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Vie et mort du journaliste

par Belkacem Ahcene-Djaballah

Leur vie n'est pas la même : certains sont très jeunes, d'autres le sont un peu moins. Quelques-uns, assez rares, sont bien payés et beaucoup d'autres le sont bien moins et «tirent le diable par la queue». Il y en a d'heureux et il y en a de malheureux. Certains espèrent s'en sortir, d'autres sont décidés à se maintenir et quelques uns s'en foutent.

Ils sont près ou plus de quatre mille à pratiquer le journalisme, ce qui fait 2 000 à 3 000 familles et des centaines de mioches (1) à nourrir et à éduquer. Ils sont des dizaines (avec femmes et enfants) à vivre l' «enfer» (bien sûr, toujours pavé de bonnes intentions et de promesses des décideurs politiques et administratifs d'un côté et des «patrons» de l'autre) des logements dits sécuritaires, devenus des «ghettos», pour certains et ce, depuis déjà le début des années 90. Il y a, à peu près, 800 à 900 ou bien plus travaillant dans les régions, subissant les menaces quotidiennes des anciennes et nouvelles mafias locales et les caprices des autorités locales qui, bien souvent, et aujourd'hui plus qu'hier, détiennent les clés d'un bien-être matériel de plus en plus «compté». Ils sont, peut-être, 1 500 à 2 000 à peine, ou bien moins, à avoir un contrat de travail en bonne et due forme ; déclarés à la Sécurité sociale et donc assurés. Ils sont 2 000 à 2 500, ou bien plus, à être sous-payés, exploités, corvéables à merci. Ils sont, peut-être, à peine 1 500 à 2 000 (avant la confection de la fameuse carte nationale de journaliste professionnel, opération à peine commencée et qui traîne en longueur) à obtenir un ordre de mission ou une carte de leur organe de presse pour accomplir leur travail.

Toute cette situation malheureuse ne date pas d'aujourd'hui. Elle a existé mais, avec le développement du paysage médiatique national (environ 400 publications dont plus de 150 quotidiens enregistrés officiellement), elle n'a fait que croître en gravité. La liberté de la presse (réelle ou revendiquée et/ou souhaitée officiellement) est inversement proportionnelle à l'exploitation des travailleurs du secteur, et c'est, assurément, paradoxalement drôle (dramatique !) pour un champ qui se veut libre et libérateur.

Mais leur mort (celle des journalistes) est presque la même, surgissant brutalement et due aux maladies du siècle désormais si connues : accidents cardiaques, cancers, accidents de la circulation au cours d'une mission, maladies incurables, stress, déprime, etc. Autre point commun des journalistes en exercice, ils meurent tous assez jeunes car, si les journalistes de l'ancienne génération 60-70 et 80 vivent certes plus longtemps (jusqu'à plus de 80 ans, bien que rarement) ayant été, à mon sens, bien moins stressés sur le plan matériel, ceux qui s'escriment à continuer le métier d'une manière ou d'une autre, la soixantaine passée, ne jouissent pas assez longtemps de leur retraite. Mohamed Laidi un ancien d'El Moudjahid est décédé à l'âge de 63 ans et Khouri Salah l'a suivi juste après, à 61 ans à peine. Ils étaient, pourtant, assurés d'une certaine «sécurité».

Les journalistes en exercice, donc, meurent tous assez jeunes : Pour les décès recensés (signalés par la presse), 48,86 ans en 2005, 48,6 ans en 2006, 46,2 ans en 2007, 50, 5 ans en 2008 60,5 en 2010, 57 ans en 2013 et pour les 10 premiers mois de l'année 2014? 64, 5 ans, «sauvés» par les décès de cinq (très) anciens, à l'âge de 83, 80, 79, 78 et 82 ans . Sans ces cinq «rescapés», la moyenne chute à 61 ans. Sellal Nassima est morte (de maladie) à 27 ans, et Nadir Bensebâa à 44 ans (un accident de la circulation) (source : almanach-dz.com/société/personnalités/personnalités décédées). On est bien loin de l'actuelle espérance de vie à la naissance des Algériens : près de 77 ans (en 2013). Qui dit pire ? Pas beaucoup de corporations : nos hommes de religion, nos hommes politiques et nos moudjahidine ? que Dieu leur prête longue et heureuse vie - sont ceux qui vivent le plus longtemps.

Mystère (s) de la vie algérienne ?

Non ! Toute cette catastrophe a plusieurs causes, dont deux essentielles :

-Les conditions physiques, matérielles et salariales offertes aux journalistes par leurs employeurs dont certains sont de véritables «négriers», à la recherche effrénée de l'info' qui fait vendre (ou qui fait «plaisir»), jusqu'à celle de caniveau, exploitant tout particulièrement les jeunes et les nouveaux journalistes. Pour bien des titres et autres organes de presse, des salaires minables, pas de couverture sociale, parfois même pas de contrat de travail et un rythme de production insoutenable. A prendre ou à laisser !... le secteur public n'étant pas exempt de reproches, avec une amélioration (salariale? seulement) toute récente.

- L'immobilisme des structures étatiques concernées par la régulation et le contrôle, celles-ci (en tout cas les intentions) n'apparaissant qu'en temps de «règlement de comptes» et au tout début des mandats? ministériels. Les termes les plus élémentaires de la règlementation du travail et de ce qui était resté de l'ancienne loi d'avril 90 (avant la nouvelle la loi de janvier 2012) restant ignorés? pour des raisons bien souvent bassement politiciennes, de «pouvoir»? comme si un journal (quotidien) tirant deux ou trois mille exemplaires, ou bien moins, ou rien du tout, et ne se vendant pas, allait changer le cours des choses politiques. On récompense comme on veut, surtout lorsqu'on sait que la publicité commerciale et les impayés d'impression sont des sources d'enrichissement rapide : véhicule 4 X 4, nouvelle épousée, grand appart'ou villa, voyages?

Entre-temps, les journalistes algériens, qui ne sont plus assassinés (2) sont «tués à petit feu», minés par le stress, épuisés par le travail, menacés de chômage, bouffés par les cafards des hôtels miteux, des dortoirs et des hammams, rongés par la soif de réussir et de «dire», surpris par l'abîme qui sépare ce qu'on leur a promis sur les bancs de l'Université et la réalité?.Nos enfants «crèvent» avant l'heure avec pour seul bien un stylo à quat'sous. Parfois même pas un micro-ordinateur. Tout juste un «portable» (souvent «offert» par les opérateurs qui savent y faire) qui sert à tout !

La solution ! Elle ne peut venir (en l'état actuel des choses politiques? et de l'inorganisation de la profession, journalistes et patrons confondus), pour l'instant, que des Appareils de l'Etat, encore, hélas ou semi-heureusement, bel et bien présents dans le champ médiatique national. Nécessité fait loi ! Mais en partenariat très, très souple et compréhensif des volontés de liberté, avec les journalistes et les éditeurs. Difficile, vu l'inexistence d'un consensus autour des questions économiques et organisationnels et autour des principes de base de l'exercice de la profession au niveau de la corporation, tant au niveau du secteur public que du secteur privé. Difficile, aussi, avec un Etat (certains de ses hommes bien plus que les Appareils eux-mêmes) toujours à l'affût pour affirmer, coûte que coûte, sa force et sa présence.

D'abord par l'application stricte des termes de la réglementation générale du travail (contrats, rémunération, sécurité sociale).

Ensuite par l'application stricte des termes de la nouvelle loi relative à l'information, surtout ceux concernant la gestion des entreprises, dont la transparence des comptes et des mécanismes. Pour tous !

Puis, par la mise en place rapide, des diverses Autorités (avec des membres élus par la corporation et non pas désignés) afin de faire le tri entre le bon grain et l'ivraie.

Enfin, par l'adoption urgentissime de nouveaux textes de régulation comme celui de la publicité?..Un texte qui traîne en longueur (bien que l'on sache qu'en plus du fameux texte de Rahabi, rejeté par le Conseil de la nation mais jamais revenu à l'Apn qui l'avait adopté, trois autres projets ont été élaborés, l'un avec Djiar puis deux autres        avec les ministres qui ont suivi, mais sans jamais dépasser les interminables études internes. Tous stoppés en plein vol !). Pourquoi ?

La survie du journaliste et le développement du journalisme national, un problème de texte (s) ? Peut-être. Surtout une affaire de volonté ! Il s'agit tout simplement de ne pas faire appel aux «coupeurs de cheveux en quatre», aux revanchards, aux prétentieux, aux affairistes pollueurs, et aux adversaires objectifs de l'intérêt général et public?.

1) - Les chiffres sont des estimations et ne sont pas officiels

2) - Au cours des dix dernières années, dans le monde, 370 journalistes ont été tués (dont 123 en 2013?.) dans le cadre de leurs fonctions (source : Comité pour la Protection des journalistes, Cpj)? et 90% des meurtriers pour les crimes commis n'ont pas été traduits en justice. 683 journalistes ont été tués de 1992 à 2013 (voir liste complète in www.theguardian.com/media/ du 3 novembre 2014)

-A signaler que, depuis 2013, le 2 novembre est la Journée internationale contre l'impunité pour les crimes commis contre les journalistes.