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Le recasement

par El Yazid Dib

En exhibant toute une politique d'orgueil, cet humiliant terme générique charrie dans son sillage un long chapelet d'indigence, de non-dits et d'inégalité. La mauvaise sémantique garde aussi ses mauvaises intentions.

Le sens insouciant que concède la désinvolture des gestionnaires fonciers, obscurcit parfois la tonalité d'un discours de traque et de lutte contre les dilapidateurs des réserves vitales. Le « recasement » est une perpétuité de la vie autrement et ailleurs. Une seconde vie à revivre pour les uns. Un déracinement obligatoire pour les autres. Le relogement par contre est un déménagement.

A chaque opération de « relogement » ou de « recasement » l'on voit le pouvoir jubiler. Autant le nombre de « bénéficiaires » est grand, autant l'est sa joie. L'on prend ainsi fierté en 2015 à jouir à l'annonce de la destruction d'un baraquement à Alger ou dans les autres métropoles, 53 ans après l'indépendance ! C'est un peu identique au fameux couffin de ramadhan lorsqu'un ministre en charge s'enorgueillit en montrant ses pectoraux pour dire « en ce ramadhan nous allons distribuer x de couffins? deux fois plus que l'année écoulée », il positivait la misère progressive.

Si ce n'était la stridence d'une actualité récente, l'on aurait dit que les révolutions ne se font plus par le peuple. Les meilleures, les plus réussies sont donc à faire dans ce peuple. Emietté par la vie et l'aléa, ce conglomérat d'individus est poussé à se ranger rapidement dans les positions que lui offre l'organisation sociopolitique nationale. La lutte des classes n'est maintenant qu'une vague histoire de théorie. D'habitude et à travers les annales de la chronologie c'est aux masses que revient la foi génésiaque à tout changement. La conversion de l'état des lieux dans sa décantation de soulèvement ne saura en ces jours parvenir des profondeurs du peuple. Il reste occupé à gérer sa « peuplitude ». La crise qui entretoise le pays revêt une forme des plus fragilisant au plan du moral des troupes et des plus dures à la survie de tous les relents voulant l'entretenir en l'état. Elle tient fermement à appeler à la rescousse tout condiment capable de faire le détonateur pour l'explosion sociale définitive et finale que les concepteurs de complots sournois s'avisent à tisser soigneusement le textile de la révolte avec fils fins et aiguës aiguilles. Si la manœuvre demeure dans certains cas un procédé révolutionnaire en termes de radicalisation du changement, l'éthique et le bon sens ne pourraient viser les institutions ou les pylônes de cette démocratie sans qui la manigance des clans, par partis ou corporations opposés n'auraient à se prévaloir de ces moyens. L'Algérie est un pays que se partage tout le peuple. Les clans naissent de l'accumulation d'enjeux.

Devant tant de gâchis, tant de jets au sort de l'incertitude, l'on n'a pas idée de vouloir bien procéder à faire changer la donne. Ce vent d'inquiétude sociale semblerait, à le voir dans les regards des foules ou dans leur lourd quotidien, qu'une certaine densité de soucis domine le pays. Tout est en marche au même moment où tout s'arrête de fonctionner normalement. C'est comme un coureur sur tapis. Il sue, crapahute, s'essouffle, court mais n'avance pas. Un effort intramuros. Juste pour le maintien du corps. Peu importe la santé de la périphérie. Alors qu'un autre sprint, plus réel et contraignant reste sans effet. C'est cette poursuite sans arrêt d'une aube au crépuscule d'un soleil qui n'arrose pas tout le monde que le pain ou le butane se fait plus chiche et ardu. Ce n'est pas parce que l'on a goudronné une piste que l'on puisse montrer un grain d'épanouissement. Ce n'est pas par l'adjonction d'une campagne au gaz de ville que la ruralité trouvera toutes les vertus de la ville. La dépense publique a anéanti le fondement du bien-être. Le village a été ainsi malmené en voyant grandir ses dimensions naturelles sans pour autant atteindre celles d'une métropole. La ville s'est aussi multipliée en un nombre inachevé de minuscules villages, appelés solennellement « nouvelle ville ». Ou se trouve-t-elle cette nouveauté ? Des immeubles qui se ressemblent, des artères toujours éventrées, des garages-magasins inoccupés, des équipements publics sans âmes. Seul le peuple y est telle une colonie de peuplement. Un remplissage humain sans aucune centralité.

Le droit de jouir de quelques mètres en surface plancher, sur une superficie de plus de deux milliards de kilomètres carrés ne devrait pas défavoriser entre autres ceux qui ne crèchent point. Recaser le plus grand nombre continue d'être un entassement de couches sociales encore une fois défavorisées. C'est dans ces cités de « relogement » que va s'accroître la différence. La boîte architecturale à étages n'est pas destinée à abriter la souche intellectuelle de la ville. On n'y trouvera pas de médecins ni d'avocats, mais des cabinets et des officines. L'école dans ces lieux n'est que publique. Il n'y a pas de binôme d'enfants de hauts fonctionnaires et d'industriels. La séparation précédait la présence. C'est ici que les gens recasés vont côte à côte rempiler dans leurs bagages les scories du temps renfrogné et inconfortable subi dans la gadoue. Ce n'est pas parce que le carrelage a remplacé la boue que l'avenir va se rendre aussi poli et émaillé. Il fallait en faire un espace vraiment public et épanoui et non pas une clairière réservée aux démunis.

Alors que dans Alger, dans ses ressemblances et ses hauteurs le mètre carré se voit grimper à vue d'œil, des bâtisses naissent dans le silence des études notariales et des classeurs de permis de construire. Si Alger s'époussète de ses habitations précaires, la raison n'est pas unilatéralement dans une quête d'un certain bonheur. C'est juste pour purifier l'air à ceux qui y restent et ainsi leur dégager le champ de vision. Leur bonheur est parfois une libre géographie. En détruisant ces honteuses urbanisations, le malheur n'a fait que changer de lieux. Il restera collé à la peau des damnés des nouvelles cités, malgré une étanchéité, un éclairage et une cage d'escalier difficilement partageable. Déjà, que cet humiliant terme générique de « recasement », en dégageant derrière sa mauvaise sémantique toute une politique d'orgueil, charrie dans son sillage un long chapelet de misère, d'indigence et d'inégalité.

Tout a été en une décennie bradé, vendu et revendu, autant de fois et de fois. L'on s'attaque après cela aux terres agricoles. La dilapidation connaît sataniquement toute forme de statut juridique. La loi est manœuvrée comme l'est le procès-verbal d'une délibération municipale. Les CALPI, comités techniques, l'APSI, avaient fait naître sans difficulté aucune une nouvelle caste de richissimes potentats. Sous une dénomination pompeuse d'industriels, d'investisseurs, de promoteurs et à l'aide d'une loi et de beaucoup de textes, des usines, manufactures, minoteries et autres subterfuges ont vu le jour en pleine nuit du chaos national. La complicité et le laxisme d'une administration locale fragilisée, première victime du drame national avaient aidé à précipiter la cadence de l'effondrement Les charognards goinfres et insatiables se réincarnent non loin du disque des gros mangeurs terriens. Terre battue, en jachère, rouge ou noire, l'appétit n'aurait d'égal que le goût enivrant procuré par la sensation doucereuse et inouïe qui assaille allégrement tout propriétaire foncier. On n'ose pourtant croire à la duperie d'autrui que lorsqu'on a réussi à morceler un terrain, en faire des lots et des îlots

 La mémoire collectivement visuelle retiendra dans ses annales que des immeubles et des bâtisses furent érigés tant sur des trottoirs, des placettes publiques qu'au-dessus de canaux d'évacuation ou sur des sites archéologiques et historiques. Le silence et la complicité eurent été justifiés en vertu d'un arsenal réglementaire, sans doute subrepticement contourné. Les résidences ont remplacé la forêt, les magasins le mont urbain d'arbustes et de plants. C'est sur les traces de ces pins, arbustes et plants que les boulevards sinueux naissent et allèchent les inassouvis du gain. Là, l'accès au « recasement » est une promotion sociale.

Les formules d'associations, d'auto-construction, de coopérative immobilière ou d'investissement économique ont été également un moyen légalement adéquat pour permettre d'étriquer l'assiette foncière communale. Le détournement de destination privilégiée n'émeut personne quand bien même il fut décidé un certain moment du gel de l'octroi de terrains. Les projets d'hôtels furent sans surprise transformés en logements ou en demeures de maîtres, les possibilités d'extension spatiale notamment des écoles ont été l'objet de rudes et âpres batailles. La connivence et l'intérêt personnel ont fait le lit des spéculations interminables. Le pays s'étire hélas comme une peau de chagrin.

Le feu de la colère produit la cendre du pourrissement, après que la braise des revendications eut été semi-éteinte et c'est le vent des souffleurs qui réanime par la désobéissance civile tous les feux de la Sonelgaz. Ainsi c'est l'émeute qui propulse le recasement et cause moins de soucis en voyant venir d'autres plus consistants. La gestion et l'esprit de citadinité. Une réfraction réflexive et placide adoucirait pour la réduire la « faoudha » foncière. Le problème est peut-être un problème d' « assiette » mais ne craint-on pas qu'il ne redevienne un problème de « cuillères » grosses et « argentées » ? Tout le monde à l'auge.