Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Confins, espaces reliques, territoires... Entre frontières géographiques et frontières culturelles

par Nadir Marouf

Au cours de ces derniers mois, aussi bien les médias, la classe politique que l'exécutif évoquent, en des termes certes différents, la question des frontière, leur fragilité éventuelle, la capacité à en assumer la protection, sauf que le mode de gouvernance est plus ou moins occulté, soit au nom du " secret-défense " soit au nom de supputations ici ou là venant de la société civile. Récemment sollicité pour livrer une réflexion sur cette problématique, j'ai aussitôt avoué toute mon incompétence dans le domaine stratégique, militaire, et plus amplement géopolitique. Partant du lieu de mes seules compétences (celles de l'anthropoécologie et de l'anthropologie du droit appliquée au foncier) je me propose d'apporter ma contribution à un sujet fortement controversé, voir préoccupant, sous l'angle de la compréhension du contexte sociétal, non seulement des marges désertiques, mais aussi de ce qu'il convient d'appeler le " ventre mou " de la territorialité versus identité nationale. La présente réflexion constitue un rappel synoptique et critique tout à la fois de travaux publiés soit en Algérie soit à l'étranger et qui me paraissent fort utiles pour comprendre non seulement le passé, mais prévoir l'avenir, voire si possible prévenir des situations qui à la lecture de ces travaux déjà anciens, étaient prévisibles ou tout au moins anticipaient les réalités présentes.

Dans le premier cas, les confins frontaliers font l'objet d'une rétrospective critique sur les modes d'établissements humain propre à la mouvance nomade, les sociabilités sous-jacentes et le traitement normatif dont ils sont été l'objet depuis l'indépendance. Dans le deuxième cas, il s'agit d'une communauté enracinée dans un espace bien délimité, substrat " resnullius " et relevant d'une conception Ratzélienne (centrifuge, donc basée sur la vacance) du mode d'occupation territoriale. Cette réflexion sur les enjeux territoriaux n'est qu'un rappel succinct des travaux que j'ai eu l'occasion de réaliser, soit à titre personnel, soit au titre de rencontres scientifiques que j'avais pilotées dans le cadre de l'URASC (actuellement CRASC), et plus tard dans le cadre du CEFRESS (Université de Picardie).

La première série des travaux remonte au début des années 70 (ou un chapitre est consacré à la société Touareg " Terroirs et villages algériens ", OPU Alger, 1979). En 1980, une synthèse faisant état de l'évolution de la société Touareg une dizaine d'années après mes premières investigations, souligne le passage d'une société fondée sur la hiérarchie de commandement à soubassement marchand à celle ordonnée par le foncier (" Espaces maghrébins, la force du local ? ", coll. CEFRESS, ed. L'Harmattan, Paris 1995).

L'ensemble de ces travaux campent des réalités du passé, bien évidemment. Ce qui est suranné relève du factuel, du conjoncturel. Mais l'analyse anthropologique tente de faire superposer la diachronie et la synchronie : en quoi, l'effet du passé laisse-t-il entrevoir les réalités du présent ? Autrement dit, en quoi le présent, nonobstant son opacité actuelle telle que transcrite par les médias, est-il justiciable d'une qualification structurelle donnant toute sa force à la longue durée historique ?

En définitive, il s'agit de déduire en termes d'action à entreprendre le sens et l'enjeu de l'examen étiologique (pour user d'un terme médical) des faits relatés jadis. Il se trouve malheureusement que les Algériens ne se lisent pas, y compris les universitaires, chacun de nous se trouvant dans son île. Il arrive que nos collègues européens soient plus au courant de nos publications. Quant au lectorat de la classe politique, il n'est même pas utile d'en parler. Afin d'éclairer mon propos, j'avais avec quelques collègues et partenaires de l'ENDA (centre de recherche du CNRS localisé à Dakar) investigué sur le M'zab. Nous découvrions une communauté qui s'ingéniait à colmater les brèches de ce qui pouvait hypothéquer sa quiétude, venant de l'extérieur : d'abord la Révolution Agraire, qui risquait de porter atteinte aux palmeraies lesquelles, comme on le sait, sont non seulement des espaces cultivables (principalement pour l'autoconsommation) mais aussi des lieux résidentiels pour les familles qui quittaient le Ksar pour s'abriter dans leurs résidences d'été, plus propices au regard du climat. Les propriétaires ont édifié des clôtures en terre battue ou en parpaing en un temps record et ont fabriqué un réseau de voies de passage, rues ou ruelles vite baptisées de noms éponymes avec des plaques idoines, ce qui donne l'impression que la campagne s'est, comme par miracle, transformée en espace urbain, les palmeraies devenant ainsi de simples espaces verts entourant les maisons. La communauté mozabite a ainsi échappé au rouleau compresseur de l'Ordonnance du 08 Novembre 1971.

Quant au deuxième défit, il provient de la décentralisation des wilayas et des programmes spéciaux qui vont donner à ces dernières plus d'autonomie en matière du développement local. C'est l'épopée des zones industrielles publiques et privées. Le souci des mozabites était de ne pas se laisser envahir par des investisseurs " extérieurs " qui risquaient de casser la cohésion sociale entretenue depuis plus d'un millénaire dans cette vallée du M'Zab, occupée ex nihilopar les primo-arrivants expulsés de toute part (droit du premier occupant formalisé par le 'urf sous le nom de ?????). Le remède a consisté pour la communauté Mozabite à soumissionner massivement pour les appels d'offres en matière d'investissement en zone industrielle. Le zèle des soumissionnaires allait jusqu'à proposer, en marge du dossier technique ficelé à loisir, les vacances d'été pour les enfants d'ouvriers, les piscines attenantes aux sites industriels pour les familles du personnel etc., à telle enseigne que le modèle entrepreneurial n'avait rien à envier aux mœurs industrielles des pays du Nord. Cette stratégie maximaliste avait pour objectif de disqualifier ipso facto toute candidature concurrente, tant au plan de l'accompagnement socio culturel que des prestations sociales au profit du milieu ouvrier. Ainsi le patrimoine industriel du M'zab échappera aux intrusions étrangères à la communauté de base. On assiste alors à un rapatriement des capitaux investis dans le nord du pays du moins en partie, et aussi des populations mozabites qui étaient employées dans ces entreprises.

Une telle internalisation des biens et des hommes va donner lieu à un changement relationnel non prévu au départ : hier, dans les villes du nord, patrons et ouvriers constituaient une communauté de destin laquelle estompait ce que l'école marxiste désignait par le rapport antagonique capital / travail. Cette partition tend néanmoins à se reproduire après le retour au pays, la vertu solidariste du temps de l'exil ne jouant désormais plus dans le contexte du rapatriement des corps et biens. C'est là une première fissure sociétale contre laquelle les notables du M'zab s'efforceront de trouver remède.

D'un autre côté, les nouvelles générations qui pour la plupart ont fait des études brillantes en Algérie, en France, aux Etats Unis et ailleurs, reviennent au pays bardés de diplômes et s'emploieront prioritairement à faire fonctionner le patrimoine industriel local de leur ascendants. Mais il n'est pas question qu'ils vivent à la manière de leurs parents et grands parents. La structure urbaine voire architecturale des Ksours fait l'objet désormais d'une restructuration drastique qui va dans le sens de l'individuation des couples.

Cependant cela ne règle pas le problème de l'espace habitable sans compter les résistances des anciens. Une association nouvellement créée décide d'édifier ex nihilo un " Beni-Izgen bis " baptisé " Tafilalet ". Le village est nouvellement conçu et réalisé en un temps record sur une colline rocailleuse, sorte de resnullius mais considéré par les gens de " Beni-Izgen " comme une réserve foncière relevant d'un droit réel (bledeldjmaa) attenant à " Beni-Izgen ", mais qu'on ne peut comprendre qu'à la lumière du 'ûrf (ce qui ne faisait pas partie de la culture juridique des commis de l'Etat). Toujours est-il que ce village constitue un modèle du genre en Algérie : système de construction alliant le pavillonnaire et le collectif (trois entrées indépendantes dans le même plan de masse) pour des raisons de coût ; modernité et confort des habitations offrant toutes les palettes de dimensionnement en fonction des besoins des occupants ; offres de prix callées sur le coût de revient. Les personnes en difficultés financières, comme les veuves par exemple, sont invitées à étaler le payement à long terme et quelque fois exonérées pour des cas spéciaux.

Cette solidarité aurait fait pâlir de jalousie n'importe quel citoyen algérien. Le gros souci des Mozabits est que dans leur conception du droit foncier, les espaces périphériques aux Ksours, ceinturés de murailles constituent leur dépendances respectives.

Les premiers accros proviennent de ce que des populations extra communautaires sont venues s'installer au M'zab un peu dans le désordre, notamment les Ch'amba, d'anciens nomades dont la sédentarisation s'est faite à marche forcée depuis de le début du 20ème siècle derrière les murailles d'Al-'atf avant de s'étendre ailleurs, ce qui motive la colère de la communauté mozabite, arguant que ces réserves foncières extra muros relevaient d'un droit réel au profit des communautés de la pentapole, appelées à s'élargir et à déplacer en conséquence leurs enceintes comme cela fut fait périodiquement dans le passé. D'une part les auto-constructeurs venus d'ailleurs ne disposaient d'aucun permis de construire, d'autre part les autorités locales, notamment les services d'urbanisme ne comprenaient pas pourquoi les populations des Ksours contestaient les nouvelles constructions de la part des contrevenants dont le forfait relevait de la juridiction des services publics, selon l'avis de ces derniers (constructions " illicites " justiciables du droit public interne?).

Malentendu intéressant au regard de la querelle des normes et des légitimités, mais surtout significatif de l'ignorance totale de la part des instances de l'Etat quant à la réalité juridique en présence. Le même type de précédent, nous l'avons constaté lors de nos enquêtes au cours des années 70-80 ailleurs qu'au M'zab, dans le Touat (adduction d'eau potable pour les ménages, mais pompée sur les fogaras, propriété privée des usagers refusant de ce titre de payer les redevances ?) par exemple comme sur les terres de parcours de Magoura (les anciens cueilleurs d'alfa, considérant cette plante comme une manne divine produite sans l'effort de l'homme se voient contraints, du jour au lendemain, de livrer ce produit à l'antenne nationale, en qualité de travailleurs saisonniers exploitant une ressources appartenant désormais à l'Etat) ainsi on assiste à des malentendus qui rappellent l'arbitraire du Prince au début de la conquête coloniale de l'Algérie. Ce malentendu aurait sans doute été atténué si le législateur avait fait un effort de pédagogie.

A ces situations auxquelles l'Etat n'a pas compris grand-chose s'ajoute une mésalliance de plus en plus grande entre nouveaux arrivants dont les pratiques commerciales sont jugées peu vertueuses (secteur informel oblige) et les membres de la composante mozabite qui restent, en dépit de l'effritement progressif des vieilles solidarités, fidèles à une éthique économique qui aurait fait rêver Max Weber (l'auteur de : "L'éthique protestante et le début du capitalisme ") s'il avait visité le Mzab à la fin du 19ème siècle. La fresque ibadite constitue en effet le parangon de l'éthique protestante et de son rôle dans l'émergence du capitalisme.

En définitif, par-delà toutes les brèches auxquelles cette communauté a été confrontée et auxquelles elle a su trouver une réponse(*), la mésalliance entre deux communautés, celle des allochtones faisant feu de tout bois et celle d'autochtones qui ont gardé le goût de l'effort est devenue intenable, d'où le cortège de violences, attisées par la jalousie des uns et l'instinct de survie des autres.

Cette longue digression sur le milieu mozabite a fait l'objet de séminaires et d'enquêtes de terrain dans les années 80, au moment où je dirigeais l'URASC (actuellement CRASC).           Les publications de l'époque, même si leur audience était certes limitée, auraient pu être capitalisées par le décideur politique ou tout au moins par le législateur pour prévenir les risques. Mais encore une fois, les Algériens de se lisent pas !

Les réalités rencontrées dans la région du Hoggar ou du Touat relèvent de la même veine : un certains nombre de faits relatés il y a au moins trente ans constituaient les signes annonciateurs des déflagrations du Sahel d'aujourd'hui.

(*) je me souviens d'une réunion de Azzaba à El-'atf où les membres ont décidé de financer l'entrepreneur privé qui était chargé de réaliser le tout à l'égout de l'ensemble du Ksar en remplacement des fosses perdues devenant intolérables par le reflux nauséabond qui se dégageait au sein du ksar. Cette décision était prise après l'attente vaine de l'aide de l'Etat qui ne venait toujours pas. J'ai vu une personne signer un chèque de 3.800.000 DA. Cette personne, dans le commerce, ne vous ferait pas cadeau d'un centime. Cet apparent paradoxe exprime l'âme profonde d'une communauté minoritaire qui, parce que minoritaire a toujours redoublé d'effort pour survivre.

Grille de lecture des travaux qui inspirent la présente contribution

Le premier document traite des frontières à partir de la doctrine juridique (article de feue Naima Borsali). Transposé dans le cadre afro-maghrébin le modèle stato-national européen, invention du capitalisme tardif (19° siècle), s'avère une cote mal taillée notamment sur les confins méridionaux du Maghreb, et plus singulièrement l'Algérie qui est entourée de plus de 8000 km de frontières (méditerranée comprise) dont 7000 avec les pays riverains. Le tracé au cordeau de ces frontières avec la Libye, le Niger, le Mali, la Mauritanie et le nomansland Saharo-marocain constituent un artefact colonial faisant de la mouvance nomade des réseaux à la fois onomastiques et marchands, sans oublier les ramifications confrériques, le tout donnant lieu à un écosystème mouvant en rapport avec les caprices du climat (sècheresses périodiques) d'un côté et de la prédation tribale de l'autre.

Ces questions ne peuvent pas être prises en compte par la littérature juridique ; néanmoins elles transparaissent dans le volet jurisprudentiel. En tout cas l'article de Naïma Borsali qui a participé en 1987 à un colloque international que j'avais organisé à Taghit dans le cadre de l'URASC (Espaces maghrébins, pratiques et enjeux, coédition ENAG-CNRS) montre aisément les ambiguïtés de la procédure de territorialisation d'espaces " nationalitaires " dont le mode d'existence et d'effectivité se limitait au réseau intertribal au contraire du TOPOS (la toponymie primant sur la topographie).

Le deuxième texte, extrait du livre : " Espaces maghrébins : la force du local ? " (édition l'Harmattan, collection CEFRESS s/d Nadir Marouf), reprend au terme d'une mission que j'avais effectué dans les années 80, un travail entamé une dizaine d'années plutôt et publié à l'OPU sous le titre : " Terroirs et villages algériens ", le texte récent de l'ouvrage qui précède apporte quelques précisions en signalant une légère évolution dans les rapports contractuels qui lient désormais les m'rabtin (d'obédience " arabe ") venant du Nord (Aoulef, Ain-salah, Reggane etc) et les fractions Dag-Ghali du Hoggar. Cette cohabitation patrimoniale portant sur les terres constitue une révolution inédite dans l'histoire du monde Touareg. Son acculturation au droit musulman en matière successorale est récente (fin 19° début 20°) ce qui constitue un indice de mutation de l'ordre pastoral à l'ordre foncier (d'où le titre de l'article).

Dans cette conversion obligée, le monde Touareg, qu'il s'agisse du territoire algérien, nigérien ou malien, voire mauritanien (les Hassani et les Rguibat), tourne le dos au grand commerce caravanier transsaharien battu en brèche désormais par la traite Atlantique dont les acteurs sont d'une part les armateurs européens (Nantes, Gènes, Lorient, Toulon, Carthagène, Cadix etc) et d'autre les roitelets africains (Royaume du Dahomey actuel Benin, Golfe de Guinée etc).

Le déclin nomade après le rétrécissement de son espace d'activité qui était fondé à la fois sur le commerce et le Ghezou (économie de capture, notamment des esclaves) à l'instar de la Course pratiquée à la même période en Méditerranée, trouve son épilogue dans les nouvelles alliances nouées avec des groupes jadis subalternes.

Désormais, les transactions foncières entre Touaregs et Arabes (se sont sans doute des Berbers zenètes originaires du Touat et du Tidikelt) qui étaient de simples roturiers et dont la promotion au rang de M'rabtin est concomitante avec leur migration vers le Hoggar et vers le Tanezrouft (Nord Mali-Niger), dominent la vie sociale et materielle, notamment à Idelés, Abalessa et Tifert Tanafella (Tifert haut des " Tolbas ") et Tifert Tanatara (Tifert bas des " Harratins ").

A ce déclin de première donne, vient s'ajouter " la revanche des gueux ", c'est-à-dire la promotion des Iklan (esclaves) et Iklan-tawsit (serfs) grâce à la réforme agraire méconnue alors du grand public, qui prônait le mot d'ordre " la terre à celui qui la travaille " (Ben-Bella 1965). Pour ceux qui connaissent le sens de l'honneur chez les Touareg, ces derniers préféraient mourir que de " s'abaisser " à travailler la terre.

Les nouveaux promus à la propriété foncière (notre enquête menée en 1980 à Abalessa et Tifert) exultaient mais ont vite déchanté : le sabotage des canalisations souterraines (copiées sur le système des fougaras du Touat et du Gourara et érigées sous la conduite des M'rabtin " Ouled Sahboun ") a obligé les nouveaux propriétaires de s'équiper en motopompes cédées gratuitement par l'Etat. Mais deux inconvénients majeurs sont venus hypothéquer une telle innovation hydraulique : premièrement les faibles réserves d'eau disponible au fond du puits creusé (au contraire du caractère cumulatif du système foggarien) pousse le propriétaire à abandonner son champ pour essayer de s'installer ailleurs, ce qui n'est pas une tâche facile.

Deuxièmement les pièces de rechange, dans un environnement hostile (vents de sable fréquents et encrassement des pièces) sont fort demandées alors qu'elles ne sont disponibles à l'époque que dans les points de ventes SONACOM d'El-Harrach ou dans les capitales régionales du Nord. Le promu à la propriété est arrivé à regretter le bon vieux temps, en ce sens que jamais l'expression de " servitude volontaire " (De La Boétie, 16° siècle) n'avait pris autant d'acuité que dans ce contexte de désaffection de la production agricole consécutive aux pannes fréquentes.

En revanche, s'il y a une révolution qui compense au plus haut degré la désillusion agricole, c'est celle de la scolarisation. Les enfants des couches subalternes (Iklan, Iklan Tewsit, idem plus au Nord chez les harratins du Touat, du Tidikelt et du Gourara) ont profité de l'école alors que la noblesse Touareg est resté rigide dans sa fierté originelle et dans son refus de se conformer aux nouvelles règles du jeu.

Ce que je décris là commence au début des années 70. La revanche des gueux ne concerne pas que le Hoggar car le même phénomène s'est produit partout dans le Sahel, à cette différence que les Iklan Bambara des Touareg du Niger et du Mali n'ont pas eu droit à la terre, le seul privilège restant celui de la scolarisation massive pour ceux qui ont migré vers les centres urbains (Bamako, Gao, Mopti, Niamey, Tamanrasset etc). Ces fils d'esclaves vont devenir progressivement les futurs cadres, voire l'élite d'aujourd'hui, tout au moins dans leur région respective.

Ce tableau général doit être cependant relativisé, car la violence entre Touaregs du Sahel et anciens esclaves chez lesquels se recrutent les tenants du pouvoir actuel au Niger et au Mali, est à la mesure de la sujétion séculaire, qui n'a pas été tempérée par les actions réparatrices des Etats concernés, contrairement à l'Algérie, même si ces actions n'ont eu qu'un effet limité.

Il faut rappeler à cet effet que l'armée algérienne à opté pour la prise en charge des populations du Hoggar toutes couches confondues, notamment par la distribution du blé dur durant au moins deux décennies. Les populations du Hoggar bénéficiaient ainsi de la magnanimité de l'Etat rentier algérien, chose qui n'était guère possible pour les Etats voisins. Cela explique que la fracture y a été plus grande.

Chez nous il y a eu ce qu'on appelle une involution voire une résilience, autrement dit une gestion de la crise qui a pu prévenir des explosions comparables aux pays voisins grâce à la distribution de la rente et cela bien avant que cette mesure ne se propage au Nord du Pays subséquemment à la politique de réconciliation nationale.

Je pense que ces rappels historiques, sans doute sommaires, permettront néanmoins une relecture de mes enquêtes déjà anciennes en ce sens que la situation des années 70 - 80, préfigurait ce qui se passe aujourd'hui sous nos yeux au Sahel et dans une moindre mesure dans nos régions méridionales. Cela aurait pu se produire chez nous. En effet nous avons connu les velléités de révoltes Touareg, manipulées tantôt par El Ghedafi qui rêvait de fabriquer la grande république saharienne, tantôt par Hassan II qui voulait fabriquer dans le dos du gouvernement Boumediene un Polisario-bis en la personne des Touareg (cf. l'incident du Cap Sigli). Ces tentatives ont été déjouées, mais si la tendance reste relativement calme, il y a lieu de penser que le paternalisme " nordiste "qui se manifeste sous les formes les plus diverses risque de réveiller un jour les enfants de Tin Hinan. La solution structurelle et à long terme consiste moins à protéger nos frontières que d'inventer une politique d'aménagement du territoire à l'échelle régionale (bien au-delà de l'échelle de la wilaya) qui donne sens à une planification véritable sur le long terme et à une répartition équitable des ressources entre le Sud (producteur de richesses) et le Nord (donneur d'ordre).