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Sociétés globales et environnement : normes et valeurs en devenir

par Nadir Marouf *

Par ces temps pollués politiquement, socialement et économiquement, où le monde arabe se donne en spectacle, je constate l'excellence d'un certain nombre d'articles publiés dans les rubriques du Jeudi. Ma contribution consiste à montrer que plus le monde s'enfonce dans les conflictualités browniennes, moins il est apte à prendre conscience de la grande bataille qu'il est appelé à livrer irrémédiablement à l'ennemi primordial auquel l'humanité aura à faire face : la vengeance de la biosphère. J'avais, avec l'aide de quelques collègues, esquissé une maquette des sciences de l'homme, adossée à l'Université de Tlemcen. Ce projet est en hibernation. En attendant des jours meilleurs, je voudrais livrer une réflexion qui constitue un des six axes de l'avant-projet de MSH, et tout à la fois une plateforme en appelant à un partenariat international en réseau. Cet axe s'intitule : Cultures, sociétés, environnements : pour une anthropologie de la complexité.

CADRE GENERAL DE LA REFLEXION

Jamais les relations entre les sociétés humaines et l'environnement n'ont été aussi critiques, tant du point de vue de l'impact des activités humaines sur les systèmes naturels que d'un point de vue cognitif et perceptif. En effet, cette fin de vingtième siècle que nous venons de quitter s'est caractérisée par la multiplication d'événements extrêmes dans diverses sphères : économique, sociale, politique et environnementale (krachs et rallyes boursiers, violence urbaine, Ouragans, tempêtes, sécheresse, inondations, incendies, insécurité alimentaire ou contaminations). Sans rapport en apparence, ces phénomènes ont en commun qu'ils ébranlent le système de cordonnées et de référentiels spécifiques des sociétés industrielles. Les conséquences de la «modernité» se traduisent par des ruptures, qu'il s'agisse des cycles naturels globaux ou des conditions sociales d'existence de l'homme. De nouveaux objets «hybrides», tels le «trou d'ozone», «l'effet de serre» ou les «pestes végétales», font leur apparition sur la scène publique et politique, rendus responsables des dysfonctionnements, des détraquements, de l'écosystème voire de la biosphère.

L'instrumentation généralisée de l'action humaine, due à un déploiement scientifique et technique jamais égalé, a démultiplié les capacités d'intervention de l'homo economicus, y compris sur lui-même et surtout à une échelle sans commune mesure avec le passé, générant des hybridations qui laissent interrogatifs. Les frontières entre humains et non humains deviennent plus floues, des «techno - natures» adviennent qui par ailleurs sont le résultat d'une transformation parfois non intentionnelle des écosystèmes et de la biosphère (comme peut le montrer pour exemple le «trou d'ozone»). Les sciences et les techniques, vecteurs de développement et de confort, se retrouvent sur le banc des accusés car elles contribuent à la crise de l'environnement et de ce fait à la mise en cause d'un monde fabriqué pour l'homme et ses désirs, au détriment de l'équilibre des écosystèmes. La connaissance, à la manière d'un Janus, se laisse entrevoir dans une double face, positive et négative à la fois, contribuant à notre bonheur mais nous conduisant aussi à notre perte. D'elle, nous attendons des solutions à la crise environnementale, dont nous savons maintenant qu'elle en est aussi la cause. «Nos œuvres nous échappent» pour reprendre l'expression de Philippe Roqueplo. Il s'ensuit une discussion, sur les croyances, les systèmes de valeurs, les manières de vivre, les processus de décision ; bref des normes sociales souvent impuissantes à assurer, dans ce contexte d'incertitude, les réponses appropriées et susceptibles de guider nos orientations et comportements. Les professions de foi dans la science et le progrès se mettent à vaciller et l'on voit apparaître une «structure nouvelle et trouble faite d'opportunités et de risques», nécessitant un nouvel apprentissage collectif du vivre ensemble. C'est en effet toute notre vision du monde qui se trouve «chahutée» par l'apparition de nouveaux référentiels et échelles d'appréhension de l'espace comme du temps. Comment par exemple intégrer dans nos schémas mentaux et cognitifs la temporalité propre aux cycles naturels (cycle du carbone, de l'eau, de l'atmosphère etc.) sans rapport avec celle du présent, fondatrice de l'action collective; comment encore diminuer, au niveau sociétal, cette préférence pour le présent immédiat, dans la mesure où, ne serait-ce que pour des raisons physiologiques, l'homme a une vision tirée vers le court terme.

Ce sont les fondements anthropologiques de nos sociétés, construites autour des notions de frontières, de territoire, d'identité, de valorisation des ressources et de leur intensification, de rationalité et d'objectivation qui sont désormais sujettes à caution du fait des «limites» environnementales rencontrées, symptômes de la radicalisation de la modernité et de la complexification liée aux effets multiples, imprévisibles et incontrôlés de nos actions à des échelles inconnues jusqu'alors. Giddens et Beck, pour qualifier cette seconde modernisation, parlent de «société réflexive» dans laquelle «pensée et action se réfractent constamment l'une sur l'autre». Nous avons appris à répondre aux menaces de la nature en développant des artefacts et en accumulant des connaissances. Mais nous sommes livrés sans défense aux menaces résultant de nos industries et de nos techniques. Les dangers comme le dit Beck deviennent «les passagers aveugles de la consommation normale». Ils se déplacent avec le vent, l'eau... sont présents en tout et en chacun pour pénétrer avec l'entremise de ce qu'il y a de plus vital, l'air que nous respirons, la nourriture, les vêtements, l'aménagement de nos villes et de nos lieux d'habitation, jusqu'aux zones les plus protégées du monde moderne, «si bien contrôlées d'ordinaire».

Certes, la relation tout à la fois nourricière et conflictuelle entre l'espèce humaine et son environnement remonte à des temps immémoriaux, mais ce couple indissociable humanité/nature est resté quasi immobile et dans une relation à courte portée des millénaires durant. Au vingtième siècle tout change sous le double effet de la puissance scientifique associée à la technique et d'une croissance démographique sans précédent ; d'exceptionnelles accélérations ont affecté l'humanité et son environnement, appelant à une inflexion des rapports entre les sociétés humaines et leurs natures. Les matrices cognitives et normatives qui définissaient les principes d'action, les évolutions souhaitables et les modalités de pensée comme de connaissance, dans un monde où étaient mises en avant de manière systématique l'exceptionnalité humaine et la maîtrise de l'homme sur la nature («domestiquée») ne sont plus adaptées à un univers de non prédictibilité. Ce qui en appelle à la découverte de modes d'apprentissage et d'ajustements fondés sur de nouveaux principes et de nouvelles valeurs, objets de croyances, certains invoquant même la nécessité d'une conversion religieuse (Mary Douglas) voire d'une nouvelle ascèse. De manière analogue, à la conceptualisation de la crise paradigmatique proposée par Kühn, les matrices antérieures fondées sur des principes de certitude (progrès, partage des bénéfices, exploitation des espèces végétales et animales pour le bien de l'homme) ne permettent plus de penser les relations changeantes et labiles entre les hommes, mais également dans leurs interactions avec le milieu vivant (dans une acception des écosystèmes entendus en tant qu'organismes vivants). L'envers de la nature socialisée se trouve être «la sociétisation des destructions naturelles», lesquelles exigent que nous les intégrions dans nos systèmes de pensée et habitudes pratiques.

Ce sont toutes nos règles de vie quotidienne qui sont mises sens dessus dessous et qu'il va nous falloir réaménager. Les fondements juridiques de l'action sont eux-mêmes battus en brèche car ils sont impuissants à rendre compte des faits constatés, à encadrer ces «objets d'environnement». L'inflation de programmes d'intervention, de doctrines, de conférences, élaborés dans les enceintes européennes et internationales, peut s'interpréter comme le résultat d'un déficit de normes en la matière et la volonté d'inventer plutôt que d'imposer un nouveau cadre d'action collective. L'irruption de l'environnement dans le débat politique européen et international a fait surgir en effet une rhétorique construite autour de concepts, producteurs de principes de référence au contenu incertain et non stabilisé («biens publics globaux», «développement durable», «paysage comme patrimoine mondial» etc.) laissant une relative liberté d'interprétation d'un pays à l'autre dans la mise en œuvre de politiques et de modes d'action environnementales. Le caractère cérémonial et dialogique de ces «messes internationales» vise autant à l'apprentissage de règles définies en commun, en dépit des différences et des spécificités de chacun, qu'à la conversion des acteurs sociaux - indistinctement de leurs appartenances (sociales, géographiques) - aux principes nouveaux qui doivent régir les relations entre les sociétés humaines et leur environnement. Donner une légitimité à des objets environnementaux souvent non visibles et dont les effets, lorsqu'ils se font sentir, ne concordent pas avec la temporalité sociale, implique des mobilisations collectives et des protocoles ritualisés (ce n'est ainsi pas le fruit du hasard si des chefs indiens sont convoqués à ces messes. La finalité est de créer un sentiment collectif («une conscience collective») pour susciter l'adhésion à une réalité «fractale» aux logiques vagues, flottantes, épousant des frontières incertaines (élévation du niveau de la mer, trou d'ozone, érosion de la biodiversité, invasion par de nouveaux virus ou par des espèces qualifiées de telles) modélisées par les experts, les scientifiques et relayées par les associatifs (O.N.G.).

Pris dans cette perspective, ces rituels planétaires apparaissent comme des moments clef de socialisation et d'élaboration de réponses sous forme de normes, de dispositifs techniques susceptibles de garantir tout en les redéfinissant certaines orientations de la société. La place de la croyance dans la maintenance de ces normes et systèmes experts (ingénieries écologiques, énergies alternatives, écologie industrielle etc.) est d'autant plus nécessaire que, compte tenu de l'inachèvement des savoirs et de leur imperfection, ils ne suffisent pas à stabiliser le monde ni à engager «durablement» la société, la sphère du privé (les entreprises) comme celle du public (les administrations) et peuvent à tout instant être remises en cause voire délégitimées ou encore malmenées par le lobbying corporatiste. Soumises donc à des controverses et à des négociations permanentes, ces normes sont instables, adaptatives et leur cristallisation temporaire. On comprend dès lors que les mécanismes de l'adhésion en soient rendus plus difficiles. Comment croire quand tout change continuellement, lorsque les événements exceptionnels deviennent l'ordinaire, comment traduire pour les rendre effectives des normes définies à des niveaux différents mais complémentaires de territorialité (local, régional, communautaire, continental et international)...

Les sciences de l'environnement (écologie, biologie, climatologie) ne sont pas assises sur des vérités scientifiques solidement établies et vérifiées. Bien au contraire elles sont sujettes aux incertitudes et aux controverses, n'échappant pas de ce fait aux valeurs et aux intérêts sociaux divergents des groupes en présence.

Le philosophe des sciences J. Ravetz, en ce qui concerne les responsables politiques, avance l'hypothèse d'une inversion des rapports traditionnels entre les faits scientifiques dits «durs» et les opinions subjectives qualifiées de «molles», affirmant que «désormais nous aurons de plus en plus besoin de décisions dures prises par des hommes politiques pour lesquelles nous disposons d'évidences molles ou sujettes à controverses» et de conclure «il faudra apprendre à nous servir de l'ignorance comme nous savons déjà nous servir de la connaissance». C'est ainsi l'heuristique de la science, tout comme le programme à la fois de Descartes et de Kühn, qu'il nous faut repenser : compléter la démarche scientifique par un autre «Discours de la Méthode», adapté aux questions pour lesquelles autant les enjeux que les incertitudes s'avèrent majeurs. L'idée même d'une science «normale» est ébranlée, car là où elle s'attachait à opposer théorie et pratique, compréhension et action, fait et valeur, connaissance et ignorance, il s'agit dorénavant, pour aborder des problèmes complexes, d'organiser leur complémentarité. Certains parlent alors de «science post-normale» qui, loin de conduire à une différenciation très poussée des disciplines, tente plutôt d'organiser leur dialogue au travers de l'interdisciplinarité, ce qui revient à remarquer comme le formule Ph. Roqueplo, qu'une «approche interdisciplinaire ne peut fonder son objectivité sur les méthodes de validation qui sont celles de la science classique ; elle doit trouver son autorité dans les seules qualités subjectives de ceux qui l'élaborent.»

En conséquence, l'environnement n'est pas seulement un compartiment de plus dans les spécialités de la sociologie (travail, famille, culture etc.) mais il devient un enjeu transversal de la dynamique mondiale des sociétés, nous invitant à un nouveau fondement anthropologique où la place de l'homme serait à redéfinir en fonction de contraintes environnementales forts différentes de celles connues auparavant. Enjeu qui implique non seulement la remise en cause de bon nombre de nos comportements sociaux, mais également de nos «habitus», de nos représentations sociales et styles de vie. Bien plus, il redéfinit les rapports établis entre science et valeurs, science et droit; rapports constitutifs du soubassement institutionnel des sociétés industrielles. Le caractère incertain, parfois contradictoire des informations disponibles, fait que de nouveaux participants viennent enrichir la communauté scientifique, l'obligeant à inclure des aspects, telles les valeurs et l'éthique, que les scientifiques doivent dorénavant incorporer dans le processus même de la connaissance.

Dans ce nouveau type de science, le dialogue, les débats, les controverses (souvent médiatisées) jouent un rôle de premier plan car ils permettent des accords sur des faits non consolidés et soumis à des renégociations constantes. De nouveaux participants, ne faisant pas partie des pairs traditionnels, au sens «normal», de la science, sont amenés à jouer le rôle de passeurs et à assurer une diffusion plus large de cette connaissance «incertaine» que doivent s'approprier les acteurs sociaux pour prendre des décisions dans un monde laissant dubitatif quant à ses évolutions et infléchir les comportements quotidiens dont on sait qu'ils peuvent avoir des effets environnementaux pervers, même si leurs conséquences ne sont pas connues avec exactitude. Ce que l'on peut qualifier de «crise de l'environnement», associée aux tentatives d'y répondre conduisent à des situations inédites d'expérimentation sociale de production de valeurs, de normes, de règles sans cesse appelées à des corrections et à des révisions constantes, éclairées des informations toujours rediscutées, en fonction du contexte d'incertitude, l'évolution des connaissances et l'acceptabilité sociale de ces nouveaux risques.

Avec les problèmes d'environnement se profile la figure d'une société cognitive, fondée sur la réappropriation par les acteurs collectifs de la connaissance scientifique, ce qui en appelle à la mise en place de dispositifs inédits comme les conférences de citoyens et les conférences de consensus qui réinventent la démocratie. Ces nouvelles sciences, en raison de leur manque d'assises validées, au fait qu'elles ont trait à la survie des espèces dans leur globalité ne sont pas «ésotériques», mais répondent aux préoccupations du «commun», en tant que producteur, consommateur, parent et simplement être humain. Sciences qui pénètrent les domaines du privé et du sacré. Quant au droit, il n'échappe pas plus à ces nouvelles modalités comme l'ont montré certaines décisions juridiques à propos d'affaires où les controverses et les incertitudes furent la règle (sida, organismes génétiquement modifiés). Le juge, dans les situations de disputes environnementales, est tenu de donner des conséquences juridiques aux incertitudes, ce qui le conduit à un travail de réappropriation intellectuelle de la connaissance scientifique, partie prenante de ces controverses. La science alors, dont l'extension déborde la sphère du public pour se propager dans celle du privé, joue un rôle notable dans la production des nouvelles normes environnementales. Cependant, celles-ci sont le produit de compromis croisés, toujours susceptibles de faire l'objet de nouvelles discussions et de nouveaux accords. Par exemple, dans le domaine de la pollution de l'air, plusieurs rationalités sont en concurrence ; les normes apparaissent comme le résultat d'ajustements entre des intérêts divergents. La rationalité scientifique, qui vise à protéger face à un risque environnemental l'ensemble de la population, où la méthode scientifique et empiriste peut amener à des valeurs limites difficiles à atteindre ; la rationalité économique ou industrielle qui cherche à protéger le développement des industries concernées ; la rationalité politique expression de la base sociale (l'électorat par exemple) et enfin la rationalité sociale où l'acceptabilité résulte d'une négociation entre avoir une meilleure qualité de l'air et maintenir ou protéger son mode et style de vie (déplacements, loisirs, voyages en avion etc.).

La norme apparaît ici comme un arbitrage ente les positions défendues par les acteurs, l'expression des rapports de forces sur un sujet donné à un moment particulier de la temporalité sociale, mais nouveauté, elle intègre des critères extérieurs aux relations humaines, à savoir par exemple, la capacité de résilience du milieu vivant et naturel face aux pressions anthropiques. Elle est de ce fait le produit d'un débat collectif élargi à des entités non spécifiquement humaines avec lesquelles il faut composer. Des enjeux différenciés expliquent la diversité de ces normes, dont la légitimité repose sur des connaissances imprécises et qui justement, en raison même de cette imprécision, doivent d'autant plus susciter l'adhésion, pour entraîner de nouvelles pratiques sociales. Par l'évolution du savoir et des sensibilités aux questions écologiques, l'adaptation des industries et l'innovation des technologies environnementales, permettent de réviser périodiquement les seuils des normes, de les redéfinir sur la base du dialogue. Le challenge de l'environnement est l'apprentissage collectif d'une démocratie cognitive ou les non-initiés sont conduits à devenir des experts au même titre que les savants, d'où l'insistance pour une intégration des savoirs vernaculaires dans les savoirs savants. C'est aussi un pari dialogique où la compétence communicationnelle joue un rôle de premier plan dans l'apprentissage collectif et socialisant pour un domaine jusqu'alors exclu de la dynamique sociale, c'est-à-dire celui de l'environnement.

Cette réflexion constitue moins un programme qu'un cadre d'orientation et de réflexion sur les questions d'environnement. A la différence des objets sociaux, l'environnement est à l'interface de plusieurs disciplines et toute recherche, voire séminaire de réflexion, impliquent la mobilisation de plusieurs spécialités disciplinaires. En conséquence, les résultats produits dans ce domaine n'ont de légitimité qu'en tant qu'ils ont été l'objet d'un accord entre les différentes disciplines convoquées. L'échange et le dialogue font partie du dispositif de production des connaissances et toute position de surplomb d'une discipline par rapport à une autre ne peut dans ce domaine qu'avoir des effets contre-productifs. L'environnement constitue également l'apprentissage d'une autre manière de faire la recherche, voire même de déconstruction de la normalité attachée à l'idée du «Métier de sociologue».

* professeur émérite en anthropoécologie (Université de Picardie Jules Verne)