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Nous sommes en panne d'idées

par Kamal Guerroua *

En feuilletant la semaine dernière la presse hexagonale, je suis tombé à pic sur un article de Joël De Rosnay «pourquoi nous aimons surtout les mauvaises nouvelles?» (La Tribune du 05 décembre 2014) où, se basant sur des expériences scientifiques menées par des laboratoires américains, l'auteur aurait démontré que le cerveau humain progresse pour la survie et non pour le bonheur.

Il est plus excité par le négatif que par le positif. En ce sens que les hormones tels que l'adrénaline, le cortisol et l'épinéphrine se régénèrent, se réactivent, et se reproduisent beaucoup plus rapidement suite à l'impact d'un choc, un drame ou une calamité naturelle que par l'effet d'une nouvelle annonçant une belle récolte, un dénouement heureux d'une crise sociale, économique ou politique soit-elle ou un retour à la normale dans un pays après une situation de troubles et d'instabilité. Ce qui justifie à l'en croire l'évolution partout dans le monde d'une presse à sensation, prête à tout instant à tirer à boulets rouges sur une actualité qui n'est pas aussi dramatique que l'on en pense, juste pour satisfaire le vœu du lectorat. Je me suis dit à la fin de la lecture du papier que peut-être, la critique acerbe du «catastrophisme» dont m'accable une poignée de commentateurs sur le net y trouve une explication. La logique de ma plume y a sans doute opté, de façon inconsciente afin de stimuler par contraste mon inspiration. J'ai beau essayer pendant plus d'une demi journée de m'en convaincre, c'est-à-dire de croire que l'Algérie avançait vraiment et que c'était moi qui pensais mal, ma conscience s'est vite ressaisie pour me traîner droit vers mes diagnostics d'avant, hélas! Quand une voiture est en panne, le bon sens suggère que l'on appelle un mécanicien pour la réparer, quand notre corps est malade, on va quérir un médecin pour le soigner et quand un pays est en mauvais état, on a besoin de ce «sport de combat» qu'est la pensée pour emprunter l'expression bourdieusienne afin de le mettre sur les rails. Autrement dit, de «think tanks» composées de sociologues, de psychologues, de pédagogues, d'économistes, d'anthropologues et de spécialistes de tous bords.

Or, dans notre triste cas aujourd'hui, il n'y a rien de tel. Pire encore, la nation est sur le point, qu'à Dieu ne plaise, d'amorcer un nouvel enchaînement de péripéties loin des «happy end» des telenovelas mexicaines ou des séries hollywoodiennes. En effet, depuis l'indépendance, nos têtes pensantes atermoient les solutions, l'intrigue et le complot passent devant l'intelligence et la lucidité. Fascinée par le vain prestige de la guerre, l'ancienne génération a toujours composé in solo l'orchestre de son karaoké sans qu'elle ne fasse participer les autres. Ainsi tout le peuple s'est-il rassasié sans appétit de ses récits et de ses prouesses, un régime à rendre malade le plus sage des esprits. On ne peut s'empêcher de penser par là qu'il y a comme une mégalomanie élitiste redondante, une supercherie dans la visée (culturelle, sociale, économique, et politique) mais aussi, ce qui est drôle, un trait de naïveté dans la forme à laquelle cette mégalomanie et cette supercherie s'y sont conformées. Les termes sont, bien sûr, pris dans leur sens ordinaire avec tout le cortège de clichés et d'images qui s'y collent.

Il est en réalité un véritable sentiment d'inaccomplissement qui tourmente les vétérans de la guerre, une sorte de crise d'ego (volonté d'affirmation), de déficit de paternité (l'asservissement colonial a crée par défaut chez eux un désir de vengeance symbolique sur les autres «les masses», se posant en «pères adoptifs») et de déficience de légitimité (l'armée des frontières s'est sentie elle-même aux yeux de l'histoire coupable d'illégitimité le jour où elle a marginalisé le G.P.R.A, l'organe politique de la révolution) que ceux-ci ont tenté de compenser par une mise sous tutelle «systématique» de la population. La récupération de «l'ego fantasmé» passe inéluctablement via l'appropriation sinon l'usurpation de l'ego de l'autre soit par la force, la manipulation ou le mensonge, le titillement de sa propre grandeur par la néantisation de la verve du vis-à-vis, son triomphalisme par le défaitisme, une dialectique subversive à géométrie variable où l'idée est à la fois cassée, méprisée et dévalorisée. Ce mécanisme inhibiteur a fonctionné comme par un courant alternatif dont l'électrochoc (positif-négatif) aura provoqué les «synergies motrices» du fameux «système».

Ce casting taillé sur mesure a laissé l'indicible l'emporter sur l'évident, le répétitif sur le novateur, le classique sur le moderne. Le chef infaillible, patriote, pieux et courageux est auréolé d'un halo de sacralité quasi prophétique et la plèbe, livrée aux frais fantasmes de l'indépendance, n'avait plus aucun autre choix que le suivre aveuglément dans son odyssée mythique de soi-disant «édification nationale». Et si par hasard «el caudillo» manque de charisme ou son parcours historique présente des lacunes et des trous difficiles à dissimuler au large public, la propagande officielle se charge de lui inventer une biographie de grand combattant ayant côtoyé les martyrs et s'étant sympathisé avec la plupart d'entre eux. Les plumitifs, les laudateurs, les larbins serviles et les censeurs sont associés à «cette œuvre de mystification» où l'on «zappe» dans les archives toutes les séquences qui montrent d'autres figures peu estimées ou haies de la part des officiels en place. En un mot, l'historiographie nationale fut à proprement parler unilatérale avec, en toile de fond, le rituel du peuple héros, dévoué et prêt à tous les sacrifices. Cette image déifiée a longtemps percuté l'imaginaire collectif au point de devenir un irrévocable postulat auquel recourent en temps de crise les dirigeants pour puiser du carburant à leur «dynamique de survie».

Il se trouve, en revanche, une minorité aussi réduite soit-elle pour donner une autre grille de lecture de la réalité de l'époque ou de la critiquer. Mais elle est vite mise au ban de la société, acculée au silence, s'est exilée par force ou d'elle-même au nom de la fraternité et de l'union contre la fitna et le complot (la main de l'étranger disaient les caciques du F.L.N). La mentalité totalitaire exige souvent selon le philosophe Alain Finkielkraut qu'on n'ait pas d'amis mais seulement des frères d'armes et des camarades. Un dérivatif sémantique «à la soviétique» qui voit dans la diversité à enrichir, une adversité à éliminer. En tout cas, cette intelligence «minoritaire» n'a malheureusement pas eu de poids ni d'influence dans un environnement postcolonial où les séquelles de la déculturation, l'acculturation, l'analphabétisme et l'aliénation étaient encore visibles sur le corps social algérien. En marge de la société, ses codes et ses structures, elle a évolué en vase clos sociétal, gênée d'une part par ses références aussi intellectualistes qu'utopistes, en net déphasage avec le pauvre background de la société rurale d'alors et d'autre part, la garde prétorienne (l'arrière-boutique du fameux «système») qui tient l'instrument du pouvoir entre les mains ne s'est pas forgée ni ses propres sentiers ni son programme d'évolution, encore moins un agenda ou des impératifs sur le moyen et le long terme suite à son accaparement des leviers des décisions pour que cette élite-là d'en face (dissidente ou opposante) se fasse une idée de la stratégie à adopter. Bref, ce fut le début d'une tragicomédie qui n'en a pas fini jusqu'à ce jour.

Notre pays est alors embourbé dans «une philosophie de l'échec» sur le plan idéel d'abord, puis en pratique (l'engagement social, la mobilisation, le syndicalisme) par la suite étaient restreints à des cercles, combien rares quoique mobilisés, d'avant-gardistes et de militants de gauche communiste. La critique fut synonyme de crime et tout élan de changement était vite replacé, contexte de consensus dictatorial oblige, dans un cadre subversif et manipulateur.

Ainsi toutes les stratégies économiques sont-elles pensées et menées dans une atmosphère du non-débat. Comme expédient, le petit-peuple fut abreuvé à sa satiété de harangues anti-impérialistes, anticolonialistes, anticapitalistes alors que le fond de la bouteille était vide. L'échec est consommé mais non assumé même si, de nos jours, on en paie les frais. Pense-t-on alors à se remettre au rythme de cette globalisation-laminoir, en garantissant par exemple notre adhésion à l'O.M.C? La chute libre du cours du pétrole depuis six mois à moins de 70 dollars augure déjà selon certains analystes une crise alimentaire en vue chez nous, car les transferts sociaux injectés par le P.I.B sont, pour rappel, à raison de 26% en 2014 et les exportations en or noir forment 97% de nos recettes! Le contexte énergétique mondial fait en sorte que le prix du pétrole soit dicté par l'unique loi de l'offre et de la demande et non plus à la faveur des fermetures et des ouvertures à la carte d'approvisionnement par le Vénézuela, l'Arabie Saoudite, La Russie, l'Irak. Le cartel de l'O.P.E.P est désormais impuissant et il est hors question qu'il réduise la production pour booster la demande car il y a risque de perte de parts de marchés. Le marché noir de Daech et des milices libyennes qui bradent à 15 dollars le baril aggrave la donne. Ce qui pourrait expliquer dans les mois à venir une baisse supplémentaire de 40% au niveau des prix. Le ralentissement de la demande énergétique de l'Europe, du Canada et de la Chine face à une offre excédentaire sur le marché plombe encore la situation, ajoutons à cela l'augmentation de la production américaine en énergie pétrolière depuis 2005 et la révolution du gaz du schiste qui s'est emballée il y a quelques années.

Où se trouve l'issue de secours pour le pays? Si la solution est dans l'ouverture du capital des entreprises publiques à la concurrence et à la compétitivité économique, serions-nous par exemple en mesure d'y attirer les grands groupes internationaux, tout en lançant l'outil de production locale? Autrement dit, notre économie rentière pourrait-elle en tirer à bon escient profit sans s'agenouiller comme dans le triste cas des économies de l'Amérique centrale au diktat des multinationales? On se souvient tous des appréhensions, du reste légitimes, qu'aurait suscitées chez l'opinion la loi sur les hydrocarbures présentée par un certain Chakib Khellil début des années 2000. Toute perspective d'aller au-delà du monopole étatique est mal vue puisque on maîtrise mal le secteur. Il serait hasardeux d'y songer dans l'amateurisme qui caractérise la gestion actuelle aussi bien politique qu'économique sans que l'on assainisse le climat des affaires, c'est-à-dire, réguler le code d'investissement, les marchés publics, alléger les procédures administratives et développer une culture raffinée des P.M.E et des P.M.I, pas genre A.N.S.E.J mais des unités de production «start-up» et de sous-traitance au cahier de charges précis et dans un cadre juridique bien délimité, suivies en amont par une administration-monitrice, à l'affût de la moindre évolution. Distribuer des milliards à des jeunes dépourvus de notion d'entrepreneuriat, sans leur prodiguer les rudiments élémentaires du marché du travail et de l'abécédaire économique serait un gaspillage prémédité de l'argent publique. Il incombe à l'Etat de leur donner les débouchés qu'ils ont en droit d'attendre et de veiller à ce qu'aucun centime ne sorte des caisses sans être exploité dans l'intérêt de notre jeunesse. De même l'agriculture doit-elle être notre priorité. Si on savait exploiter nos capacités, les plaines de la Mitija et les hauts plateaux, à eux seuls, suffiront à nourrir toute l'Algérie, n'en parlons pas de l'arrière-pays, l'agriculture est notre avenir. L'Algérie ne fut-elle pas le grenier de Rome et le principal fournisseur de la France de l'ancien système en blé avant de crouler aujourd'hui sous l'agroalimentaire français? La patriotisme n'est pas dans le discours, c'est en économie, l'autonomie et l'autosuffisance, absolument! C'est à ce moment-là que l'on pourrait remanier le code juridique et fiscal de façon à mettre les pendules à l'heure du pragmatisme économique.

* Universitaire.