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Assia Djebar avec des honneurs

par Kamal Guerroua

La semaine dernière, une étoile nous a quittés. L'Algérie a perdu en la personne de Assia Djebbar l'une de ses braves filles. Autant notre tristesse est forte, autant notre déception est violente. Déception, mais pourquoi ? Car, d'abord on devine à gros traits que l'on ne connaît les nôtres qu'au moment où la grande faucheuse débarque. Cela est devenu au fil du temps une tradition nationale et une culture bien ancrée dans les têtes. Ensuite, on ne sait pas encore comment est établie l'échelle du mérite dans la pensée de nos élites. Pourquoi tant d'honneurs exagérés pour les uns et des hommages à peine perceptibles pour les autres ? Est-ce la faute de notre système social, culturel, politique ou éducatif ? Comment peut-on ignorer par exemple la valeur des écrivains, des artistes et des talents qui ont pourtant fait leurs preuves partout dans le monde et retransmis par le biais de leur génie l'image du pays à des millions de lecteurs, de fans et d'admirateurs? Hier, ce furent Amrouche, Dib, Arkoune qui étaient presque méconnus de leurs compatriotes jusqu'à leur mort, aujourd'hui, c'est Djebar et demain on ne sait pas encore qui ! Certes nul n'est prophète en son pays mais serions-nous toujours tentés de nous lover dans ces confortables coussins de l'ingratitude en ravalant au sous-sol de « la conscience nationale » toute idée de reconnaissance aux nôtres? Assia Djebar est maintenant partie mais qu'est-ce qu'on compte faire pour perpétuer sa mémoire et élever les générations montantes sur ses traces et celles de ses semblables ? Le problème en Algérie, c'est qu'il n'y a pas de continuité entre les générations ! Combien de dramaturges notre pays aurait-t-il formé à titre d'exemple depuis la disparition de Alloula et de Medjoubi au milieu de la décennie noire ? Je n'en sais rien personnellement mais, sûrement, ils se comptent sur les doigts d'une seule main ! Voilà le hic !

Je tourne cette page car je me sens triste. J'aimerais bien parler maintenant de cette femme qu'est Zohra Inemlayen. Ce serait superflu de citer son palmarès littéraire dont la première œuvre « La soif » écrite à l'âge de 19 ans remonte aux années 1950. Et dont, bien entendu, tout le Maghreb doit être aujourd'hui fier. Assia Djebar a porté dans le cœur le cri des femmes algériennes. Elle l'a porté avec une énergie moderniste et vitalisante à même de nous prémunir, nous les hommes, contre les méchantes amnésies. Amnésie de la sensibilité, de la tendresse et de l'amour dans le couple, la famille, la rue, la société?etc. La littérature n'est-elle pas une alternative à l'aveugle férocité du monde? D'autant qu'elle permet justement de rêver là où le rêve est presque un sacrilège. La littérature, c'est la beauté, c'est la souplesse, c'est la féminité avec toutes ses déclinaisons. C'est aussi la célébration du déracinement hors de soi, de son corps, son milieu, sa terre, les siens dans l'intimité du texte et l'émigration vers l'asile de l'imaginaire, muni de ses propres outils : les mots. Ces mots qui flottent comme des ailes, qui allègent ou extirpent nos maux. Par-delà l'évocation de ce syndrome de l'exil intérieur de la femme algérienne dans la prison misogyne, il y a également de la souffrance, un sentiment de marginalisation et de frustration qui parcoure les écrits de Djebar. J'ai eu l'occasion de côtoyer à l'université d'Alger un ami thésard en Lettres qui s'est intéressé de près à l'œuvre créative de l'écrivaine et j'ai bien mesuré à travers ses critiques et ses lectures sur la polyphonie, l'oralité, l'interculturalité et l'intertextualité combien est à la fois douloureux et courageux de camper le rôle de conteuse de coutumes et de traditions ancestrales quand la seule voix autoproclamée qui vaille dans le terroir d'origine est masculine.

A la vérité, Djebar est une femme habitée par son pays au point de le confondre avec son propre corps. Corps d'une femme qui est un territoire miné de mystères, un royaume truffé d'interdits, de sacralité, de garde-fous avec des codes d'honneur, des lignes rouges, des tabous. Bref, un corps collectif à qui l'on a refusé l'individualité. Cela me rappelle à juste l'une des chroniques de Kamel Daoud où ce dernier aurait justifié avec des mots ciselés, concis et touchants comment ce corps féminin appartient à tout le monde sans s'appartenir ni appartenir à personne, à part bien sûr la personne concernée qui en est, le comble, dépossédée !

La problématique de la féminité dans notre société donne matière à diversion, un sujet couvert par le grossier sparadrap de la honte. D'où l'injonction de la romancière Djebar de ses congénères à l'exercice routinier de la parole, outil idéal d'émancipation. Parler, parler sans cesse afin de rompre le cercle vicieux de l'absence : absence du corps, de la voix, de l'opinion, de soi dans la communauté des hommes. Pas question d'intégrer le chœur des pleureuses mais de dénoncer dans l'action la platitude et l'uniformité de l'univers phallocratique, d'agir dans la pensée, casser les tabous, signifier sa présence, avancer?