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«Après àttentats» : le temps des interrogations - Par-delà les enquêtes en cours, la France se questionne

par Pierre Morville

Après les émotions populaires sur fond « d'union nationale », vient nécessairement le temps des interrogations. La population, le gouvernement, la classe politique ont été surpris et inquiets devant les manifestations anti-françaises qui se sont déroulées la semaine dernière dans le monde musulman. La dernière une de Charlie a choqué. Dans ce vieux pays laïc qu'est la France, se moquer des religions fait partie des traditions locales. Il n'en est pas de même ailleurs. « Ne vous laissez pas abattre » titrait le Canard enchainé en soutien à la rédaction de Charlie, durement décimée par l'attaque terroriste. Cette dernière a donc fait une couverture du journal, sans peut-être ne pas avoir eu conscience que cela pouvait agresser d'autres peuples, d'autres cultures, d'autres religions. Côté français, quatre millions de personnes ont manifesté en France pour la défense de la liberté d'expression, avec ses bons et ses mauvais côtés.

Il n'était pas, en revanche, ni de bon goût, ni intelligent que l'actuel Premier ministre, Manuel Valls, sorte du conseil des ministres, en exhibant fièrement sous le bras, la une de Charlie Hebdo.

Peut-être qu'ayant pris conscience qu'il en avait trop fait dans un sens, Manuel Valls en a fait trop dans un autre. Dans un discours qu'il a prononcé à l'occasion de ses vœux à la presse, le mardi 20 janvier, Manuel Valls est revenu « sur les maux qui rongent notre pays ». Pour le Premier ministre, il existe en France « un apartheid territorial, social, ethnique ». « Très fier de lui, le chef du gouvernement a même rappelé qu'il avait employé ce terme d'apartheid dès 2005, comme pour exalter sa propre clairvoyance. Il n'a pas parlé de ségrégation, un vocable très fort et déjà provocant qui prêterait à discussion. Non, pour lui, en France, c'est encore bien pire. C'est le régime de l'apartheid qui prévaut, commente Sophie Coignard dans le Point, cela dénote au mieux une faute de français, au pire une erreur de jugement au regard de l'histoire. L'apartheid, en effet, est un mot afrikaans qui signifie littéralement séparation. Il désigne la politique systématique de discrimination raciale qui a eu cours en Afrique du Sud de 1948 à février 1991 ».

« APARTHEID » ?!?

Le Premier ministre a eu raison de rappeler le contexte social et culturel, le racisme ambiant qui peuvent expliquer, sans l'excuser, le choix de quelques rares jeunes de banlieue à faire le choix du djihadisme radical. De la à comparer son propre pays à la situation de l'Afrique du Sud sous l'apartheid, c'est un plus que du débordement rhétorique. Tout d'abord, parce que si la situation est loin d'être rose en France, on est quand même très loin de la construction raciste qui sévissait en Afrique du Sud : dès 1948, « le thème récurrent des gouvernements nationalistes successifs ne sera plus dès lors la défense traditionnelle de l'identité afrikaans face au danger de domination ou d'acculturation anglophone mais celui du peuple blanc d'Afrique du Sud (anglophones, afrikaners, lusophones) menacé par la puissance de la démographie africaine et la crainte d'un soulèvement de millions de Noirs (population majoritaire dans le pays) qui balaieraient le peuple afrikaner, sa langue, sa culture, ses institutions et toute sa manière de vivre. L'idée est aussi de mettre en place une politique permettant de satisfaire aux deux tendances constitutives du parti national, l'une portée sur la suprématie blanche garantissant la sécurité des blancs, l'autre mobilisée autour de la promotion et de la défense de la culture afrikaner enracinée dans l'histoire « d'un peuple élu » (le volk) » rappelle le site Wikipedia. Holà ! Les millions de personnes qui ont manifesté en France, de toutes origines, toutes races, de toutes religions, l'ont fait en évitant toute dérive raciste ou xénophobe.

La seconde critique que l'on peut faire à Manuel Valls est de lui rappeler qu'il est actuellement le chef du gouvernement et que si nous vivions en situation « d'apartheid », il lui faudrait des mesures autrement plus républicaines que celles qu'il a annoncé , hier à l'issue du conseil des ministres. Manuel Valls a choisi un renforcement des moyens. : «?au total, ce sera 2.680 emplois supplémentaires dans les différents services régaliens et de justice pour lutter contre la menace terroriste. C'est un effort massif mais nécessaire pour assurer la sécurité?», a-t-il dit. «?Le risque zéro n'existe pas mais notre devoir c'est d'agir?», avait déclaré en préambule Manuel Valls, «?la menace reste aujourd'hui très élevée. Nous devons cette vérité aux Français?». Il a souligné que « ?en tout ce sont 122 000.personnels, gendarmes, policiers, militaires, qui assurent la sécurité des points sensibles, notamment des synagogues, écoles juives, mosquées, établissements scolaires musulmans, et bâtiments publics.?»

«?Aujourd'hui, il faut surveiller près de 1.300 personnes, Français ou étrangers résidents en France, pour leur implication dans les filières terroristes en Syrie et en Irak. C'est une augmentation de 130% en un an?», a-t-il expliqué. «?A cela s'ajoutent 400 à 500 personnes concernées par les filières plus anciennes ou concernant d'autres pays, ainsi que les principaux animateurs actifs dans la sphère cyber-djihadiste francophone. En tout ce sont près de 3.000 personnes à surveiller?».

DES MESURES EXCEPTIONNELLES DE SURVEILLANCE, A SURVEILLER

Plus problématique dans le domaine des libertés constitutionnelles est le renforcement des écoutes et intrusions dans la vie personnelle des individus. Le chef du gouvernement a souligné que « ?la loi de 1991 sur les interceptions a été conçue avant l'internet. L'encadrement légal des opérations réellement conduites est lacunaire?». Cela «?n'est satisfaisant ni en termes de sécurité juridique des opérations, ni sur le plan des libertés publiques?». «?Désormais, l'intégralité des opérations assurées sur le territoire national bénéficieront de la légitimité de la loi et feront l'objet d'une autorisation expresse. Ce sera un texte protecteur des libertés publiques, puisque chaque opération sera soumise à un contrôle externe indépendant, sous le contrôle d'une juridiction spécialisée?», a aussi mise en avant Manuel Valls. «?La proportionnalité des moyens de surveillance autorisés sera au cœur des opérations de contrôle?», a-t-il garanti.

Plus facile à dire qu'à faire, surtout quand on n'a guère de précisions sur ce « contrôle externe indépendant, sous le contrôle d'une juridiction spécialisée » à venir?

Quant à quelques propositions très choquantes sur le plan démocratique, le Premier ministre a prudemment botté en touche : sur la réactivation d'une peine d'indignité nationale, qui fait débat, Manuel Valls a demandé une «?réflexion transpartisane?» avec le Parlement. « ?Je proposerai aux présidents de l'Assemblée nationale et du Sénat qu'une réflexion transpartisane puisse être conduite, par exemple, par les présidents des Commissions des lois des deux assemblées, Jean-Jacques Urvoas (député PS) et Philippe Bas (sénateur UMP) pour examiner et formuler des propositions définitives dans un délai court de six semaines et totalement compatibles avec notre droit et nos valeurs?», a dit le Premier ministre. «?Le gouvernement n'entend pas agir dans la précipitation sur les questions de principe?», a souligné toutefois le Premier ministre. Mais cette question d'une réactivation de la peine de l'indignité nationale, a-t-il relevé, figure parmi les «?interrogations?» à étudier dans le contexte actuel. Une telle mesure, a-t-il cependant estimé, « ?marquerait avec une force symbolique les conséquences de la transgression absolue que constitue la commission d'un acte terroriste?».

Quant à la déchéance de la nationalité, il a annoncé que le Conseil constitutionnel se prononcera demain. Sur un plan constitutionnel et démocratique, rappelons tout de même que ces deux mesures éventuellement envisagées, « peine d'indignité nationale » (dangereusement symbolique, et d'une efficacité douteuse) et « déchéance de la nationalité » (totalement inique) seraient évidemment en totale contradiction avec la « Déclaration des droits de l'homme et du citoyen », fièrement exhibée dans toutes les mairies de France.

BOND SPECTACULAIRE DE LA POPULARITE D'HOLLANDE

Salués pour leur gestion de la crise terroriste, François Hollande et Manuel Valls enregistrent des gains de popularité sans précédent, d'une vingtaine de points selon deux sondages. Une embellie exceptionnelle mais sans doute pas durable.

Le rebond du président surprend d'autant qu'il avait atteint une cote d'impopularité sans précédent dans la Vème République. Sa cote reste toutefois négative, François Hollande retrouve 40% de popularité (Ifop), et 38% chez Ipsos. En décembre 2012, il avait décroché pour une descente aux enfers qui l'avait fait toucher un plancher de 18%, selon l'Ifop. Le Premier ministre grimpe de 17 points dans le sondage Ifop, à 61%, et de 23 points dans celui d'Ipsos, à 59%.

«Phénomène rarissime», commente à l'AFP, Frédéric Dabi, directeur général adjoint de l'institut. «Le seul cas analogue est François Mitterrand, gagnant 19 points de satisfaction au moment de la guerre du Golfe entre janvier 1991, quand il déclare que les armes vont parler, et la prise de Koweït City en mars». Pour le politologue Thomas Guénolé, «avant les attentats, François Hollande n'était pas respecté en tant que président, y compris dans son propre camp». «On en était à se demander: va-t-il finir le quinquennat ? Je pense que le « Hollande bashing », c'est fini». (bashing, anglicisme qui signifie raclée, lynchage médiatique). Et au regard des divisions de l'opposition de droite, l'hypothèse d'un 2ème quinquennat en 2017 commence à faire rêver l'entourage de François Hollande.

Bien sûr cette embellie des sondages ne durera qu'un temps car les mauvaises nouvelles sur le plan économique et social continuent de s'accumuler. D'ici la fin 2015, les organismes de conjoncture estiment qu'au mieux, une centaine de millier de chômeurs supplémentaires viendront s'ajouter 5,17 millions déjà enregistrés. Le Fonds monétaire international (FMI) estime que le PIB de la France ne progressera que de 0,9% en dessous de la très prudente progression de 1% prévue par le gouvernement.

Pire, l'Europe et la France est rentrée dans une phase de déflation, poire d'angoisse pour tous les économistes : les prix ont baissé de 0,2% sur un mois en décembre, leur premier recul depuis octobre 2009, a confirmé vendredi l'office européen de statistiques Eurostat. L'inflation était de 0,8 % un an auparavant, et de 0,3 % en novembre. Le taux enregistré en décembre est le plus faible depuis septembre 2009. Dans une période de déflation, les ménages et les entreprises repoussent leurs achats. « La demande se tasse, du coup les entreprises sont tentées de réduire la production et le travail, s'ensuivent hausse du chômage et baisse des salaires » résume la revue Challenge.

Bref, une baisse prolongée des prix et des salaires dans toute l'Europe. Ce qui entraîne une rentrée affaiblie des impôts et cotisations. Compliqué quant on a de plus en plus de chômeurs?

Pour éviter le danger et tenter de relancer la croissance, la Banque centrale européenne a déployé depuis le mois de juin un vaste arsenal de mesures afin de soutenir l'économie. Mais pour sortir de cette spirale déflationniste, il faudra faire plus notamment en matière de dette publique, peut-être par le rachat massif le rachat massif par la BCE des obligations d'état. Avec un problème, l'attitude allemande : « Il y a aujourd'hui en Allemagne une sorte de fétichisme par rapport à l'équilibre budgétaire, commente l'économiste Gregory Claeys au quotidien suisse Le Temps. Pour lui, ce pays « a considéré, à tort, que la discipline budgétaire était primordiale et l'unique voie vers le retour à la croissance. Pourtant de nombreux économistes et même le Fonds monétaire international, l'OCDE et la BCE plaident pour une politique fiscale expansionniste ».