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La Révolution en marche

par Belkacem Ahcene-Djaballah

LA TRILOGIE ALGERIE : LA GRANDE MAISON. L'INCENDIE.LE METIER A TISSER. Roman(s) de Mohammed Dib. Introduction de Naget Khadda. Editions Barzakh, 44 pages, 900 dinars, Alger 2011.

19 romans, 3 recueils de nouvelles, 8 œuvres poétiques, 1 pièce de théâtre, 3 contes, 2 essais. Un total de 35 publications (dont une seule publiée en première édition en Algérie, chez Barzakh, en 2001). Mohammed Dib, décédé en mai 2003, n'est plus à présenter. Cependant, il faut lire, pour encore mieux le connaître et, surtout, apprécier à sa juste valeur ses qualités et celles de ses productions majeures (elles le sont toutes, en fait), l'introduction (aux trois ouvrages parus pour la première fois en 1952, 1954 et 1957) de Naget Khada.

Les critiques littéraires académiques peuvent dire et écrire beaucoup sur l'œuvre de Dib (coloration «mystérieuse et portée symbolique, voire mystique», «récit ethnographique» , «marqué au coin de l'aliénation assimilationniste»?) , c'est leur droit et même leur devoir d'analyser et de «critiquer», mais nul ne peut nier, qu'avec Nedjma de Kateb , les trois œuvres de Dib ont été «des étendards pendant la guerre d'indépendance», tout en «assurant aux deux auteurs une consécration définitive».

Quelle trilogie. Prose et poésie mêlées. Le temps qui ne file pas. Mais une conscience qui se construit !

D'abord, «La Grande Maison». Dar Sbitar, microcosme emblématisant le peuple tout entier. Aucune intrigue. Mais, seulement, un garçonnet, Omar, 11 ans, qui découvre, à l'école mais, aussi et surtout, dans la rue, le monde qui l'entoure. Qui vit la faim quotidienne. Qui découvre la valeur de la liberté. Qui sent que «sa mère est à la maison, c'est Aïni ; il n'en a pas deux? Patrie ou pas patrie, la France n'est pas sa mère ». Une fresque sociale? qui, souvenez-vous en, produite en images par la télévision, a remué et marqué tout le pays, jeunes et vieux. Elle a imposé des noms et des lieux : Aïni, Dar Sbitar? Un seul héros : la misère? avec une colère qui sourdre, des interrogations («pourquoi ne se révoltent-ils pas ? Ont-ils peur ? De quoi ont-ils peur? pourtant c'est simple» se dit l'enfant)... et une révolte qui monte, qui monte...

Ensuite «l'Incendie». Toujours la chronique algérienne. Mais cette fois-ci, non plus en ville, mais Omar à la campagne, au milieu des travailleurs ruraux (surtout dans les fermes coloniales) et des paysans de la montagne. La misère absolue (on est en 39) qui vous fait oublier les réalités (ce qui donne une écriture plus grave, encore plus engagée, «décidée», que dans celle de la Grande maison)... mais aussi, une prise de conscience que la seule voie est la lutte. Grâce à des militants comme Hamid Saraj, grâce à des visionnaires comme Commandar, grâce à des baroudeurs obsédés par la liberté, les choses se mettent en place. «Un incendie avait été allumé, et jamais il ne s'éteindrait. Il continuerait à ramper à l'aveuglette, secret, souterrain ; ses flammes sanglantes n'auraient de cesse qu'elles n'aient jeté sur tout le pays leur sinistre éclat»

Enfin, «Le Métier à Tisser». Exit le roman de témoignage. C'est la Grande guerre et une plus grande misère. Les populations des campagnes (où «même les oiseaux de seigneur Dieu y meurent de faim»), affamées, déjà sur- exploitées, fuient vers la ville pour y quémander ne serait-ce qu'un quignon de pain rassis? déjà bien rare. Le choc. La découverte d'autres Algéries... autour d'un métier à tisser, au fond d'une cave. Et, l'exploitation par un frère de religion. Des réflexions. Des discussions. Parfois des heurts brutaux et des coups de folie. La solution jaillit : «Il n'y a que l'action qui paie».

Avis : Une intiative éditoriale à saluer. De qualité. Donc, en bonne place dans les bibliothèques d'écoles? et de votre salon. Pour longtemps. Pour toujours.

Extraits : «Un grand écrivain apparaît souvent comme un visionnaire» (Naget Khadda, p 20), «Chez nous, la science bénéficie d'une grande vénération, si grande que parfois, elle se laisse facilement abuser par de faux savants, comme par de mauvais prophètes «( La grande maison, p 57), «Quelle manie d'étaler nos misères ! N'est-ce pas ce que disent de nous ceux qui tiennent à ce que rien ne change. Mais puta ! Qu'un rien change dans ce qui existe, et voilà qu'ils ont peur» (L'incendie, p 202), «C'est l'usage chez nous de parler beaucoup avant de faire quoi que ce soit «( L'incendie, p 208), «Si le monde était triste, c'était justement parce qu'il lui manquait une âme fraîche et de grand travaux » (L'incendie, p 212), «Ce qu'il faut, c'est réapprendre à se sentir libre. Et la soif de vivre renaîtra «(p 411) ,«Ne dit-on pas que les voyages solitaires, aussi brefs qu'ils puissent être, facilitent le retour sur soi et l'émergence de mondes engloutis ?» ( Mourad Djebel, in Annexes, p 433).

JE T'OFFRIRAI UNE GAZELLE. Roman de Malek Haddad, préfacé par Yasmina Khadra («son disciple»). Media-Plus. (1ère édition : en 1959 chez Julliard, Paris), 169 pages, 400 dinar. Constantine 2008.

C'est certainement un des plus grands écrivains francophones de son temps. Quelle écriture, quelle sensibilité, quelle poésie? et quelle ubiquité. Une qualité, mais aussi, en 1958, alors que la guerre de libération nationale battait son plein, une déchirure pour un tel homme, partagé entre ce qu'il était, ce qu'il voulait être et surtout ce qu'il devait être.

 Tout cela est retranscrit avec pudeur et netteté, dans une sorte de culpabilité qui n'ose pas dire son nom, à travers le «héros» (en est-t-il vraiment un ?), partagé entre sa réalité parisienne, bistrotière et germanopratine, terne, un «univers élémentaire», passant des bras d'une allemande jouisseuse instantanée de la vie à ceux d'une femme française celle-ci, bien mûre, mais qui pense ou parle trop avant de passer à l'acte (une réalité qui est, en fait, une véritable prison, plus ou moins dorée!), et ses rêves d'évasion autour d'une histoire d'amour entre un routier saharien , amoureux des grands espaces et des dunes sans entraves, et une très jeune targuie, pure comme l'air du désert, à la recherche de liberté . L'échec assuré dans les deux dimensions ! Heureusement, et il n'est jamais trop tard pour bien faire (il y en a qui ont bien attendu le 19 mars 1962 pour se réveiller !), il y a l'Ami qui vous révèle une «autre réalité» , celle du combat libérateur, un combat où le Peuple n'a que faire de poésie, de rêve et d' histoires d'amour . Il «se fiche de la gazelle promise, des histoires d'harmonica, du vin rosé et du prince-barman..». Il choisit alors de ne plus «être un bâtard» et de ne pas publier son roman. Tout en sachant que «les amis qui pensent que les histoires de gazelles ça n'intéresse pas un peuple qui se bat, ont peut-être raison. Peut-être tort. Car, en fin de compte, c'est bien pour des gazelles et des harmonicas que l'on se bat. L'opportunité n'a toujours pas de talent.

A noter que Malek Haddad, qui, par la suite, a beaucoup écrit dans la presse nationale (en français !) naissante, a le sens des formules qui, en très peu de mots, «disent tout». Il faut seulement le comprendre avant de le lire

Avis : Doit se lire (même si vous l'avez déjà lu) pour en vouloir encore beaucoup plus à l'auteur d'avoir été «récupéré» par le système en devenant (haut-) fonctionnaire, puis d'avoir arrêté d'écrire des romans en français à partir de 1968 , à cause d'une «histoire de langue arabe», car il aurait produit des textes encore plus magnifiques. «Il est mort de ne pouvoir écrire» écrit le préfacier. Et, ceci, en fin de compte, a arrangé beaucoup plus la littérature franco-hexagonale et ses auteurs qui n'avaient donc plus de grand concurrent. N'a-t-il pas fallu 178 ans (132 ans de colonialisme et 46 ans d'Indépendance pour qu'un écrivain Algérien (et Arabe au sens géographique du terme) entre à l'Académie française (Assia Djebbar en 2005) ?

Extraits : «Le drame du langage est là : c'est un mur» (p 50), «J'ai vouvoyé, on m'a dit : tu. Je suis un Arabe, c'était devenu un métier» (p 66), «Le destin, quand il porte un képi, il faut s'en méfier deux fois. Ou alors être très fort pour lui déplaire et le plus fort pour lui désobéir» (p 92), «Je t'aime. En arabe, c'est un verbe qui dépasse l'idée» (p 130), «Il faut mourir dans son lit pour avoir l'idée de prier. Il faut ne manquer de rien pour savoir mourir. Dans ces conditions-là, la mort est à la portée de n'importe qui. Il ne faut pas être fou pour mourir» (p 148), «On ne dit pas d'un chrétien qu'il fait du christianisme lorsqu'il est vraiment croyant? Parce que les chrétiens dans l'ensemble ne se prennent pas pour Jésus-Christ» (p 160).

OMBRE SULTANE. Roman de Assia Djebbar. Hibr Editions (1ère édition : en 2006, chez Albin Michel S.A, Paris), 231 pages, 850 dinars. Constantine 2014.

Quelle écriture ! De la prose, de la poésie. Mais aussi un style qui n'appartient qu'à elle, avec ce balancement continuel entre l'espoir et le désespoir. Mais, surtout, le désespoir d'une jeune femme, encore jeune fille en fleurs, «offerte» à un homme ; une épouse femme-enfant n'acceptant pas la soumission et l'enfermement d'un bel appartement (une cage dorée) et découvrant brutalement une autre vie, au sein de la grande ville. Un vie l.i.b.r.e : de respirer, de marcher, de voir, d'interroger, de savoir, de découvrir. En tout bien, tout honneur. En cachette du mari, elle sort de la maison et marche, marche... Elle apprend à marcher «nue» (sans le voile imposé).

L'époux, un cadre, donc instruit, ayant déjà bien bourlingué à travers le monde (donc supposé «ouvert») et ayant «fait les 400 coups» (deux mariages déjà) lui-même enfermé dans un ancien amour fou pour une autre (partie car ne supportant plus un certain machisme) d'où son impuissance (il lui a fallu «violer» sa nouvelle femme), découvre les fugues de la femme-enfant. Il ne les accepte pas. Déjà si lointain au lit et très proche de l'alcool, sans attendre des explications ou chercher des raisons, il enrage d'être ainsi «trompé». Alors, il frappe, frappe?

L'homme algérien, un esclavagiste qui s'ignore ? Au minimum, un exploiteur. La solution pour les femmes, toujours désirées, rarement aimées ! Partir. Revenir là où l'enfance était heureuse, seul moment de liberté.

Avis : Une société déchirée qui n'arrive pas (encore) à se trouver et qui se noie dans le paradoxe algérien (choc ? confrontation ?) authenticité -modernité? qui fait, au final, seulement la déprime des hommes et le malheur des femmes. Même l'amour fou n'arrive pas à surmonter (très longtemps) l'obstacle. Problème culturel ? Problème cultuel ? Choc civilisationel ? Un peu de tout, de tout un peu.

Extraits : «Ici, sur cette terre, on vous tue en vous enfermant derrière les murs et des fenêtres occultées. A peine fais-tu le premier pas au dehors que tu te sens exposée ! Là-bas, personne ne regarde, personne n'a vraiment d'yeux !» (p 122), «Un homme ivre a le droit de dériver, mais une femme qui va «nue» , sans que son maître le sache, quel châtiment les transmetteurs de la Loi révélée, non écrite, lui réserveront-ils ?» (p 132), «Sur nos rivages, l'homme a droit à quatre femmes simultanément, autant dire à quatre? blessures» (p 135), «Dans ce secret du nid, dans ce recoin de nuit, dans cette chaleur de l'ignorance, s'est noué pour nous toutes le harem «(142)