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Algérie : mémoire mortifère

par M'hammedi Bouzina Med: Bruxelles

A l'inquiétude sur le présent et sur l'avenir de l'Algérie, un étrange débat parfois pathétique, engagé par des hommes politiques, fait appel au passé en jugeant des figures emblématiques et historiques du pays.

Qui sommes-nous ? D'où venons-nous ? Qu'avons-nous fait et réalisé dans le passé ? Quelles sont les figures de référence de notre histoire? Pour autant que la quête sur le passé historique de l'Algérie qui submerge le débat national aujourd'hui soit légitime, nécessaire, voire capital en ses temps de « troubles » identitaires qui secouent la société, faut-il laisser cette quête (et son interprétation) aux seuls responsables politiques aux risques de jeter encore plus de confusion et de doute sur la passé et la « mémoire collective » de la nation, d'user le minimum du consensus patriotique qui résiste encore aux révisionnismes de tous bords qui définissent l'Algérie d'aujourd'hui comme un vaste conglomérat de tribus et peuplades sans lien « historique » ?

Sans passé construit en commun ? Et puis, cette approche schizophrénique à vouloir solder un passif historique supposé ne contenir que des guerres, haines, humiliations et dominations des uns sur les autres pour pouvoir vivre en paix aujourd'hui, obéit-t-il au seul besoin de vérité historique ? Au seul poids de la conscience face à un passé supposé fait de trahisons et contre trahisons et qui nous poursuit inlassablement ? Cette vision de l'histoire commune de notre pays a fini, pour des raisons politiques, à dresser deux conceptions d'interprétation de notre histoire : celle qui embellit, encense, glorifie le passé de l'Algérie et de ses figures et leaders et celle qui taillade, accuse, culpabilise et « révise » tout à sa manière.

Une guerre des mémoires et de l'histoire installée au sein du pays et de son peuple. Cette scarification de la mémoire algérienne est plus douloureuse lorsqu'elle est l'œuvre non pas d'historiens reconnus, mais d'hommes politiques. Si la religion utilisée par la politique mène au désastre et à la violence, l'histoire instrumentalisée par le politique risque de mener au délitement du sentiment national, au trouble identitaire pour finir souvent, elle aussi, dans la violence. Triste et pathétique est le débat mené actuellement sur des figures de l'histoire récente de l'Algérie : Amirouche, Abane Ramdane, Messali Hadj, l'Emir Abdelkader et encore plus terrible lorsque est évoqué le passé moyen ou lointain : Amazigh, arabes, juifs, espagnol, maltais.

Pathétique et triste parce que ce ne sont plus les faits historiques vérifiés, prouvés, recensés et interprétés dans leur contexte national et géopolitique, mais ce sont des jugements portés sur des hommes et des femmes comme la sentence d'un tribunal inquisitoire : tantôt héros, tantôt traîtres, tantôt sages, tantôt sanguinaires, tantôt visionnaires, tantôt ridicules etc. Face à ce discours d'homme politiques improvisés historiens, les vrais historiens se taisent encore. Poussé plus loin dans les temps immémoriaux, ce discours brouille la mémoire collective du pays et exclut tantôt les uns, tantôt les autres de leur propre algérianité.

Quand les uns estiment que l'Algérie est d'abord un pays amazigh, d'autres leur répondent qu'elle est exclusivement arabe et musulmane. 15 siècles de présence en Algérie et les arabes sont considérés, aux yeux de certains politiques, comme des « envahisseurs ». Quarante siècles d'identité amazigh prouvée et les amazigh sont encore niés dans leur identité et leur culture. Et l'on ose critiquer nos voisins européens lorsque leurs courants identitaires s'élèvent contre « nos » culture chez eux et lorsqu'ils renient la citoyenneté aux européens d'origines étrangères. Il est quand même étrange et symptomatique de lire chez des chercheurs et historiens tout le respect porté aux figures historiques de l'Algérie (le respect à l'adversaire sincère, s'entend) et de lire chez les historiens amateurs algériens tant de ressentiment, de haine, d'anathème jetés sur leurs propres figures historiques.

Oui, le colonel Amirouche a été un grand homme, un guerrier et un homme sincère engagé pour la liberté de toute l'Algérie. Et dans le feu de l'action et du contexte dans lequel il se battait, il a eu des échecs et fait des erreurs. Cela n'enlève en rien à sa dimension de héros de la guerre d'Algérie. Oui, l'Emir Abdelkader a été un grand homme, guerrier, habité par la patrie et qui a résisté durant 17 années aux troupes coloniales. L'un est l'autre furent trahis par certains de leurs frères. L'Emir le fût par des tribus entières. Oui, Messali Hadj a payé de sa vie son combat pour une Algérie indépendante, toute l'Algérie. Il a fait des erreurs en fin de parcours. En vérité que savons nous des circonstances, des intimités et des contextes qui ont mené, chacun de ces hommes historiques de l'Algérie à commettre des erreurs de stratégies ou de jugements ?

Ne nous faut-il pas, avant d'affirmer des faits ou porter des jugements, mener un travail d'investigation des moindres minutes de leurs vies, consulter toutes les archives possibles, les comparer avant de se prononcer ? Lorsque les historiens, spécialistes maîtrisant la méthode et la technique d'investigation historique auront livré le parcours de nos figures historiques, les homme politique, à qui il n'est pas interdit de « faire de l'histoire », s'y prendront avec mille et une précautions avant de juger notre passé commun. L'Emir Abdelkader, Messali Hadj, Abane Ramdane, Amirouche, El Haoues pour ceux dont les noms reviennent dans le débat national ces derniers temps, sont des algériens et nous devons tous en être fiers. Ils ont marqué, chacun à sa dimension, notre histoire commune. Pour l'heure, pitié pour leurs mémoires et la nôtre.

L'Algérie n'a pas besoin d'une autre fracture en ces moments d'inquiétudes sur d'autres fronts : la sécurité, la justice, l'emploi, l'éducation, la santé, les droits de l'homme, la liberté, l'islamisme politique qui ronge nos Institution etc. L'Algérie de 2015 est le résultat de plus de 20 siècles façonnés par des mouvements de populations, de brassages de cultures (et de religions), secouée par des nombreuses guerres et colonisations, marquée par de grands leaders politiques.

 L'Algérie est diverse, colorée, variée, violente, apaisée, généreuse coléreuse. C'est une merveille lorsqu'elle est bien comprise, écoutée. Elle devient colère et volcan lorsqu'elle est niée, humiliée, insultée. Et peu importe le temps qu'il lui faudra pour s'affirmer: elle a survécue à 2000 ans de conquêtes et d'agressions. Un chantier énorme sur l'échelle du temps attend les historiens. Les politiques, eux, c'est le présent qui les attend en priorité. Avec son énorme chantier : Une Algérie libre, réconciliée et heureuse d'être.