communistes) et Saddam (le laïc) n'a-t-il pas été parrainé par la France et les Américains afin d'affaiblir les Ayatollahs (islamistes) d'Iran avant que ceux-ci n'aient été, eux aussi, des années auparavant soutenus par ces mêmes Américains pour renverser le Shah moderniste et un tantinet anti-occidental ? L'anecdote de cette absurdité se renouvelle avec la guerre irako-iranienne (la première guerre du Golfe) où Henry Kissinger, le secrétaire d'État américain aux Affaires étrangères aurait répondu « aucun des deux » à une question qui lui a été posée sur lequel des pays (l'Irak ou l'Iran) voulait-il voir gagner. En ce sens que l'Occident n'a jamais soutenu le parti de la liberté ni encore moins facilité la tâche à ceux qui veulent construire des démocraties au niveau local, en évitant à cette région la case des désordres et de la «révolution». Son seul objectif est d'entretenir la division et d'affaiblir ceux qui lui tiennent tête. L'Irak par exemple en a lourdement payé les frais : Etat en ruines, économie tirée vers le bas, déchirure dans le tissu social sur fond de confessionnalisme, montée des extrémismes, fort risque de dislocation territoriale. Nulle surprise n'est à attendre alors lorsque les alliés d'hier retourneront leurs armes contre leurs suppôts, réels ou supposés. Dans les fluctuations de leurs positions, les chancelleries occidentales tentent de s'acheter une respectabilité au rabais, en écrasant sur leur chemin tout pays qui signifie la moindre objection à leur agenda géostratégique. Fabuleuse est cette leçon de l'histoire où cet Irak tant encouragé dans les années 1970 et 1980 à se moderniser «militairement» pour stimuler ses velléités bellicistes est poussé début 1990 à la famine sous les coups d'un embargo économique des plus inhumains et de la politique «barbare» de «pétrole contre nourriture» pour cause de son militarisme ! Mais les Américains n'ont-ils pas fermé à dessein les yeux sur le massacre de la part du dictateur des Kurdes par des armes chimiques ? Et puis, Saddam n'a-il pas reçu l'aval de ces mêmes Américains pour envahir et annexer «illégalement» le Koweït avant que ceux-ci ne virent leur cuti pour le piéger en milieu de route et se dédouaner de sa maladresse tactique ?

De stratège militaire, le dictateur de Baghdad s'est transformé en un pion «naïf» dans un large échiquier dirigé par ses «soi-disant» appuis extérieurs. Quelle ne fût l'humiliation pour «le Monde Arabe» en ce funeste jour de décembre 2003 où le nouveau Saladin (éloge factice des Occidentaux) qui avait, le premier, lancé des missiles sur Tel-Aviv, aurait été capturé par les unités d'élite du GI dans un trou ! En vérité, depuis que les Soviétiques ont été remerciés sans gratitude par Nasser (1918 - 1970) à la fin des années 1950 bien qu'ils aient été le seul obstacle aux Occidentaux dans la crise de Suez de 1956, les Arabes sont restés sans parent tuteur à l'échelle planétaire. Prenons l'exemple d'El-Gueddafi. Ennemi juré de l'Occident, connu surtout pour ses actions de déstabilisation (soutien à Carlos, affaire Lockerby, troubles au Tchad, au Niger et dans le grand Sahara...etc.), il s'en est fait des glorioles sous l'œil mi-badin, mi-complice des Occidentaux, allant même jusqu'à se donner en toute arrogance le titre fort dithyrambique du «Roi des Rois d'Afrique». En rétrospective, on se rend bien compte que tout ce remue-ménage n'est qu'une mascarade en trompe-l'œil. Parvenu au pouvoir en 1969, le guide a mélangé tous les styles de gouvernance au point de n'en avoir aucun. De la révolution culturelle inspirée de l'épopée du grand timonier chinois Mao Tsé-toung (1893 - 1976) et de son corollaire la fameuse «troisième théorie universelle» au livre vert, un ensemble de dogmes et de lois où, influencé par le modèle soviétique, le guide aurait réfuté la thèse même de la démocratie et écarté toute forme de modernisme politique au nom de «la bédouinocratie», la Libye déjà dans le collimateur des grandes puissances et sous embargo économique (1988 - 1999), a fini par être un électron libre au carrefour de toutes les idéologies.

Isolée sur le plan international, «la Djamahiriya» n'a dû son salut qu'aux revenus des hydrocarbures et, curieusement, à une politique plus souple vis-à-vis des Européens et des Occidentaux au début des années 2000 (ouverture). El-Gueddafi décrétait alors à l'époque la mort de la fameuse Djamahiriya dont il a constaté l'échec sur tous les plans « malheureusement, reconnaît-il en 2000, ceux qui ont mené la révolution ne sont ni des savants ni des experts. Ce ne sont que de simples révolutionnaires. Certains parmi nous ne savaient ni lire ni écrire ! Beaucoup n'avaient pas de diplômes secondaires. De simples sous-officiers analphabètes, voilà ce que nous étions!» (Luis Martinez, l'après-embrago en Libye, Févier 2002). Aveu sans doute sincère mais c'était trop tard ! Rattrapée par le contexte tumultueux du Printemps Arabe après s'être prise dans les filets de ces alliances de circonstance avec les gouvernements européens (la France en particulier), la Libye souffre de nos jours sous le coup d'atroces déchirements internes avec la recrudescence de l'islamisme (effet boule de neige de 42 ans de gouvernance dictatoriale et sans partage). Le hic dans toute cette histoire est que l'Occident a pendant très longtemps fait «hypocritement» croire aux «raïs» arabes ou musulmans sans vision politique et grisés par le pouvoir que leurs pays étaient puissants, importants et indispensables à ses yeux. Des pays auprès desquels parfois, il simule même par moments la crainte et gonfle le poids stratégique (le fameux label de quatrième armée du monde dont est affublé l'armée irakienne). Or, les dés sont jetés d'avance chez les grandes puissances et le cours de l'histoire n'attend que le déclic pour opérer sa décantation. Le moment venu, touts ces châteaux de cartes construits sur le sable (Etats Arabes) rejoindront les flots aussi rapidement qu'ils ont vu le jour, terrible !