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Le nœud gordien algérien

par Mustapha Benchenane * & Brahim Senouci **

Troisième partie : Les difficultés à faire société

F aire société, qu'est-ce que cela signifie pour un peuple ? C'est, pour chacun de ses éléments, le fait de partager des valeurs, de préférer l'organisation collective au système D individuel, de prendre soin de l'espace public, de travailler à la promotion du bien-être général et au développement de la patrie, d'être membre à part entière d'une communauté de destin et, tout en assumant sa liberté, d'avoir le sentiment d'être partie à une œuvre d'édification qui le justifie et le dépasse. Un vieux conte philosophique : Des maçons s'affairent sur un chantier pharaonique. Le roi, passant par là, avise un ouvrier à l'air particulièrement accablé. Que fais-tu, mon brave ?, lui demande-t-il. Je casse des pierres, Sire. Le roi s'éloigne et va vers un autre ouvrier, fatigué mais à l'air plus avenant que le premier. «Que fais-tu, mon brave ?» «Je taille des pierres, Sire.» Un peu plus loin, un troisième ouvrier, s'affaire. Il a une mine rayonnante. «Et toi, mon brave, que fais-tu ?». «Je construis un palais, Sire».

Le premier ouvrier est prisonnier de l'urgence et de l'immédiateté, dans l'impossibilité de se projeter vers le futur. Il exécute une tâche dont il n'a que le caractère épuisant et ingrat. Le deuxième est un peu mieux loti. La pierre taillée est plus gratifiante qu'une pierre brute. Quant au troisième, il a résolu la question du sens, question vitale l'épanouissement individuel et le développement collectif. Au-delà de la difficulté de son travail, il voit l'œuvre à venir, même si elle n'aboutira pas de son vivant. Il tire sa joie et sa fierté de sa contribution à un ouvrage à la beauté duquel se beauté de l'ouvrage dont les regards émerveillés de ses concitoyens futurs se repaîtront.

Autre anecdote, rapportée par une vieille amie. Elle a découvert, à la faveur d'un bref séjour à Berlin au lendemain de la fin de la deuxième guerre mondiale, le paysage de ruines et de désolation que chacun peut imaginer? A la fin de son séjour, elle a pris un train pour la Bavière. Elle s'est installée dans son compartiment, incroyablement propre. Elle avise un casque à écouteurs. Elle l'ajuste sur ses oreilles et allume un bouton et? elle entend un lied de Schubert ! Dans l'Allemagne dévastée, la société n'avait pas perdu ses droits. D'obscurs techniciens de la compagnie des chemins de fer continuaient de la faire vivre en exécutant des tâches qui auraient pu être considérées comme dérisoires au vu de l'arrière-plan tragique de l'époque, mais qui ne l'étaient pas?

Le peuple algérien faisait sans doute plus « société » pendant la colonisation qu'après l'indépendance. Le paradoxe n'est qu'apparent. La condition d'opprimé et d'humilié était la norme et constituait, avec la religion et la culture, un puissant facteur d'unité. L'euphorie de l'indépendance a décliné dès que sont apparues au grand jour les divisions au sein du mouvement national, les luttes violentes pour le pouvoir, les règlements de comptes. L'instauration d'un système autoritaire a écarté les Algériens de l'accès à une citoyenneté réelle et les a réduits au rôle de spectateurs du théâtre d'ombres du nouveau pouvoir. Les prémisses du divorce entre la classe politique et le peuple étaient là. Les villes se sont transformées sous l'effet de l'exode des ruraux et des habitants des bidonvilles de leurs périphéries. Ces villes, construites sur le modèle « métropolitain », n'avaient pas vocation à accueillir une population paysanne déclassée. L'architecture n'est pas neutre. Elle véhicule des symboles, une culture, des modes de vie. Jamais les Algériens ne se sont senti propriétaires de ces lieux qui leur ressemblaient si peu. Ils les ont investis comme des prises de guerre, sans avoir mis en place un mode de fonctionnement de nature à assurer leur entretien. Ils se sont ainsi révélés incapables de définir un mode d'organisation collective permettant d'entretenir les parties communes, d'assurer la propreté de la cage d'd'escalier ou de réparer la minuterie. Chacun s'est débrouillé, en balayant juste devant son seuil et en assimilant l'espace commun à une décharge.

Chacun a installé une ampoule au-dessus de sa porte, juste pour éclairer son voisinage immédiat. L'insécurité aidant, des barreaux se disputant un concours de laideur sont venus boucher la moindre ouverture vers l'extérieur. Ces barreaux n'étaient utilisés que dans les étages les plus bas, les plus accessibles à des voleurs particulièrement lestes. Ils ont gagné les étages les plus hauts, en dépit du bon sens, aucun voleur ne pouvant accéder au 10ème étage d'un de ces nouveaux immeubles qui tutoient les nuages, et en repartir par le même chemin avec un réfrigérateur, un poste de télévision et une machine à laver sur l'épaule ! Bien que devenus pour beaucoup copropriétaires de leurs appartements, nos compatriotes n'arrivent toujours pas à régler les problèmes de la vie en collectivité. La prolifération d'antennes paraboliques ajoute une touche hideuse à nos immeubles. A leur apparition, on a pu croire que l'engouement pour ces antennes pouvait avoir un effet vertueux. Les premières installations étaient collectives. Des dizaines, voire des centaines de familles, se cotisaient pour acheter et installer une ou deux paraboles, des démodulateurs et faire en sorte d'avoir accès à des chaînes définies en commun. L'explosion de la proposition des programmes, la chute des prix des équipements, a conduit la majorité des foyers à se doter d'équipements individuels, ce qui s'est traduit par l'apparition de ces forêts d'antennes paraboliques sur les toits, les fenêtres, dans une parfaite anarchie. La médiocrité des programmes proposés par les chaînes publiques pousse les Algériens à se tourner vers l'Orient ou vers l'Europe.La distension du lien social est concomitante de l'emprise de la télévision et de ses corollaires, la disparition de la lecture et l'affadissement des soirées familiales. La violence est omniprésente, à l'état latent. Elle explose en émeutes, souvent meurtrières, à l'occasion des distributions de logements sociaux, voire d'une simple querelle de voisinage, ou d'un match de football. Elle peut aussi être dirigée contre soi. Les statistiques en matière de suicides sont effrayantes. Le phénomène des immolations par le feu, par lequel l'auteur proclame son désespoir et son désir de ne plus laisser de traces physiques de son passage sur cette terre, a pris une ampleur particulière. L'absence d'instances de médiation fait de la violence non pas le dernier mais le premier recours. Les solidarités ancestrales sont mises entre parenthèses. Elles réapparaissent toutefois, sous le coup de l'émotion provoquée par un décès ou une catastrophe naturelle, avant de refluer.

Comment ne pas évoquer les harraga, ces jeunes gens qui risquent leur vie pour fuir un pays lumineux, richement doté par la Nature, pour les brumes d'un Nord hostile et une vie de vendeur clandestin à la sauvette ? Le tableau est sombre, certes. N'oublions pas les rares et précieuses taches de couleur que constituent ces initiatives locales, certes marginales mais génératrices d'espoir, sur l'environnement, la préservation des forêts menacées par l'avidité de promoteurs immobiliers, la défense et la remise au goût du jour du patrimoine, la pratique du théâtre ou de la musique, et surtout, oui surtout les initiatives citoyennes à caractère mémoriel, telle l'érection d'une stèle devant la grotte où sont morts, enfumés par Pélissier, 1500 membres de la tribu irrédentiste des Ouled Riah le 18 juin 1845.

* Politologue, Université Paris-Descartes Sorbonne

** Physicien, Université de Cergy-Pontois