Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Un calife sur Facebook

par Abed Charef

Au Moyen-Orient, les Etats-Unis combattent les monstres qu'ils ont contribué à créer. Mais les victimes sont toujours parmi les indigènes.Le secrétaire d'Etat américain John Kerry s'est félicité, mardi soir sur tweeter, de la formation d'un nouveau gouvernement irakien. Il a émis le souhait que cet exécutif soit « inclusif », pour intégrer de nouvelles forces, et faire face ainsi à la menace de l'Etat islamique proclamé en Irak et en Syrie, le fameux Daech. Aussitôt après, John Kerry a d'ailleurs annoncé qu'il allait se rendre au Proche-Orient pour coordonner la guerre contre ce califat qui vient d'apparaitre, et qui est désormais considéré comme la première menace dans la région.

Cet enchainement d'évènements recèle tout de même quelques curiosités. L'Etat islamique, d'inspiration wahabite, est considéré comme une menace par tous les pays de la région, y compris l'Arabie Saoudite, Etat wahabite par excellence. Les autres pays de la région, qui affichent peu ou prou de la même obédience, se sentent tout aussi menacés. A un point tel qu'un analyste comme Abdelbari Atouane estime que le Daech est perçu, dans toute la région, comme la première menace. Exactement ce que dit Barak Obama.

Mais d'où vient ce Daech ? La réponse est renversante : d'une volonté occidentale d'en finir coûte que coûte avec le régime syrien de Bachar Al-Assad ! Etats-Unis, Arabie Saoudite, France et Grande Bretagne, relayés par le Qatar, ont fourni, depuis le début du printemps arabe, armes et encadrement à l'opposition syrienne pour combattre le pouvoir établi à Damas. Une opposition démocratique éphémère, rapidement balayée par les islamistes radicaux, qui se sont retrouvés à la tête d'un immense arsenal, et qui ont fait jonction avec la résistance irakienne.

Américains et Français, qui affirment un empressement remarquable aujourd'hui pour combattre ce Daech, sont-ils aussi stupides pour avoir créé hier les ennemis d'aujourd'hui? Difficile de le croire. D'autant plus que leur histoire récente est émaillée de processus similaires, qui montrent comment un engrenage peut déraper pour déboucher sur des situations inattendues. Les Etats-Unis ont ainsi littéralement créé Oussama Ben Laden, avant qu'il ne se retourne contre eux, dans l'apocalypse du 11 septembre.

ENGRENAGES ET DERAPAGES

Les Français, qui avaient l'habitude de relever le manque de discernement américain en Afghanistan et en Irak, ont vécu récemment deux expériences similaires. En Libye, la chute de Maammar Kadhafi face à une opposition « démocratique et pacifique » a débouché sur un chaos, favorable à l'émergence d'un pouvoir islamiste radical. Washington a même perdu un ambassadeur dans ce bourbier libyen. Au Mali, la rébellion touareg du MNLA a été doublée par Ansar Eddine et le MUJAO, organisations jihadistes proches d'Al-qaïda.

Ces dynamiques avaient toutes les chances de se répéter en Syrie, pour s'étendre en Irak. Malgré cela, les pays occidentaux ont fait le choix de pousser ces pays à la guerre civile, et d'alimenter le conflit, en fournissant des armes à l'une des deux parties, après avoir demandé aux pays « amis » d'alimenter en armes le camp adverse. Tout ceci donne l'impression d'un jeu, dont les victimes sont irréelles. C'est même un jeu très drôle, avec des clowns, des Pieds Nickelés, de méchants rois et d'affreux vizirs, qui créent ou dirigent des Etats, dans le sang et la souffrance, avant que le bon soldat occidental ne vienne y mettre de l'ordre ; ce bon prophète occidental qui apporte la civilisation et fait triompher le bien contre le mal, en matant des barbares rétifs à la civilisation.

Prophète ? Bien sûr. L'un d'eux, Ronald Reagan, a inventé l'empire du mal, il y a trente ans, et a créé Rambo pour le combattre, un Rambo qui, dans une de ses aventures, se battait avec les ancêtres des taliban, quand ceux-ci était des hommes de liberté. Plus récemment, un autre, George Bush, a eu l'idée lumineuse de lancer la guerre du Bien contre le Mal. Il a détruit un pays, fait plus d'un million de morts, pour entrer dans la postérité.

REGRESSION

Mais chez nous, ce n'est guère mieux, avec ces dirigeants d'un autre temps, d'un autre âge. Des dirigeants que même nos pays n'auraient pas acceptés il y a un demi-siècle, ce qui montre toute la régression que subissent ces pays du sud. Imaginons en effet qu'on est en 1970, ou en 1980. Imaginons qu'un homme politique, dans un discours enflammé, annonce qu'il a l'intention de se proclamer roi d'Afrique du Nord, ou calife de Baghdad, ou encore Amir El-Mouminine de l'Afrique noire. Au mieux, on penserait que l'homme a un peu forcé sur la bouteille, ou qu'il a fumé un joint de trop. Au pire, on penserait que c'est un c'est un dangereux fêlé, qui risque d'emmener des foules inconscientes dans sa folle aventure.

C'est pourtant ce qui s'est passé ces dernières années. Et ce n'est pas l'apanage de l'Islam, même si les islamistes se taillent la part du lion dans les dérives récentes. En Afrique centrale, et bien avant boko Haram, un prédicateur un peu zélé, ou fêlé, a créé l'armée du Seigneur, comme d'autres avaient créé le parti de Dieu (Hizbollah). Un dirigeant africain s'est proclamé Roi des Rois, un autre vient d'annoncer la création d'un Etat islamique aux confins du Nigeria et du Cameroun, pendant qu'un descendant de Haroun Errachid décidait de proclamer la naissance d'un califat à Baghdad. C'est avec ces hommes que nos pays sont entrés dans le nouveau siècle, celui de la révolution des TIC. Et c'est à eux que John Kerry s'est adressé par le biais de Twitter, un mode de communication que certains d'entre eux considèrent haram. Ce n'est pas le choc des civilisations dont parlait Samuel Hutchington, mais c'est un vrai choc pour un monde où le conflit entre Ali et Mouaouia n'est pas encore tranché.