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Le sourire du «perdant»

par K.Selim

Les Tunisiens ont voté et la fin du monde n'est pas arrivée. Les islamistes d'Ennahda ne sont pas en tête et ils ne sont pas en colère. Rached Ghannouchi a même pris l'initiative d'appeler Beji Caïd Essebsi, chef de Nidaa Tounes, pour le féliciter de sa victoire. Du jamais vu dans le monde arabe ! Mais en réalité, cela ne surprend que ceux qui jouaient, en forçant le trait, les Cassandre.

La Tunisie n'est pas l'Algérie du début des années 90, elle en est le dépassement politique et éthique. Elle l'a été constamment durant la transition dans le cadre d'un processus âprement négocié mais qui est demeuré pacifique. Pourquoi un parti comme Ennahda perd-il la première place dans l'échiquier sans perdre son flegme et son sourire ? Sans doute parce qu'il y gagne quelque chose de plus important : de la crédibilité démocratique. On ne peut refaire l'histoire, mais il aurait manqué à l'Algérie après octobre 1988 un dirigeant islamiste de l'intelligence de Rached Ghannouchi. Entre un Abassi Madani, aveuglé par l'effet foule et un Mahfoud Nahnah, à l'image déjà trouble dans la masse, il a manqué un Ghannouchi où l'affirmation d'une identité «islamiste» ne fait pas perdre le souci de prendre en compte les frayeurs des autres couches sociales.

La seule manière de répondre à ces frayeurs était bien de composer, de négocier, de rechercher des consensus au lieu de renforcer les clivages. Ghannouchi, il est vrai très instruit par l'expérience algérienne, s'est donné le but stratégique de prouver qu'un parti islamiste peut aussi être démocratique. Il est difficile, aujourd'hui, qu'il concède de bon cœur à la «défaite» de son parti de le lui contester. Mais l'ambition du «perdant» est beaucoup plus grande, elle va au-delà de la Tunisie : démontrer que dans un pays musulman des laïcs et des islamistes peuvent être réunis dans une démocratie. Le précédent aurait pu être algérien, il a été dramatiquement raté. Il est indubitablement tunisien et il est en passe de réussir.

La Tunisie n'est pas un «modèle» mais elle envoie un message clair : on peut changer de régime et passer à un autre niveau de développement politique et historique d'un pays grâce à la «politique». La Tunisie n'a pas seulement réussi parce que les puissances externes n'ont pas tenté, comme cela s'est passé ailleurs, de chahuter le processus de transition. Elle a réussi d'abord par le «consensus» général sur le fait que le pays a besoin de continuer à travailler et à fonctionner et qu'il faut éviter d'aller vers des confrontations destructrices. Le parti vainqueur des élections a le triomphe modeste car il sait que pour faire marcher le pays, il lui faudra aller au-delà des forces, hétéroclites, qui le composent.

Cette victoire n'est pas un cadeau tant les difficultés sont grandes dans le domaine économique et social. Et la Tunisie, fortement arrimée aux économies européennes, ne doit pas s'attendre à des embellies sur le moyen terme. C'est probablement aussi une raison supplémentaire du «soulagement» d'Ennahda. Il reste qu'un processus démocratique n'est jamais définitivement gagné et que les Tunisiens devront veiller à préserver ce consensus dynamique qui empêche tout retour en arrière et qui projette le pays dans l'avenir. Un pas important a été fait. Beaucoup reste à faire. Mais la Tunisie est en marche. Elle est le pays le plus avancé du Maghreb et du monde arabe. Elle n'est pas un modèle, elle est une référence.