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En sortant de «l'Oranais»

par Faycal Sahbi *

« Le cinéma, disait André Bazin, substitue à notre regard un monde qui s'accorde à nos désirs. «Le Mépris est l'histoire de ce monde. » J-L. G.« Il est plus facile d'élever un temple que d'y faire descendre l'objet du culte » S.B.

Question de principe toujours, l'auteur de ces lignes-Oranais de son état?se refuse de commenter, de critiquer ou d'analyser un film avant de l'avoir vu. D'ailleurs le bon sens refuserait cela à quiconque d'autre. Mais dans une époque où on parle bien mais où l'on s'exprime mal, où tout le monde est expert mais personne n'est vraiment connaisseur, où l'on peut parler mais sans rien dire, il n'est plus nécessaire apparemment de voir un film pour le commenter ! C'est donc sur une salle parisienne qu'il a jeté son dévolu pour voir « l'Oranais » de Lyes Salem, un film qui a suscité une énorme polémique même avant sa sortie. En même temps, il n'avait pas vraiment le choix ; Paris étant devenue depuis quelques années la capitale de ce que l'on s'obstine encore à appeler « l'industrie cinématographique algérienne ».

La séance affichait presque complet. Un public composé essentiellement d'Algériens, en tout cas des Maghrébins. Mais pas seulement. Des Français aussi. D'ailleurs l'un d'eux semblait pleurer à la fin de la séance, mais en fait il avait juste mal aux yeux. Des commentaires plus tard certifiaient avoir vu des gens pleurer après les projections. C'est peut-être vrai. Mais ce n'était pas à la séance à laquelle assistait l'auteur de ces lignes. Le sujet qui parle ici doit toutefois reconnaître quelque chose : en dépit de quelques longueurs, de quelques failles dans la construction du scénario et des personnages et au-delà de toute considération extratextuelle, il a aimé le film en tant qu'objet filmique. Au risque de paraphraser Roland Barthes, Il a aimé à sortir de la salle même s'il a eu de la peine à sortir du film à la fin de la projection. Somme toute, « l'Oranais » a, au moins, le mérite d'être un objet filmique non-identifié, un OFNI, dans un paysage cinématographique algérien dominé par la vanité qui frôle souvent le mauvais gout. Le film est une vraie expérience cinématographique dont on ne sort pas indemne. Il pousse, oblige même pas, à réfléchir et cela est une vraie qualité. Peu importe que l'on soit d'accord ou pas avec ce qu'il énonce.

Le film en-soi n'est pas le sujet de ce papier qui n'a pas la prétention de faire de la critique ou de l'analyse filmique. Ce dont il est question ici, c'est tout ce qui est autour du film, la polémique qui a accompagné sa « sortie ». Ce papier ne cherche pas à scruter son discours : cela a déjà été fait de façon tantôt maladroite, tantôt partisane mais presque jamais de façon objective. Il est sujet ici le niveau métadiscours du film. En effet, sur ce plan là, le film nous interpelle sur, au moins, deux thèmes : d'abord, la question de la réception du film de cinéma en Algérie. Le film vient nous rappeler que quand bien même la défaillance de l'industrie cinématographique en Algérie, le public algérien demeure un sujet spectoriel qui regarde des films et y réagit ; Le second thème que le film met en relief seraitla dichotomie entre l'œuvre d'art et son discours. De manière plus générale, on conçoit de plus en plus l'art en Algérie, notamment dans la littérature et le cinéma, comme un instrument discursif. L'Oranais, malgré ses prouesses techniques et esthétiques, n'échappe pas à cette conception.

LE CHEIKH ET L'ARTISTE

La pomme de la discorde, qui cristallise les différends autour du film, provient de la façon dont il démystifie des figures historiques et par extension l'Histoire officielle de l'Algérie contemporaine. Habitué davantage à élever les temples qu'à déconstruire les mythes, le public algérien découvre dans l'Oranais, une vision originale, mais pas nouvelle, de l'Histoire dite officielle. Certaines scènes bravant presque les dogmes identitaires et mémoriels algériens. Djaâfar, dit l'Oranais, personnage principal du film, se vit rallier le maquis qu'à la suite d'un concours de circonstance. Les Moudjahidines -terme à forte connotation religieuse pour désigner les combattants- y boivent plus d'alcool que d'eau. Le récit filmique se situant à hauteur d'hommes, délaissant les contre-plongées héroïques. Curieusement, l'un des protagonistes de la polémique « l'Oranais » ne fait pas partie des personnages du film ni de son équipe. Pour mieux se situer, il faudra remonter à un premier commentaire du Cheikh Chemssedine, le plus connu des prédicateurs « satellitaires » algériens, qui, suite à une question d'un téléspectateur de la chaine Ennahar, attaqua sévèrement le film, le traitant de satanique, critiqua sa manière de «dénigrer» la révolution algérienne, les Moudhahidine et «la dignité» des Oranais, appelant les autorités à interdire le film et les habitants d'Oran à poursuivre son réalisateur en justice. La vidéo dure exactement deux minutes et quarante neuf secondes. S'en est suivie après un flux de commentaires, d'articles, de billets, de chroniques condamnant la vidéo du «Cheikh» et polémiquant autour de la polémique originelle. Quelques observateurs remarquèrent d'ailleurs que la contre-offensive fut plus véhémente et impétueuse que les attaques de départ. Le prédicateur répondit à son tour, entrainant le débat autour du film dans une spirale de surenchères médiatiques, idéologiques et dogmatiques, rappelant même à certains le triste spectre de la décennie noire.

Chemssedine a-t-il eu tort de «critiquer » le film ? Dans l'absolu la réponse est non. Il ne fait que perpétuer la tradition des rapports conflictuels entre le Religieux et l'Artistique. Qu'attendions-nous d'un religieux face un à tel film ?! L'homme religieux n'est ici qu'une manifestation de l'une des institutions de la censure. Il ne joue finalement que son rôle naturel. Les rapports entre la religion et l'art et à fortiori le cinéma ont toujours été tendus. Déjà, en 1947 à l'occasion du quatrième congrès de l'Office catholique international du cinéma, un organisme fondé en 1939, on pouvait lire l'idée que se faisait le religieux, catholique ici en l'occurrence, du cinéma : «Plus personne, aujourd'hui ne songe à nier sérieusement l'influence qu'exerce le cinéma sur les idées et sur les mœurs. Ma force suggestive de ses images vivantes est telle qu'il s'agit presque irrésistiblement sur le spectateur, et l'extension prodigieuse que le cinéma a trouvée dans monde permet à un même film de marquer de son empreinte, en l'espace de quelques mois, des dizaines de millions de spectateurs. Le cinéma est dont un sujet qui touche de bien près à la vie morale et religieuse de tout le peuple chrétien. A ce titre, il ne pouvait manquer de ?émouvoir ceux qui ont charge d'âmes, et cela d'autant plus qu'en raison de ses excès il était devenu, dans bien des cas, une véritable école d'immoralité.

Devant un tel péril, l'Eglise ne pouvait garder le silence. » On peut se rappeler également les tollés provoqués à chaque fois par les sorties de films mettant en scène la vie du Christ, notamment à la sortie de La dernière tentation du Christ de Martin Scorsese en 1988 où l'on incendia plusieurs cinémas parisiens. Ce qui est nouveau par contre dans le cas de l'Oranais c'est l'interférence entre le religieux et le politique. Le film est d'abord et avant tout un drame historique et politique, ou du moins qui se présente comme tel. Il n'a pas été censuré par les instances officielles. Faudra-t-il rappeler enfin qu'il a été coproduit par l'Agence algérienne du rayonnement culturel ? Cheikh Chemssedine, dans ce cas précis, n'est pas seulement un prédicateur religieux. Il est d'abord un leader d'opinion et un relai d'information et parfois d'orientation d'une société de plus en plus portée sur la religiosité et attirée par l'argument religieux.

 Si les institutions religieuses sont aussi critiques vis-à-vis du cinémac'est surtout en raison d'une thèse, pas forcément juste, celle de l'omnipotence des médias, et en particulier ceux où l'image joue en rôle central. On part d'un postulat simple voire simpliste : L'omniprésence des images et de ses effets « néfastes » sur les comportements et les attitudes des individus. Des images qui auraient un impact direct et indifférencié sur les individus et la société. On ampute ainsi au public toute faculté critique qui lui permettrait d'accepter ou non des images et d'adhérer ou réfuter les discours filmiques. A partir de là, les instances de censure peuvent mettre sous-tutelle le public, sous prétexte qu'il n'est pas assez « mûr » pour jouer son rôle de décodeur des messages et des discours.

Cela n'aurait pas été possible s'il n'y avait pas carence quelque part. Ce « quelque part » se situe entre le domaine de l'école et celui de la critique cinématographique en Algérie.

Y a-t-il une critique cinématographique en Algérie ? Remplirait-elle les fonctions qui lui incombent ? Ellequi devrait s'en occuper de trois notamment : l'information, la promotion et l'évaluation. Dans le cas algérien, il serait incongru de parler d'information et de promotion d'une industrie cinématographique qui brille par son absence. Les rares manifestations critiques en Algérie sont sporadiques, à l'occasion du festival du cinéma arabe d'Oran ou le festival de Cannes par exemple. Tewfik Hakem -Monsieur cinéma du Quotidien d'Oran et à qui l'auteur de ces lignes voudrait rendre hommage- dans un article à l'occasion du Festival de Cannes, brossa le tableau de la critique de cinéma en Algérie en comparant deux noms, connus comme « critiques de cinéma » mais peu reconnus comme tels. Malgré la bonne volonté, la bonhommie de la plume de l'un et le vocabulaire vaniteux de l'autre, on est, une fois de plus, loin des standards de la critique cinématographique et le rôle qu'elle doit jouer. Grâce à la critique, le film accède au statut d'une œuvre d'art et devient un objet à penser. Dans le cas de l'Oranais, la critique ne complétant pas son rôle, par paresse intellectuelle ou à cause d'obstinations dogmatiques, le film est devenu un instrument de surenchère et domination.

L'HISTOIRE ET LE DISCOURS

Pourquoi « L'Oranais » et non pas un autre film ? Pourtant, l'approche de Lyes Salem, aussi originale soit-elle, n'est pas originelle. D'autres films algériens ont été aussi critiques vis-à-vis de l'Histoire officielle et tout aussi subversifs : « Les folles années du Twist » de Zemmouri dans la première catégorie et « Viva l'Aldjérie » de Nadir Mokhnèche dans la seconde pour ne citer que ces deux films. Si L'Oranais a suscité autant de passions c'est parce qu'il est un film avec un discours tranchant et probablement assumé. Il appartient à une catégorie d'œuvres, de plus en plus en vue dans le paysage artistique en Algérie, qui doivent leur originalité à leur subversion. La subversion est devenue le maitre-mot d'une stratégie à la fois discursive mais également communicationnelle. Relayés par une certaine presse et dont l'aura est amplifiée par les réseaux sociaux, des auteurs et des cinéastes notamment conçoivent leurs œuvres comme des objets premièrement et essentiellement subversives. La subversion serait pour eux une condition cine qua non de la création. Cela va de la subversion politique avec des thèmes comme la censure, le militantisme, la critique du système politique en place ou la démystification de l'Histoire officielle aux différentes formes de l'antisocial et de l'anti-consensuel.

En outre, le film de Lyes Salem, au-delà des apparences, est une œuvre nostalgique. Une nostalgie d'une Algérie fantasmée, certainement pas partagée par tout le monde et probablement même pas vécue par tous les protagonistes du film. Quand on entend au début du film : « Qu'avons-nous fait de notre indépendance ? » « Que sommes-nous devenus depuis et qu'aurions-nous pu être ? », on ne peut que penser à « la stratégie de réécriture de l'Histoire » brillamment expliquée par Mustapha Benchenane et Brahim Senouci dans un excellent billetplein d'entrain.Une réécriture de l'Histoire qui consiste à « à aller chercher dans le passé immédiat les raisons du marasme actuel. » et à « faire tourner en boucle la complainte collective qui monte du pays. », comme beaucoup de chroniqueurs s'improvisant analystes et s'autoproclamant veilleurs de consciences, « On préfère le confort du lamento à la difficulté de chercher, avec les autres, des voies de sortie. Peut-être choisissons-nous de ne rien faire parce que, en dépit de nos plaintes bruyantes, nous ne souhaitons pas vraiment de rompre avec un mode de vie qui nous dispense de nous aventurer sur des sentiers non balisés. ». Certains diront que le rôle du cinéaste n'est pas toujours d'agir et que l'on peut trouver dans les complaintes incessantes une manière d'ouvrir les yeux et les esprits. Ils auront peut-être raison.

Dans « Problèmes de linguistique générale », Benveniste a distingué deux systèmes de la production linguistique, mais qui peuvent être ramenés à toute production même extralinguistique : ces deux catégories sont l'histoire et le discours. La première serait tout énoncé d'où est absente toute référence à l'énonciation où le sujet qui énonce s'efface complètement. Par extension, l'Histoire (avec un grand H) peut-être considérée dans cette catégorie. Le discours, quant à lui, serait tout énoncé manifestant une énonciation et supposant un émetteur et un récepteur. L'Oranais, même si c'est une fiction, est clairement un discours. Un discours qui critique l'Histoire officielle et lui refusant même son aspect « histoire ». Mais le risque serait, qu'en refusant toute critique, le film omettrait son statut de « discours » et disputerait celui d' « histoire » à l'Histoire. Ce qui est reproché à l'Histoire officielle serait, sciemment ou pas, revendiqué par le film. Toutes les vérités sont relatives voire discutables sauf celles que l'on défend. Francesco Casetti, grand théoricien italien du cinéma, soulignait, à juste titre, qu'il existe des films aveuglement fidèles à l'idéologie dominante et surtout aveugle à propos de leur fidélité. Mais on peut avancer également qu'il existe à l'opposé d'autres films qui sont aveuglés par leur volonté de refuser, totalement et catégoriquement, les idéologies dominantes. Peuvent-ils, dans ce cas, prétendre refléter le réel et représenter la vérité ?

On peut facilement être tentés de dire que le film cinéma, dans sa manifestation la plus répandue, est en fin de compte une fiction. Il suffit d'ailleurs parfois de mettre une petite mention légale au début du film ou à sa fin pour dissiper tout doute quant à la similitude avec des faits réels. Mais les choses ne sont pas aussi simples.Laréalité est, par définition, le caractère de ce qui a une existence réelle, de ce qui existe comme chose et non seulement comme idée, allusion, ou apparence.Dans le cinéma, on peut presque « toucher » le réel. Des phénomènes comme l'identification et l'empathie sont facilités par la nature quasi-concrète de l'image cinématographique. Dans un article datant des années cinquante, Georges Friedmann et Edgar Morin, estimaient que tout film, même s'il est un film d'art, ou d'évasion, même s'il traite du rêve, de la magie, doit être traité comme une chose dont les caractéristiques sont capables de nous éclairer sur les zones d'ombre de nos sociétés, zones qui constituent ce qu'en d'autres mots on appelle les représentations, l'imaginaire, l'onirisme ou l'affectivité collective. Le film de cinéma est, d'une façon ou d'une autre, un reflet d'une réalité mais pas forcément de la réalité. Le cinéma serait un filtre du réel dans l'entreprise de ceux qui réalisent ces films. Leurs œuvres ne sont en vérité qu'un des multiples reflets d'une société. L'Oranais, n'est certainement pas un document historique. Il n'est pas non plus un fruit hasardeux d'une rêverie d'été ou d'une spéculation excessive. Il donne à voir ce que la société et l'entrebâillement de l'Histoire relèvent à voir. Il permet de distinguer le visible du non-visible, le dit du non-dit en évoquant l'interdit. Il permet de reconnaitre les limites idéologiques de la perception d'une certaine époque. Il ne montre pas le réel ni le véridique mais il propose des alternatifs à un public algérien en manque de repères cinéphiliques et jalonné par des balises dogmatiques.Il contribue à élargir le domaine des possibles et des visibles en imposant des versions et des images nouvelles. Le film de Lyes Salem est déjà un beau film, pertinent et subtilement corrosif. Il se veut critique ? et il en a tous les droits- mais gagnerait en légitimité en acceptant la critique.

* Enseignant de communication à l'université d'Oran - Chercheur invité à l'université de Paris 8