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La phobie identitaire de l'Occident

par Kamal Guerroua

Depuis les derniers attentats de Paris, la surenchère identitaire ayant déjà commencé à fleurets mouchetés en Occident à l'orée de ce XXI siècle a redoublé, sinon triplé d'intensité.

Après l'étape des remises à questions, vient celle des remises en question. Quel dommage ! Seul le langage de la stigmatisation a cours dans les médias, des notions fourre-tout enveniment les propos et des relents de haine peignent en réaction légitime à l'horreur et à la barbarie des attitudes hypocrites du déni de l'autre. De même, des maladresses langagières toxiques, intentionnelles et provocatrices se cachent derrière le subterfuge de la liberté d'expression et des spécialistes de tous bords à la rescousse de la propagande anti-islamiste alternent sur les plateaux-télé, prenant un malin plaisir à discourir sur tout et rien, parfois dans l'ignorance, de cette religion incomprise et « incompréhensible » qu'est l'islam. Islam en France, Islam de France, islam du « djihad», islam moderne, islam à la française ou à l'occidentale ? La terminologie afférente à la religion musulmane est très vague à telle enseigne qu'elle ait campé au croisement de toutes les complexités. En un mot, un caillou dans le soulier de cette Europe chancelante.

Ainsi divagations, amalgames et polémiques sur fond de consternation populaire sèment-ils la zizanie dans les esprits. Au même titre que les politiques préoccupés par le calendrier électoral, l'intelligentsia européenne rompue à la culture du salon a oublié le terrain des gageures de l'intégration, la citoyenneté et le vivre-ensemble dans la société mère en ce qui concerne des millions de « citoyens » musulmans enracinés durant au moins trois générations dans ces terres d'accueil de leurs pères et ancêtres, devenues aujourd'hui sociétés-mères pour eux-mêmes et leur progéniture. A y bien regarder, notre époque est tumultueuse, plutôt malheureuse quant à la tolérance et la cohabitation des peuples. De la rage et l'orgueil de la polémiste italienne Oriana Fallaci (1929-2006), au suicide français d'Eric Zemmour, la soumission de Michel Houellebecq, la « cinquième colonne » du front national , en passant par les théories du grand remplacement des extrêmes droites européennes, les historiettes du hidjab et du niqab et le Pegida des néonazis allemands qui propose même d'interdire les «kebabs» à Berlin et ailleurs parce que d'origine musulmane, le drame de la citoyenneté moderne s'est joué de bien piètre manière aux portes de cette Europe laïque, très scrupuleuse sur l'appartenance religieuse de ses citoyens ! Le débat prête alors à toutes sortes de dérives, de fantasmes identitaires, de faux-semblants et de scélératesse. L'effondrement effroyable de la raison cartésienne sous les coups de boutoir de «l'internationale djihadiste » a tracé les limites de tout entendement chez «l'oligarchie capitaliste». En revanche, d'ici et de là-bas, les versions sur l'origine du mal planétaire divergent, les contempteurs de l'actuel ordre mondial pointent du doigt l'iniquité du capitalisme sauvage et ses barons, prenant appui sur les religions comme refuge et parapet spirituel à une matérialisation forcée tandis que les capitalistes, eux, s'attaquent aux valeurs morales d'un monde, selon eux, en déréliction , prétextant sa nécessaire refondation sur les bases du « mondialisme », du profit et de l'argent. Et entre eux, le camp des paranos de la « complotite» chère à Thierry Meyessan décoche des flèches partout sur la franc-maçonnerie car voyant dans chaque événement une conspiration bien programmée de lobbys qu'ils soient religieux, financiers ou autres. Bref, toutes les parties se renvoient la balle des récriminations, une sorte de « guerre de tous contre tous » comme l'aurait bien décrite il y a quelques siècles le philosophe anglais Thomas Hobbes (1588-1679). Les préjugés sont, paraît-il, réversibles comme des gants et tout le monde prétend s'être inspiré de la réalité pour défendre ses prises de position.

En immersion dans les sociétés occidentales, l'islamisme est devenu une menace permanente, omniprésente, collectivement ressentie comme une source de danger et de déstabilisation. Ayant effectué une très longue marche en solitaire en milieu occidental, mal recadré, mal diagnostiqué et parfois soutenu par les têtes pensantes de ce système planétaire « cellulaire » pour des raisons stratégiques liées notamment à l'évolution internationale de ces trente dernières années, il s'est incrusté comme un kyste au corps des sociétés d'accueil après avoir sévi dans les sociétés de provenance dont il tire ses fondements idéologiques. Quoique l'on en dise, le climat de peur sécuritaire qui règne actuellement dans la majorité des pays européens est bien différent de celui provoqué par des Bande à Baader (la fraction de l'armée rouge), de l'action directe des Brigades Rouges italiennes qui activaient au beau milieu des années 1970 ou bien encore de l'IRA irlandaise ou de l'ETA basque. Pour cause, la multiplicité des origines de la crise mondiale de nos jours, qu'elle soit d'ordre politique, social ou économique ne cadre pas avec la période des trente glorieuses (1945-1975) où seul le capitalisme et ses avatars (injustice, exploitation, indifférence au sort des pauvres, etc.,) est perçu par les mouvements radicaux d'extrême gauche comme catalyseur de la clochardisation et de la marchandisation de l'être humain.

L'intégrisme dogmatique né à la base d'une frustration légitime s'est, hélas, arraché la paternité des émotions primaires de tous les déchus du système, lesquels ont épousé sans broncher les thèses terroristes et radicales, se passant d'une arrière-base philosophique ou revendicative d'une alternative constructive. En quelque sorte, l'image et l'idéal-type de l'engagement sont pervertis. En plus, la négation implicite du mérite et de la relation civique à ces immigrés des pays post-coloniaux au nom de la transcendance des valeurs occidentales universelles, indépassables et censées être meilleures a aménagé des contours identitaires communautaires (sorte de communautés insulaires) et une parcellisation des espaces d'expression citoyenne homogène au cœur des nations européennes, source majeure d'angoisse. L'explosion sociale à cause de la marginalisation n'est alors retardée que par des calfeutrages superficiels, s'apparentant à un arbre qui cache la forêt. Or la modernité ne présuppose pas l'existence d'identité consensuelle ou pure mais la consécration d'une citoyenneté transcendant le différentialisme religieux, culturel ou politique à consonance raciste pour une diversité pluraliste et tolérante à visage humaniste. S'il y a un échec de l'intégration en occident, c'est parce qu'il existe un véritable problème de citoyenneté. En conséquence de quoi, demander aux musulmans de France ou ailleurs en tant que croyants de se démarquer d'un attentat terroriste signifie en filigrane l'acceptation par ce monde dit libre de l'idée communautaire elle-même au détriment de l'idéal citoyen auquel a contribué le progrès des Lumières.

En réalité, délesté du fardeau du communisme, l'occident a déniché au lendemain de la guerre froide (1945-1990) un ennemi potentiel dans l'islamisme politique dont il a facilité la naissance. Ensuite, ce phénomène en « boom » aura pris toute son envergure, loin des feux de la rampe parce que justement nuisant à l'extérieur de l'Europe-citadelle. La vie humaine n'a, semble-t-il, pas la même valeur au Mali, au Soudan, au Mozambique, à Paris ou à New York ! La vision européocentriste s'est noyée jusqu'au cou dans ses inclinaisons et ses déclinaisons mortifères.

La lucidité n'a fait de bond en avant qu'après la transposition des échos de conflits extérieurs sur des cibles se trouvant à l'intérieur de ces pays qui, pourtant, regardaient il y a peu d'années auparavant en spectacle l'effritement du Tiers Monde et surtout de l'espace arabo-musulman, en butte à la mauvaise gouvernance, la corruption des élites, l'endoctrinement religieux, l'ignorance civique et le sous-développement structurel. Et maintenant que les choses sont très compliquées vu l'imbrication des problèmes d'inégalités sociales vécues par des populations marginalisées dans le ghetto des banlieues et de ces cités que l'on qualifie sournoisement de « sensibles » avec des injustices commises à l'extérieur, cet occident focalise toute son attention sur l'aspect sécuritaire au lieu de faire de la lumière sur la caducité et l'inefficience de ses mécanismes de régulation sociale, de lutte contre la discrimination et le racisme. De quoi donner le tournis et le vertige à quiconque essayant de comprendre ce cercle vicieux de contradictions. On dirait que les sociétés démocratiques du nord appliquent la même ordonnance de répression des libertés, la fuite de la réalité et la mégalomanie que les autoritarismes du sud, décidément.