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Du « droit de seigneuriage » des rois du Moyen-âge au « droit » des puissances occidentales

par Medjdoub Hamed*

1. Le « Droit seigneurial » du Moyen-âge, ancêtre du système monétaire international (SMI)

Pour comprendre, le seul moyen est de faire appel à la « Logique économique ». En effet, débuter l'analyse par une structure économique simple et, dès que celle-ci dévoile les liens qui la tissent, passer à une structure plus complexe. Et ainsi de suite jusqu'aboutir à la structure de notre économie-monde. Que l'on sait constitué par l'Occident lui-même divisé en trois entités (États-Unis, Europe et Japon), les pays émergents dont les BRICS, et enfin les pays en voie de développement dont les pays exportateurs de pétrole.

Pour l'analyse, portons notre choix sur un Etat du Moyen-âge. Supposons que c'est un royaume, et ce royaume a le « pouvoir régalien de la frappe monétaire ». Chaque année, ce pouvoir royal frappe de la monnaie, en contrepartie de la production de richesses par les paysans (blé, élevage bovin, ovin?, scieries de bois, etc.). Chaque année, la masse monétaire créée doit correspondre à la production de richesses créées et mises en vente, et aux besoins du souverain pour financer ses dépenses royales qui ne sont pas couvertes par la levée de l'impôt.

Mais comme la plupart des richesses produites sont consommées, la nourriture, le bois brûlé pour le chauffage, l'usure de l'habillement, etc., une grande partie de la richesse produite aura disparu, alors que la quantité de monnaie est restée en l'état. Le cycle recommence, et la quantité de monnaie émise par le souverain n'aura à augmenter qu'avec le nouveau surplus de production de blé, de viande, de bois, etc. et les nouvelles dépenses du roi avec la nouvelle année. Et ainsi chaque année. Il se produit donc un juste équilibre entre la production annuelle, le surplus des dépenses royales (train de vie du royal, solde de l'armée du roi, aménagements territoriaux, etc.) et les contreparties monétaires émises par le souverain.

Si les besoins de la royauté sont stables, et la production de biens et services par la paysannerie aussi, l'équilibre du royaume est préservé. On peut penser que les services du roi peuvent ajuster le budget du roi par un plus ou moins de création de monnaie selon que « la balance royale des dépenses et recettes d'impôts présente un déficit ou un excédent ». Mais, compte tenu de la misère des paysans et le recouvrement difficile de l'impôt, les services du roi opèrent certainement plus par la création monétaire le financement des dépenses royales non couvertes par l'imposition. Ce surplus monétaire crée ex nihilo, se substituant à l'impôt, constitue un prélèvement indirect de richesses. Un impôt qui n'apparaît pas dans les comptes mais qui peut être fortement ressenti par les paysans si la création monétaire n'est pas maîtrisée. Cet « impôt monétaire » constitue le « droit de seigneuriage » du souverain. C'est un impôt complémentaire à la levée des impôts pour financer les services que le pouvoir royal doit à ses sujets. En termes de paix sociale (rétribution de la police du royaume), défense du royaume (financement de l'armée au service du royaume), aménagements du royaume, etc.

En période de croissance, la situation économique ne doit probablement pas poser de problèmes au souverain. Mais, en situation particulière, par exemple un train de vie royal plus dépensier (festivités fréquentes, mobilisation des paysans pour des travaux royaux au détriment des travaux agricoles, etc.), une période de disette, de guerre avec un autre royaume, le budget royal nécessite forcément plus d'impôts. Le recours à la création monétaire devient alors une nécessité pour le financement des nouvelles dépenses.

Mais la situation n'est pas simple. Un recours à la création monétaire donc à un « droit de seigneuriage soutenu » crée une situation conflictuelle avec la population. Des troubles politiques peuvent éclater et créer une situation dangereuse pour le royaume.

D'autant plus qu'au Moyen-Âge, et même à une époque récente, au XVIIe siècle, le « blé » était une donnée stratégique pour le pouvoir royal. Vu les insuffisances de vivres à l'époque, les famines fréquentes, le souverain, pour éviter des troubles sociaux, obligeaient ses sujets, producteurs de blé, d'entreposer leurs récoltes dans ses magasins, contre un prix fixé. Les services du roi ensuite les revendaient à un « cours forcé » aux sujets. Pour une distribution équilibrée au sein de la population.

Mais en cas de mauvaise récolte, de guerre, etc., qui commandait plus de monnaie pour couvrir les dépenses, il s'ensuivait une augmentation du prix du blé qui se répercutait sur les autres produits. Le savetier par exemple qui répare les souliers, payant plus cher le blé, augmente le prix de ses réparations. Le marchand de lait, de viande aussi. Et tous les produits sont touchés par la hausse des prix. Ce que nous appelons aujourd'hui l'« inflation ».

Si l'inflation prend des proportions, il se produit des troubles graves pour le royaume. La hausse des prix amènera beaucoup de paysans à se retrouver dans une situation d'extrême misère. C'est ainsi que le royaume est frappé de famines, de disettes qui provoqueront une hécatombe parmi la population (morts, maladies, épidémies).

Le Moyen-âge a été fortement marqué par la famine, les émeutes et les jacqueries (révoltes paysannes) dont une grande part des causes provenait des dérèglements monétaires. Le « droit de seigneuriage » favorisait rois, princes, courtisansau détriment d'une population asservie au servage. Ce bref rappel des systèmes financiers et monétaires des Etats médiévaux nous permet de mieux comprendre l'organisation du système monétaire international comme elle s'articule aujourd'hui. Nous verrons dans les lignes qui vont suivre que le système monétaire médiéval constitue bien l'« Ancêtre du Système Monétaire International ». Bien entendu sous une forme atténuée.

2. La Géographie et l'Histoire ont constitué les États du monde

Que se passe-t-il aujourd'hui sur le plan monétaire ? On est loin des crises monétaires et des krachs pétroliers de 1973, et la formidable inflation mondiale à deux chiffres qui a sévi dans les pays occidentaux, et à trois chiffres et plus dans les pays du reste du monde.

Depuis la fin des années 1980, l'« inflation dépasse rarement les 3% en Occident ». Aujourd'hui, on craint plus une déflation. L'inflation se situe entre 1% et 2%, et pour certains pays occidentaux, l'inflation est inférieure à 1%. Tandis que dans les pays du reste du monde, l'inflation dépasse largement les normes occidentales. Et cela est dû de l'incapacité de maîtrise des émissions monétaires, dépendantes des mouvements de capitaux et des soldes des balances commerciales.

Souvent la lutte contre l'inflation diminue lorsque les Banques centrales des pays hors-Occident tentent de réajuster leurs monnaies à leurs PIB réels, en procédant à des dévaluations, en limitant le recours à la planche à billet, en augmentant le taux d'intérêt, et d'autres moyens? Mais ce n'est jamais systématique parce que ces pays ne maîtrisent pas le mouvement des capitaux, ils sont dépendants de la volatilité des cours de change, des prix de matières premières, des équipements importés finis et des politiques monétaires en Occident. Une dépendance étroite entre ces pays et l'Occident, qui souvent est chaotique parce qu'elle oblige le reste du monde à être au diapason avec l'Occident.

Et c'est cette dépendance instable qui nuit à la bonne marche de l'économie mondiale.

Mais que peut faire le reste du monde ? Dépendant sur le plan monétaire, sa situation ne le fait pas ressembler aux populations des temps médiévaux ? N'y a-t-il pas encore des relents de la construction monétaire médiévale dans la construction monétaire aujourd'hui ? Ne constatons-nous pas qu'aujourd'hui l'Occident, dans les émissions monétaires, a le même « pouvoir seigneurial » que les « royaumes médiévaux d'antan » ?

S'il y avait dans les siècles passés des royaumes distincts qui frappaient chacun sa propre monnaie, aujourd'hui cette disparité des royaumes a disparu. L'Occident est devenu « Un », détenteur des principales monnaies internationales (dollar, euro, livre sterling et yen). Il a une politique monétaire concertée grâce aux forums qu'il s'est constitué. Le G7, les réunions annuelles des banquiers centraux occidentaux à Jackson Hole, aux USA, pendant trois jours, etc. Ce qui n'est pas mauvais en soi, si c'est pour le bien de l'humanité. Une concertation pour la croissance mondiale vaut mieux que s'il n'y ait pas de concertation du tout. Ce qui ne peut mener que vers des guerres monétaires, au protectionnisme, au repli sur soi, ce qui est très négatif pour l'économie mondiale et les peuples.

Le problème n'est pas que l'Occident soit dominateur sur le plan financier et monétaire dans le monde mais qu'il assume ses responsabilités envers les peuples occidentaux et ceux du reste du monde dominé.

Les difficultés rencontrées par l'Occident sur le plan économique ne trouvent pas leurs origines dans les politiques économiques de la Chine ou de l'Inde qui ont basé leurs économies sur le « tout exportation ». Avant eux et encore aujourd'hui, le Japon comme l'Allemagne ne basent-ils pas leurs économies sur le « tout exportation ». Au point même que l'Allemagne, par ses excédents, pose un grand problème de compétitivité à la zone euro. Aucun pays n'a choisi sa place ou s'est constitué cette place parce que « cette place s'est constitué d'elle-même par la Géographie et l'Histoire du monde ». Mais les difficultés se trouvent surtout dans l'insuffisance de concertation entre les blocs. Et c'est cela qui pose problème au monde. Le G20, par exemple, forum entre les pays riches et les pays émergents, ne remplit pas suffisamment ce rôle dans la concertation.

3. L'Asie, l'Afrique et l'Amérique latine dépendants du « Droit de seigneuriage » occidental

Si cette constitution du monde, donnée par la Géographie et l'Histoire est « naturelle », le « pouvoir seigneurial » de l'Occident est tout aussi naturel.

Nonobstant l'insuffisance de concertation, l'Occident a apporté une juste réponse, en 2007, à la crise immobilière, dite des « subprimes ». Même réponse avec la crise financière qui a suivi à l'été 2008 et qui s'est étendue à l'ensemble du monde.

L'Occident en se « sauvant » a « sauvé le monde ». Le reste du monde doit une fière chandelle à ce « pouvoir seigneurial ».

Rappelons les mesures prises pour contrer la crise dans les grandes lignes. Dès septembre 2007, la Fed mit fin au resserrement monétaire et procéda au relâchement de la politique monétaire. Après le sauvetage des banques (plan Paulson) à la fin de l'été 2008, et les différents plans de relance en 2009 pour doper l'économie occidentale et par ce biais l'économie mondiale, l'assouplissement monétaire quantitatif, une « quantitative easing » ou « QE1 » selon l'acronyme américain, a été suivi d'un nouveau programme d'assouplissement monétaire en 2010. Le « QE2 » comme le « QE1 » consistait à « procéder à un rachat massif d'actifs financiers afin d'augmenter la quantité de monnaie en circulation dans l'économie ». Un nouveau programme « QE3 » a été de nouveau mis en œuvre en septembre 2012. Et ces QE ont un coût, on les évalue à 3000 milliards de dollars pour les États-Unis, à 1700 milliards d'eurospour l'Europe, et des montants moindres en rapport avec leur taille pour le Japon et la Grande-Bretagne.

Dès le début des rachats massifs d'actifs financiers en particulier les bons de Trésor américains et les créances hypothécaires à risque, des économistes et experts se sont levés et ont ameuté l'opinion publique que la Réserve fédérale américaine, en créant de la monnaie, « fabriquait » de l'inflation pour dépouiller les épargnants, les contribuables. Méfiance et rejet de ces politiques monétaires « non conventionnelles » s'en sont suivi. Toutes sortes de pronostics ont été émis : bulles spéculatives, hyperinflation, krach du dollar, etc. Oubliant que le monde n'est plus aux années 1970, année de crises monétaires et de krachs pétroliers. A cette époque, les pays européens ont lutté contre les désordres monétaires dus aux émissions massives américaines par l'inflation monétaire. Résultat : il s'ensuivit une « stagflation », qui est un mélange de stagnation économique, de chômage et d'inflation. Ce qui n'est pas le cas aujourd'hui, depuis la lutte contre l'inflation lancée dans les années 1980.

Or que s'est-il passé à partir de 2007 ? Une mise en œuvre d'un programme de « Quantitaive easing » par la Réserve fédérale américaine, i.e. l'injection massive de liquidités par les rachats d'actifs, est aussitôt sanctionnée par une dépréciation du dollar par les marchés. Ce qui signifie qu'une création monétaire américaine adossée aux seuls rachats d'actifs est considérée sans contreparties physiques réelles. La correction du dollar à la baisse évite que cette QE (inflation monétaire) soit exportée aux autres zones monétaires (euro, yen et livre sterling. En clair, les États-Unis ne répercutent pas leurs déficits sur l'Europe, la Grande-Bretagne et le Japon. Et vice-versa, pour les politiques d'assouplissement monétaire en zone euro (LTRO), en Grande-Bretagne (QE) et au Japon (Abénomics).

Le système de « perfusions monétaires » en Occident s'établit « neutre », et explique la faible inflation voire un risque de déflation. Ce que certains commentateurs appellent la « stagdéflation ».

Si pour les pays occidentaux, la situation semble maîtrisée, il en va autrement pour les pays du reste du monde qui restent dépendants des liquidités internationales injectées par l'Occident. Tout d'abord, ces émissions monétaires des grands pays monétaires, issues du « pouvoir de seigneuriage », ne sont pas si négatives. Combien même ces puissances répercutent leurs déficits sur eux, puisque « ce sont des émissions monétaires créées ex nihilo », ce qui est vrai puisque elles ne sont adossées qu'aux seuls titres de dettes ? de la dette occidentale ? comparable à ce que les souverains médiévaux créaient en surplus de monnaie pour financer leurs dépenses, il demeure que cette création ex nihilo est utile voire nécessaire pour financer les pays du reste du monde « qui ne créent pas de monnaies internationales ». Et qui sont ces pays ? Si ce ne sont l'Asie, l'Afrique et l'Amérique latine.

Toutes leurs monnaies qui sont ancrées sur ce panier de grandes monnaies ne sont finalement comptabilisables qu'en fonction des réserves de change qu'ils détiennent pour assurer leur commerce extérieur et intérieur. Une dépendance monétaire unilatérale envers l'Occident.

4. La responsabilité de l'Occident envers les Etats du reste du monde

Et souvent les grandes puissances monétaires ne prennent en compte que leurs intérêts immédiats. S'ils prennent en compte les intérêts des autres régions du monde, il faut que ceux-ci concourent à leurs intérêts. Ce qui au fond est naturel, toute puissance voit d'abord qu'elle-même, et pour dominer.

Cependant, on ne peut oublier que le « pouvoir seigneurial » que détient l'Occident est d'« essence mondiale ». Il dépasse donc l'Occident. Et, par ce pouvoir, il a une responsabilité vis-à-vis du reste du monde.

Précisément cette responsabilité suscite des craintes, à voir le cours du prix du baril de pétrole (WTI) qui est descendu à moins de 77 dollars, et le taux de change euro/dollar à moins de 1,25 dollar pour un euro. Alors qu'au printemps 2014, le prix du baril de WTI culminait à 105 dollars, le Brent à 115 dollars, quant au cours euro/dollar, il était coté à 1,35 dollar pour un euro. Soit une chute du prix de pétrole de 27% et une dépréciation de l'euro de 8%.Et la situation de baisse pour le pétrole et l'euro ne s'est toujours pas stabilisée. Ce qui influe considérablement sur les économies des pays du reste du monde.

Qu'augure-elle la politique monétaire américaine ? Vise-t-elle à créer une raréfaction de liquidités internationales artificielle pour mettre en difficultés les pays du reste du monde et, de cela, s'imposer sur la scène internationale. Les revers subis sur le plan géostratégique par la superpuissance « d'abord face à la Russie, surtout dans l'« affaire de l'Ukraine », face à l'Iran qui bien que conciliant n'entend pas abdiquer à toutes les exigences euro-américaines, face aussi aux déboires enregistrées en Irak, en Syrie et en Libye, et enfin à la Chine que l'Occident n'arrive pas à dominer surtout avec un « yuan réfractaire à la politique monétaire américaine », sont-ils si importants que le reste du monde doit en payer le prix ?

L'Amérique comme l'Europe et le Japon ne sont-ils pas conscients de la responsabilité qu'ils ont, sur le plan monétaire, sur l'ensemble des économies du monde ? L'économie occidentale ne doit-elle pas tant au reste du monde ? Pourquoi ne pas chercher un compromis dans les politiques monétaires, et taire les dissensions, pour permettre aux peuples de sortir de la dépression ?

*Auteur et chercheur spécialisé en Economie mondiale