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A quoi rêvent les agneaux ?

par El Yazid Dib

Les loups ne se mangent pas entre eux, dit un proverbe ; mais le proverbe ne dit vrai que quand les loups sont sur leurs pattes, tandis que, même la faim au ventre, les lions ne touchent pas, de leurs nobles ongles, à un autre lion abattu.Jules Barbey d'Aurevilly

A quoi rêvent en fait les agneaux ? A manger les loups ? Non, ils n'ont pas les crocs nécessaires. A ne pas être leur proie ? Non plus, ils n'ont pas la bonne défense. Dilemme difficile. Rêve complexe et antinomique. Les images ne collent plus. Des canines contre de la laine, le combat reste toujours inégal, félon et inhumain. Animal.

Le pays a assez subi d'affres et de désagréments. Sa jeunesse est en attente d'espoirs par des solutions viables et non précaires et momentanées. Ses seniors en attente d'une mort tranquille et déstressée. La crise algérienne n'est pas étrangère. Elle ni financière, ni économique. C'est tout simplement une crise de droits et de devoirs. Si un droit devient par la magie de tournures un privilège, le devoir est vite déclassé selon la même magie.

Wallah personne ne semble être dans une peau de bonheur. Tout ce qui se dit sur des fortunes et des noms, des empires et des patrons n'est qu'une réalité qui se refuse à s'admettre et qui force la certitude. Une réalité difficile parfois à se mettre dans une vraie actualité. Des gens frôlant le désarroi, d'autres frimant de milliards. Des visages chiffonnés, cernés, blêmes et d'autres peu et moins visibles, sont tellement épanouis que l'on dirait des têtes d'étrangers. Les uns jalonnent les rues et s'attablent aux cafés, les autres se vautrent dans la rutilance des sofas. Semblant vivre sous un même ciel, partageant la même espèce de pièces d'identité ; ils se différencient les uns par un besoin, les autres par un luxe. Le pays, le leur est toujours en attente de quelque chose. D'une échéance l'on tente d'en faire un programme. D'un scandale, l'on fait un menu du jour. Puis, plus rien. Tout se tasse. S'enlise. L'attente devient un horizon que tout le monde guette suivant sa propre vision des choses. A quoi rêvent les loups ? A quoi rêvent les agneaux ? Un rêve contradictoire. A rien. Les premiers en fait ne rêvent pas. Ils agissent. Ils marchent, construisent, circambulent, nomment et dégomment. Les seconds, enfin le reste ; ils regardent, s'essoufflent et se résignent. Ce serait une erreur de soutenir que la possession de « connaissances » ou de « liens solides » est un état louable en soi. Le faible qui, nourri de patience ; est encore supérieur au fort dont la vie déborde d'impatience. A chaque puissance, il y a plus puissant, à chaque savant il y a plus savant. La mesure se confine donc dans la modestie et l'aisance spirituelle. Mais oui ; on ne mange pas de l'esprit quand une solde, un salaire, une pension demeure dans un banal panier et se suffit juste à une malnutrition. Croyez-vous que ces agneaux rêvent de dévorer leurs prédateurs plus qu'ils ne cherchent qu'à s'en éloigner ? Avoir un bon pasteur, une excellence dans leur gouvernance, de si bonnes prairies, un interminable pâturage que demanderaient-ils de plus ? C'est dire que le bonheur n'est pas une situation, mais une sensation.

Il est toujours possible de bâtir des manoirs, d'hypnotiser l'assistance et de produire l'inutilité. Ce geste facile, ce caprice supérieur est tout le temps un acte gratuit. Même si une ombre d'intérêt vient pointer son nez, l'artifice ne devrait pas justifier la tromperie ou faire croire à une puissance qui ne sévit que par le mal. Il est toujours possible de tendre, remuer sa langue et de secréter le faux en salive. Les loups savent bien gueuler, user de leur museaux, flairer le bon gibier tandis que les agneaux perdent leur voix par crainte de dénoncer toute la bergerie. Le hurlement des loups est toujours une alerte, jamais une discussion. Vouloir coûte que coûte séduire son auditoire par l'étalage supposé de muscles ou d'une denture c'est le pousser à vous pousser vers la démonstration. Et la démonstration ne tardera jamais à surgir. Rien donc ne sert de discourir, ni encore oser justifier l'inouï et l'appétit inapaisable.

Nul, en dehors de certains calculateurs aux comptes restreints, n'a de pensées pour la nature de l'avenir qui attend, impatient, de manière sûre l'acte d'éroder davantage le peu de capital de confiance et de crédibilité dont se prévalent allégrement les différentes institutions du pays.

Sur cette terre tant de fois aspergée de sang et d'émois ; le temps n'est plus à compter. Il se dépense sans mesures. Comme une natte qui se défile en se tissant. Ce groupement d'individus qui ne s'identifie que par un S12 et un matricule statistique n'arrive pas à se retrouver dans son ensemble. Il ne forme plus une entité mais des unités. Un troupeau à la limite est une somme qui s'assemble et se ressemble. Lui, anonyme il vogue seul tout en ayant la croyance qu'il est plusieurs. Dans les dédales l'incompréhension il cherche vainement une mire de véracité. Dans chaque quotidien il pense enfin la trouver. Son crâne se bourre de contradictions évènementielles et d'antinomies référentielles. Qui croire, bon sang finit-il par se dire ? Qui est derrière tout cela et ceci ? N'était-il pas sans souci dans ces fastueux moments où tout allait bien lorsqu'il y avait « le tout va bien » ? La nostalgie est devenue un remède à l'anarchie spirituellement troublante. Le mal-gérer, le mal-être se juxtaposent aux hauteurs de l'espoir et de l'optimisme. Si c'est un simple journal qui procrée un événement, celui-ci une fois survenu n'est qu'un temps qui passe, en donnant en sourdine son authenticité non pas à ses acteurs mais bel et bien à ses annonciateurs. Les loups se chamaillent ainsi à coup de gueule, pistent les intérêts, révoquent toute résistance tandis que les agneaux consomment tranquillement du papier.

Le peuple social ou la société populaire est entre deux dimensions ; les plantes des pieds sur l'asphalte, la tête dans la poche. Son gosier n'est plus l'amplificateur du mal provenant de ses entrailles et de ses profondes tripes. Seul son regard évasif, ses yeux absents font de lui l'ombre d'un homme. L'usage séculaire de droits innés consacre aux individus le choix d'une certaine morphologie de leur cité. La vie, avec ses tares, ses gabegies, ses sommets et ses chutes ne se conçoit que dans une communauté. Le plus souvent structurée malgré elle. Aussi tout regroupement de personnes, et même d'animaux ; suppose t-il la mise en place d'un modèle sociétal, ordonnancé et hiérarchisé suivant les besoins de ceux qui sont les premiers à l'imaginer.

L'équité, la quête de justice et autres subterfuges justificatifs à cela, viennent, à l'avantage de leurs auteurs ; corroborer, convaincre et maintenir le schéma organisationnel déjà en cours. A l'opposé de l'homme, l'animal ne vote pas. Il broute. Les muscles le font élire ou le forcent à périr. Ainsi la force va devenir acceptable et justifie tout usage en ce sens. L'homme à défaut de force a crée, la loi et l'élection. Misant sur le nombre, le groupe ; il découvrit, à dessein la loi de la majorité. Le nombre allait vaincre la force pour devenir une puissance légale. A la conquête du pouvoir social, le génie humain brisera ainsi tout rempart obstruant les chemins menant vers l'apogée enivrante de la domination, de l'asservissement et de la soumission de tous. De la masse d'individus, de la majorité et des autres?sauf de son ego et de son ingéniosité devenue insatiable et inappréhenssible car pernicieuse et immodérée. Autrement dit, le pouvoir limite le pouvoir d'autrui et accentue leurs responsabilités, selon la graduation de l'échelle des proximités, des grades, des institutions, des corps et des conjonctures. Il est le seul à régenter les rangs ou les disperser pour plus de rangement. La situation de confort du pouvoir qu'il s'est offert, ne l'émeut point. Mais fait encore pour nécessité d'allégeance, graviter autour de son trône une multitude de personnes à la recherche de bribes et de détritus émanant de l'exercice de ce pouvoir. Les charognards politiques. La plupart des régimes qui ont fait paitre les peuples à travers les âges, n'ont évolué que par une sorte de fatalité les menant aux dépens de leurs sujets ; vers la tyrannie de clan dont les raisons auront pour nom, la stabilité, l'ordre public, la souveraineté nationale, l'intégrité territoriale et la menace de l'ennemi. Réagissant à l'instinct de survie, la meute se soude et n'abandonne pas l'un des siens. Par ces concepts forçant à l'excès un juridisme politique, les peuples s'enfoncèrent davantage dans la soumission et l'abandon vis-à-vis du pouvoir tutélaire qui les anime, impulse et les oriente vers les « voies du progrès ». C'est de cette totale soumission que naissent les loups en même temps que se terrent les agneaux.

Un vieil ami au fait des arcanes de la bergerie pour avoir été un temps un pâtre en chef et voulant caricaturer la situation tentait de m'interpréter celle-ci par une rhétorique disant que le compatriote algérien option récente s'il est fortuné n'est pas riche, s'il est diplômé n'est pas instruit, s'il mange, il ne se rassasie pas. L'unique moralité à tirer c'est que si les loups travaillent toujours pour affamer les agneaux, c'est qu'ils se forcent à leur faire sentir les affres de la faim, l'inassouvissement qui les tenaille, pour qu'ensuite le carnage qui préfigure le festin vienne corroborer le repas des carnassiers. Ceci n'est pas une fable, ni une trame de roman. Les agneaux si hardis soient-ils ne troublent plus nul breuvage. Ils se contentent pour certains de se désaltérer en aval. C'est une banale métaphore qui transcrit en termes animaliers la prédation qui guette la grande multitude. Dans l'enclos républicain, seul le rêve reste possible. Mais bon sang, pour quelle bête raison rêvent tous ces agneaux ?