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Grèce, Ukraine, Daech : les casse-têtes de la politique européenne (2)

par Pierre Morville

Un mois après les attaques perpétrées contre les locaux de Charlie Hebdo et le magasin casher de la Porte de Vincennes, les deux attentats terroristes qui se sont déroulés dans la ville de Copenhague au Danemark dans l'après-midi puis dans la nuit du 14 et 15 février, ont plongé les populations européennes dans la stupéfaction et dans l'inquiétude.

C'est un jeune danois, Omar Hamid el-Hussein, qui est à l'origine de cette double agression. La première, contre un centre culturel où se tenait un débat sur la liberté d'expression, a fait un mort et trois blessés; la seconde, devant une synagogue, un mort et deux blessés. La police danoise a annoncé, dimanche en début de matinée, avoir abattu le suspect unique des deux fusillades.

C'est le troisième attentat de ce type recensé depuis neuf mois dans un pays européen après la fusillade du musée juif de Bruxelles (mai 2014, quatre personnes tuées par le Franco-algérien Mehdi Nemmouche, arrêté depuis) et ceux de Charlie Hebdo. Le Canada et l'Australie ont aussi subi des attaques meurtrières de même type menées par des personnes vivant sur leur sol. La ville de Braunschweig, en Allemagne, a annulé un carnaval dimanche en raison d'une menace spécifique d'attentat, sans faire de lien explicite avec Copenhague. Les dirigeants européens ont condamné avec force émotions les dernière manifestations de l'islamisme radical, mais leurs discours butent aussi sur la question des pare-feux : comment, en effet, empêcher des opérations kamikazes construites et réalisées par des petits noyaux clandestins de combattants prêts à des combats qui s'achèvent nécessairement par leur propre mort ? Les pays européens convergent tous, sans exception, aujourd'hui vers le durcissement de leur arsenal antiterroriste. Celui-ci porte principalement sur le contrôle des candidats radicalisés volontaires au départ vers des zones de combat de la Syrie et de l'Irak. L'Allemagne a ainsi adopté une loi similaire qui autorise la confiscation du passeport et de la carte d'identité pour les candidats au départ.

Les mesures envisagées visent également à contrôler étroitement ceux qui reviennent de ces fronts, voire leur interdire le retour comme le souhaite le gouvernement Cameron en Angleterre, selon une nouvelle loi anti-terroriste en passe d'être adoptée.

Pour tous les Etats membres de l'UE, « l'urgence absolue » est d'adopter rapidement, au niveau européen, le « PNR » (Passenger Name Record) qui permet les échanges de données sur les passagers des vols intra-européens. L'instauration de « contrôles systématiques » dans les aéroports européens pour les ressortissants européens fait aussi son chemin. Là encore, la mesure recueille l'unanimité. La collaboration entre les services de renseignement s'accroît. D'autres pistes sont étudiées : recrutement des imams, notamment dans les prisons, financement des lieux de culte, réinsertion sociale des candidats au retour « sincères »?

Daech : un certain courant de sympathie inquiétant en Europe

Benyamin Nétanyaou, qui est en pleine campagne électorale en Israel et en posture, semble-t-il, difficile, n'a pas hésité, lui, sur sa solution pour les juifs européens, l'immigration de masse vers Israël : «Israël est votre foyer. Nous sommes préparés pour accueillir une immigration de masse en provenance d'Europe».Une déclaration qui en d'autres temps aurait valu à l'ambassadeur d'Israël à Paris d'être convoqué au ministère des Affaires étrangères?

Les exécutifs butent sur des problèmes autrement plus complexes.

L'Etat islamique a reçu le soutien de nombreux combattants étrangers, notamment européens : selon des données compilées par l'hebdomadaire britannique The Economist, en mai 2014, l'État islamique compte en Syrie environ 12.000 volontaires venus du monde musulman dont 3.000 Tunisiens, 2.500 Saoudiens, 2.089 Jordaniens, 1.500 Marocains, 890 Libanais, 550 Libyens, 400 Turcs, 358 Égyptiens, 247 Irakiens, 186 Tchétchènes, 114 Palestiniens et 71 Koweïtiens. Plus 3.000 autres combattants venant de l'Occident dont 700 Français, 400 Britanniques, 270 Allemands, 250 Belges, 250 Australiens, 120 Néerlandais, 100 Danois, 70 Américains, 60 Autrichiens, 50 Norvégiens, 30 Irlandais 30 Suédois?

Ces estimations ont cependant été faites avant la proclamation du califat. Les effectifs actuels doivent être plus importants. La France chiffre à 1400 le nombre de jeunes français ou originaires de France qui sont partis se battre, dont trois cent qui en sont revenus.

Plus grave peut-être, une certaine popularité de l'EI dans les populations européennes :

En France, 3 % des personnes interrogées déclarent avoir une opinion très favorable de l'EI, 13 % assez favorable, 31 % assez défavorable, 31 % très opposée, 23 % ne connaissent pas le groupe. En outre, selon ce même sondage, 27 % des 18-24 ans ont une opinion favorable (c.-à-d. très favorable ou assez favorable) de l'EI. En juillet 2014, un sondage a été effectué par l'agence de presse russe Rossiya Segodnya : Au Royaume-Uni, 2 % des personnes interrogées déclarent avoir une opinion très favorable de l'EI, 5 % assez favorable, 20 % assez défavorable, 44 % très opposée, 29 % ne connaissent pas le groupe. Toujours en Grande-Bretagne, un sondage réalisé en octobre 2014 auprès de 2000 personnes de toutes origines et situations sociales révèlent que 14 % des adultes de moins de 25 ans à qui l'on a demandé ne noter l'EI, de 1 à 10, 10 étant la meilleure image et 12 % des adultes de moins de 35 ans ont des « sentiments chaleureux » à l'égard de l'État islamique et lui attribuent une note entre 6 et 10. Dans cette même tranche d'âge des 18-34 ans, 5,2 % lui donnent la note 9 ou 10.

Les communications Internet sont également révélatrices : en décembre 2014, l'Université de Milan a publié une étude analysant le contenu de 2 millions de messages arabophones postés sur les réseaux sociaux, blogs et forums dans le monde entier : « La Belgique serait ainsi le pays européen d'où se déploierait sur Internet la plus importante propagande en faveur de l'État islamique avec 31 % de messages favorables à cette organisation. Parmi les autres pays étudiés, seuls le Pakistan et le Qatar présentent un pourcentage plus élevé, avec respectivement 35,1 % et 47,6 %. La France compte quant à elle 20 % de messages favorables à l'État islamique, tandis que la Syrie en compte 7,6 % et l'Irak 19,7 % » (Wikipedia).

Un courant de sympathie, voire un engouement, certes très minoritaire, qui surprend quand on connaît les pratiques plus que barbares sur le terrain de l'EI, en Irak comme en Syrie : attentats, massacres de populations civiles, éradication de minorités ethniques ou religieuses, comme la communauté yézidie? Autre conséquence plus que funeste, dans l'immense majorité des populations européennes l'activité de l'IE, le terrorisme, nourrissent des ressentiments anti-immigré, anti-arabe, anti-musulman et racistes inquiétants : le Front national en France est en réalité le grand vainqueur des attentats anti-Charlie ! L'IE Daech a spectaculairement dans l'horreur marqué son arrivée en Libye et en Egypte : cette semaine, sur des images diffusées sur Internet vingt-et-un coptes égyptiens ont été égorgés par des hommes se réclamant du groupe Etat islamique en Libye. La base de l'EI en Egypte est situé dans l'est du pays à Derna. Mais son emprise s'étend très vite. La semaine dernière, le groupe a pris le contrôle d'une deuxième ville, celle de Syrte, ex-bastion et lieu de naissance du colonel Kadhafi. Tout cela sans combats, à la faveur d'allégeance d'autres jihadistes.

Daech invincible ?

Ces opérations européennes et au Maghreb, initiées très vraisemblablement par l'EI, montrent à tout le moins une inflexion de la politique de ce groupe. A l'origine, l'Etat islamique d'Irak fondé le 13 octobre 2006 d'une alliance de groupes djihadistes dont fait partie Al-Qaïda en Irak, n'avait pas de vocation internationaliste. L'EI se considère comme le véritable « Etat » de l'Irak, puis à partir de 2013 celui également de la Syrie. Al-Qaïda estimait que le djihad devait être prioritairement mené contre les Etats-Unis, Israël et leurs alliés régionaux, l'EI considérait que l'ennemi principal était l'Iran et les chiites. Il est vrai qu'entre-temps, le 29 juin 1914 le leader de l'EI, Abou Bakr al-Bagdadi rétablit le califat des Abbassides, se proclame calife sous le nom d'Ibrahim.

Il se proclamera ensuite le leader spirituel et temporel de l'ensemble des musulmans dans le monde. Il a d'ores et déjà des partisans au Liban, à Gaza, dans le Sinaï, en Indonésie, aux Philippines, dans le Maghreb, en Arabie saoudite et ailleurs? Et ce qui explique les affrontements armés nombreux entre Al-Qaïda et l'EI, en concurrence pour le leadership de l'islamisme radical.

Daech EI a également bénéficié dans un premier temps du soutien financier de « donateurs privés » de l'Arabie saoudite, du Qatar et d'autres pays du Golfe. En janvier 2014, l'Arabie saoudite fait volte-face quand l'EI rentre en guerre contre d'autres groupes islamistes radicaux en Syrie. En mars 2014 le royaume, inquiet de la nouvelle influence régionale de Daesh, y compris sur son propre territoire, le classe comme « organisation terroriste ». Le Qatar semble plus long à être convaincu du danger? La Turquie, obnubilée par sa volonté d'étendre son influence sur la Syrie d'Al-Assad, le rival, et de juguler le problème kurde, a également joué un jeu plus qu'étrange, laissant faire ou facilitant les offensives de l'EI en Syrie. L'EI dispose de quelques ressources notamment pétrolières dont une partie transiterait également par la Turquie.

Sur le terrain, en Syrie et en Irak, l'EI disposerait de 20.000 à 25.000 combattants et « gérerait » une population d'environ huit millions d'habitants.

Tout cela sera-t-il suffisant pour affronter une coalition militaire de 22 pays ?

Cela passera-t-il par une intervention militaire occidentale avec des troupes au sol ? Sans l'exclure totalement, on peut fortement en douter. Les expériences précédentes ont refroidi les ardeurs et l'on peut dire que Daech fut en grande partie l'une des conséquences de l'incroyable incurie des politiques américains et européennes au Moyen et Proche-Orient.

Les deux guerres de Georges Bush et fils ont, au « nom de la Démocratie », détruit l'Irak physiquement et fait exploser son cadre juridico-étatique. L'intervention militaire franco-anglo-américaine contre le « dictateur » Kadhafi (qui mourra assassiné comme Saddam Hussein) a littéralement plongé dans le chaos un pays qui est devenu une base arrière du terrorisme et de trafics en tous genres.

Les Etats-Unis, soutenus vivement par un François Hollande très chaud pour une intervention militaire, ont voulu rejouer le même coup contre Bachar al-Assad en Syrie, avant de se rendre compte, un peu tard, que c'était une porte grande ouverte à Daech dans toute la région. La solution aujourd'hui repose essentiellement dans les peuples de la grande région concernée qui souffrent quotidiennement des folies du djihadisme radical et les grands pays concernés, hier ennemis, aujourd'hui toujours rivaux, l'Arabie saoudite, l'Egypte et l'Iran souhaitent extirper le « diable » Daech. Alexandre Adler, essayiste brillant mais qui s'est souvent trompé, a néanmoins des arguments qui portent : « la naissance d'un courant anti-islamiste radical important dans le monde musulman est déterminée par cinq points forts : l'avance inexorable de l'Iran vers un accord nucléaire avec les Etats-Unis ; la mobilisation de plus en plus «militaire» de l'Iran contre Daech; la solidité d'un axe Egypte-Arabie Saoudite dirigée contre les Frères musulmans un peu partout dans la région du Moyen-Orient ; la spectaculaire élection démocratique tunisienne qui éconduit définitivement le parti islamiste Ennahdha ; la déclaration de guerre des Talibans, après l'attentat de l'école de Peshawar au Pakistan, contre l'armée pakistanaise ».

La vision est peut-être trop optimiste mais elle ouvre des pistes.