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Irak, Syrie : grande coalition contre « l'Etat islamique »

par Pierre Morville

Contre ce mouvement violent, les alliés de l'OTAN, soutenu par la Ligue arabe, partent en guerre. Sans « troupes au sol » et sans solutions politiques pour la longue guerre civile irakienne.

Début septembre, les alliés de l'OTAN réunis à Newport au Pays de Galle ont jeté les bases d'une coalition militaire contre l'Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL). Le «format » de cette coalition comprendrait, à ce stade, une dizaine de pays, dont les ministres des Affaires étrangères et de la Défense s'étaient réunis en marge du sommet : États-Unis, Royaume-Uni, France, Allemagne, Italie, Danemark, Turquie, Pologne, Canada et Australie.

À l'issue de cette réunion, John Kerry a déclaré que les États-Unis formeraient le socle de ce groupe de pays. Le secrétaire d'État américain a souhaité qu'un plan stratégique précis soit élaboré avant l'Assemblée générale de l'ONU qui se tiendra fin septembre. «Il faut les attaquer de manière à les empêcher de conquérir des territoires, il faut renforcer les forces de sécurité irakiennes et les autres forces de sécurité régionales qui sont prêtes à les affronter, sans engager nos propres troupes », a dit le chef de la diplomatie des États-Unis. Car « il y a une ligne rouge pour nous, ici: pas de troupes au sol », a-t-il souligné.

Hier, une quarantaine de pays soutenait la démarche contre la formation violente djihadiste qui a fait de la décapitation, une arme de communication sur le Net mondial.

Le secrétaire général de la Ligue arabe, Nabil Elaraby, avait indiqué, dimanche 7 septembre, que ses pays membres avaient convenu de « prendre les mesures nécessaires pour affronter les groupes terroristes », notamment les djihadistes de l'Etat islamique qui sèment la terreur en Irak et en Syrie. Nabil al-Arabi a également réclamé dans un communiqué que les responsables de ces «crimes contre l'Humanité» soient traduits en justice. Un combat « politique, sécuritaire et idéologique », a précisé l'organisation panarabe, dont la réunion se tenait au Caire. Le texte final de la session ne fait cependant aucune référence au projet de coalition internationale initié par les Etats-Unis pour lutter contre l'EI. A la mi-août, le grand mufti d'Arabie saoudite, Abdel Aziz Al-Cheikh, a violemment dénoncé les djihadistes de l'Etat islamique et d'Al-Qaïda, les qualifiant d'«ennemi numéro un de l'islam».

Le soutien arabe à la coalition

Washington peut donc, pour élargir cette alliance internationale, compter sur ses alliés traditionnels dans le monde arabe : Jordanie, Arabie saoudite, Etats du Golfe, Egypte?

L'Iran, très sensible au sort de la population chiite irakienne dans un pays à ses frontières et qui, majoritairement chiite, pourrait passer dans sa zone d'influence, a approuvé une coopération militaire avec les Etats-Unis pour joindre ses forces face aux combattants de l'Etat islamique dans le nord de l'Irak. Mais les Etats-Unis affirment n'avoir pas l'intention de coopérer militairement avec l'Iran dans la lutte contre les djihadistes. «Nous n'allons pas coordonner une action militaire ou le partage de renseignements avec l'Iran et nous n'avons pas pour projet de le faire», a déclaré la porte-parole du département d'Etat Marie Harf. Mais les USA restent ouverts à une « collaboration diplomatique », selon Washington.

Plus complexe encore est la position à prendre vis-à-vis de la Syrie. Le régime syrien est en guerre ouverte avec l'Armée islamique qui a pris le contrôle de plusieurs régions de ce pays. Bachar al-Assad est donc le seul partenaire militaire potentiel de la coalition et il a habilement proposé son aide à celle-ci. Une hypothèse vivement rejetée par Washington.

Mais sur un plan strictement militaire, la question d'éventuelles frappes aériennes contre l'EI en Syrie même se pose. Les Etats-Uniset leurs alliés peuvent-ils intervenir contre les bases arrières de l'EI en Syrie sans l'accord de Bachar al-Assad ? Difficile à imaginer car cela serait, stricto sensu, un acte de guerre contre l'Etat syrien. John Kerry reconnaît lors de la réunion de Newport qu'il «y a d'évidentes implications en Syrie». Il est vrai qu'il n'est pas facile d'accepter l'appui de pays comme l'Arabie saoudite ou le Qatar qui ont longtemps soutenu financièrement l'EI et exclure des acteurs régionaux qui sont ouvertement en conflit avec l'armée islamiste. On peut donc parier sur des « coopérations discrètes » avec Téhéran et même Bagdad?

La situation est d'autant plus délicate que les Etats-Unis et ses allées occidentaux n'avaient pas fait mystère du soutien apporté aux actions des rebelles modérés et démocrates syriens contre le régime d'Al-Assad, tout en fermant les yeux sur les exactions des groupes militaires islamistes radicaux syriens, ceux-là même qui créeront en Syrie et en Irak, l'Etat islamique?

Il est vrai que, dans le passé, le noyau initial d'Al Qaida avait été soutenu militairement, par les Américains lors du 1er conflit contre les Russes en Afghanistan, avant de se retourner violemment contre leurs mentors.

Les grandes puissances parent souvent leurs grands desseins géopolitiques et leurs petits calculs boutiquiers, de nobles causes idéologiques. Mais celles-ci se révèlent parfois comme une arme à double tranchant. Kadhafi fut renversé sous le slogan de la démocratie par une intervention militaire angla-franco-américaine, mais par la suite l'Occident se heurta aux conséquences de la « révolution » libyenne, la décomposition de cet état, aujourd'hui fracturé en trois zones et la montée en puissance de groupes islamistes radicaux qui ont trouvé leur armement dans les arsenaux de Kadhafi?

Et toujours, le pétrole?

On retrouve les mêmes ambigüités dans la genèse de l'affaire irakienne. Georges Bush a bien réussi à renverser Saddam Hussein, un ancien allié contre l'Iran. Cet autocrate émanait du parti Baas irakien, une formation très autoritaire qui représentait essentiellement la minorité sunnite de ce pays, et Hussein a exercé son pouvoir de façon dictatoriale contre les deux communautés chiite et kurde du pays qui représente 80% de la population. Mais si Georges Bush réussit à renverser « l'infâme dictateur », sa promesse de l'établissement d'une vraie démocratie resta un vœu pieux. Dans un climat permanent de guerre civile larvée ou ouverte, interethnique et interconfessionnelle, une nouvelle constitution a bien vu le jour, promouvant un état fédéral regroupant les différentes communautés, sunnites, chiites, kurdes, celles-ci disposant d'une autonomie et de droits garantis, mais également de ressources économiques autonomes.

Les Kurdes qui disposaient de ressources pétrolières importantes au nord du pays, ont joué cette carte fédérale, leur autonomie se transformant dans le conflit actuel en réelle indépendance. C'est aussi la région où le développement économique est le plus important.

«De fait, les Chiites, qui possèdent également de ressources pétrolières importantes et qui détiennent le pouvoir central et représentent la majorité, n'ont aucun intérêt à se marginaliser dans un Etat fédéré. Bien qu'ils aient accepté ce système fédéral, ils ne veulent pas l'appliquer, note la chercheur Karim Padsad, de l'IRIS, quant aux Sunnites, qui vivent dans les provinces pauvres et dépourvues de ressources pétrolières de l'Ouest de l'Irak et au Nord-Ouest de Bagdad, ils n'ont eux aussi aucune n'envie d'appliquer ce système fédéral car ils n'auraient aucun moyen de survivre. La non-application de la constitution que les Irakiens ont adoptée est donc un des éléments internes de la crise politique dont on parle peu en Occident ».

Dans les faits, l'Etat fédéral irakien n'a jamais existé et le conflit le conflit entre Chiites et Sunnites a fait accroître le nombre d'attentats et l'essor de la mouvance Al-Qaïda dans le pays. Si l'EI s'est autonomisé de la Qaida, le mouvement a réussi à rallier des tributs sunnites et des anciens cadres de l'armée de Saddam Hussein que Georges Bush avait stupidement expulsé de l'armée irakienne.

« En Irak, les conflits religieux rallumés par l'insurrection des djihadistes sunnites de l'EI ont de forts relents de pétrole » note le journaliste Gilles Bridier, L'Irak est selon les dernières statistiques de l'OPEP l'un des pays les plus richement dotés du Moyen-Orient. La production, qui fut longtemps désorganisée à cause du conflit avec l'Iran, de la première guerre du Golfe au Koweït, des sanctions de l'Onu puis de l'invasion américaine, retrouve ses records d'antan, atteignant un niveau jamais atteint depuis la fin des années 70.

Le pétrole irakien et notamment kurde qui transite dorénavant par la Turquie était donc la cible principale de l'offensive de l'EI. Et les enjeux énergétiques expliquent en grande partie l'étendue de la coalition armée contre l'Etat islamique.

Sur le plan militaire, la coalition disposera d'une suprématie aérienne incontestable et les troupes de l'armée irakienne, des peshmergas kurdes et des milices chiites seront puissamment réarmées. Des négociations feutrées, via peut-être une médiation saoudienne, avec des responsables sunnites actuellement passés sous l'orbite de l'EI (ce qui explique certainement à la reddition sans coup de feu de Mossoul, principale ville sunnite, sans coup férir) se dérouleront certainement avec des promesses de contreparties, qui passerait par une nécessaire révision des revenus pétroliers?

Mais les conflits dits « asymétriques » révèlent toujours des surprises : outre une éventuelle campagne terroriste en Europe, « rien ne dit que, s'ils se trouvaient acculés, les djihadistes en rébellion ne décideraient pas alors de s'attaquer aux installations pétrolières, aussi bien au niveau de la production que des exportations », commente Gilles Bridier. Une telle perspective remettrait peut-être en cause l'engagement de Barak Obama de ne pas envoyer à nouveau « 100 000 soldats américains en Irak ».

« L'Europe ? Quel numéro de téléphone ? »

Le 15 août, les ministres des Affaires étrangères de l'Union européenne ont décidé de prendre une position commune. Jusqu'à présent les 28 étaient seulement d'accord sur l'envoi d'une aide humanitaire. Dorénavant, « Nous avons trouvé une position commune qui, dans l'esprit, dit la chose suivante : l'UE salue le fait que certains pays vont répondre favorablement à la demande des forces de sécurité kurdes », a affirmé le ministre des affaires étrangères allemand, Frank-Walter Steinmeier. En clair, chaque état-membre fait ce qu'il veut, ou peut.

L'UE se divise entre les pays les plus engagés pour l'intervention, la France, en pointe et qui a annoncé l'envoi d'armes « sophistiquées » (Hollande se rend à Bagdad demain) mais aussi la Grande-Bretagne, et les pays les plus réticents, la Suède, l'Irlande, la Finlande et l'Autriche, hostiles par principe à la fourniture d'armes en zones de conflit, ou inquiets d'éventuelles tentations indépendantistes kurdes. Les Allemands, très réticents dans un premier temps, ont fait taire leurs réserves.

En général, les divergences au sein de l'UE ne sont pas insurmontables puisque des décisions communes sont actées, mais il faut du temps et beaucoup de négociations pour prendre une position d'autant moins tranchée qu'elle devra être nécessairement unanime. L'UE peu réactive est incapable de donner le ton dans les relations internationales tout d'abord parce que ses Etats membres refusent de laisser une institution commune prendre le pas sur les diplomaties nationales. Et les Etats-Unis pèsent beaucoup.

De surcroit, quand l'UE a fait le choix de l'élargissement et accepté l'entrée d'Etats financièrement plus faibles dans la zone euro, s'est créé un processus d'affaiblissement général. Les membres fondateurs ne pouvaient plus peser du même poids. Plusieurs gouvernements nouvellement entrés ont fait un calcul rudimentaire : entrer dans l'OTAN, c'est la sécurité ; adhérer à l'Union Européenne c'est la prospérité.

« Résultat dans un monde où se multiplient les crises (Syrie, Gaza, Irak, Ukraine), l'Union européenne a bien acquis un numéro de téléphone (pour reprendre la formule ironique « L'Europe ? Quel numéro de téléphone ?» d' Henry Kissinger en 1973) mais c'est encore une simple boîte vocale», résume l'historien François Géré.