Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Le dilemme de l'activisme algérien dans le Sahel-Maghreb

par Tewfik Hamel *

Dans chaque continent, il y a eu des Etats, des régimes et des idéologies qui ont cherché la domination à l'échelle régionale. Il n'est pas surprenant donc que l'Afrique du Nord ne fasse pas exception.

L'histoire de la région a été beaucoup plus caractérisée - et de plus en plus avec le temps- par des régimes et des États qui cherchent leur propre intérêt, quel que soit l'écran de fumée utilisé afin de dissimuler ou de rationaliser ce fait. Et chaque Etat a son propre modèle de comportement et d'alignements. Au sein du Maghreb, la relation complexe des deux plus grand pays -Algérie et Maroc- caractérisée par une lutte latente pour la suprématie régionale et l'imposition de leur l'hégémonie bienveillante sur les Etats les plus faibles du Sahel est le centre de gravité de la géopolitique régionale. Les deux pays avaient des expériences coloniales différentes et ont émergé comme des rivaux avec des formes très différentes de gouvernement. Toutefois, la fin de la guerre froide et la globalisation imposent une convergence de facto au niveau politique et économique. Les efforts visant à promouvoir des relations plus coopératives ont été plus ou moins figées au statu qua. Nombreux obstacles ont été éliminés mais leurs rivalités régionales que cristallise le conflit de Sahara occidental restent très vives. Dans ce contexte, l'Algérie joue un rôle crucial et particulier. Ses efforts antiterroristes ont réussi à contrer et affaiblir les groupes terroristes. Le pays a essayé de saisir le moment pour renforcer son statut régional en jouant la carte de leadership dans la lutte contre la menace terroriste. L'objectif final de cette stratégie est de gagner du prestige et de pouvoir dans le but de mieux servir son agenda plus large de la politique étrangère.

Démographiquement, avec 40 millions d'habitant, l'Algérie est le plus grand pays maghrébin en termes de population. Très actifs diplomatiquement, le pays était un modèle et un acteur clé dans le tiers-monde (au moins ce que l'on croyait) et était au cœur des rapports Nord-Sud. Après l'indépendance, l'Algérie était au premier plan de la politique du Tiers Monde et très active dans les pays arabes et en Afrique. Géographiquement, le pays occupe une position centrale avec des frontières maritimes de 1200 km et terrestres (de 6343 km) communes qu'il partage avec sept Etat voisins. Avec 2.381.741 km2, le pays est classé à la 11e place au niveau mondial et le 1e en Afrique en termes de superficie (Trois fois plus grand que le Maroc (en incluant le Sahara occidental) et près de 15 fois plus grand que la Tunisie. La richesse de son sol en matière première et l'ouverture sur la mer font de l'Algérie de l'« noyau » du Maghreb.

Le vide du pouvoir dans la périphérie du Sahel et de la répartition inégale de la puissance entre les principales forces constituent également un élément majeur dans la dynamique régionale en faveur de l'Algérie. Etant à bien des égards l'Etat le plus important et influent dans la région et le seul pays à partager des frontières communes avec les cinq pays maghrébins, l'Algérie est en bonne position pour réaliser ses potentialités économiques, tenir un rôle stratégique et contribuer à l'intégration économique entre l'Afrique du Nord, l'Europe et l'Afrique subsaharienne. Cette centralité pourrait cependant être parfois un handicape ou une source de vulnérabilité surtout dans le contexte d'instabilité régionale actuel. Cela exige un effort considérable pour surveiller et contrôler ses longues frontières, mais le pays a tout à gagner de son positionnement central. En tout cas, le pays se montre très actif sur le plan diplomatique, militaire et sécuritaire pour asseoir son leadership. Il est devenu partenaire incontournable mais difficile.

En novembre 2009, le général William E. Ward a reconnu la puissance et l'ambition régionale de l'Algérie indiquant que « nous apprécions le leadership de l'Algérie dans le traitement des questions régionales liées à la sécurité et la lutte contre le terrorisme ». Dans un câble diplomatique de 6 janvier 2010, l'ambassadeur américain à Alger, David D. Pearce, a reconnu « qu'aucun pays n'est plus important que l'Algérie dans la lutte contre Al-Qaïda dans le Sahel et le Maghreb ». Le terrorisme dans le Sahel « c'est un problème régional, où les forces terrestres algériennes ont pris un rôle de leadership, et c'est très impressionnant, les progrès qui ont été faits », confirme le général-major David R. Hogg lors d'une visite à Alger en décembre suivant. Dans un rapport établi en 2011, le Pentagone a clairement appelé à renforcer la capacité des forces armées et de sécurité algériennes. Le rapport révèle qu'Alger assume à elle seule 60% des efforts de la lutte antiterroriste dans la région du Maghreb et Sahel, tandis que le Maroc, Mali et Mauritanie et Niger assument 40%. Le chef de l'Africom, le général David Rodriguez, l'a confirmé lors de son audition par la commission des Forces armées du Sénat américain en février 2013. Pour lui, l'armée algérienne est suffisamment outillée pour jouer le rôle de leader régional. « L'armée algérienne est la plus capable de celles de tous les pays d'Afrique du Nord d'organiser la lutte contre le terrorisme, la contrebande, le trafic de drogue et le crime organisé», disait-il.

Une puissance militaire de premier plan, Alger a consacré des efforts considérables pour moderniser ses forces armées. Avec des dépenses militaires élevées, l'Algérie occupe selon les données 2009 la troisième place parmi les pays arabes place derrière l'Arabie Saoudite suivie par les Emirat arabes unies. Ses militaires sont expérimentés et souhaiteraient avoir une meilleure relation avec les États-Unis. Pour être considérée comme la force avec laquelle il faut compter en Afrique du Nord, les Algériens modernisent leurs forces armées. Selon American Defense Center, l'armée algérienne passe de la cinquante-quatrième, en 1994, à la vingtième place dans le monde, deuxième en Afrique et huitième parmi les armées des pays musulman. Désormais, elle fait partie des 20 armées les plus puissantes dans le monde. Pendant sept ans seulement, entre 2001 et 2008, elle a pu accroitre ses capacités de combat et de maitrise des nouvelles technologies avancées et son stock d'armements. Deuxième en Afrique après l'Egypte et devant le Maroc, l'Algérie compte 325 000 soldats, 2000 chars, 300 avions de combat, 160 avions de transport en majorité de fabrication soviétique, et 180 hélicoptères multifonctions. Cette étude qui classe les 50 armées la plus puissantes du monde, souligne que l'armée algérienne est parmi « la plus organisée dans la région de l'Afrique du Nord ». Elle a considérablement augmenté ses capacités de contrôle et de maitrise des technologies d'armements modernes ; elle est classée à la 25e place quant aux capacités de maitrises des technologies de défenses modernes et l'utilisation des systèmes électroniques complexes.

Selon SIPRI, la région de l'Afrique du Nord, avec des dépenses militaires s'élevant à 7,8 milliards de dollars, à connu une augmentation de 94% par rapport à 1999. Les dépenses militaires de l'Algérie ont augmenté de 18% en données réelles pour s'élever à 5,2 milliards de dollars (le budget le plus élevé d'Afrique) qu'expliquent une les recettes pétrolières et une insurrection grandissante. Entre 2004 et 2008, les dépenses militaires algériennes ont augmenté de 10% par ans alors que le budget de défense à fait un saut spectaculaire de 33% de 2008 à 2009. Pour la première fois, l'Algérie est classée est lassée au neuvième rang des plus grands pays importateurs d'armes par l'Institut international de recherche sur la paix. SIPRI souligne d'entre 2005 et 2009 les achats d'armes dans le monde ont augmenté de 22% tandis qu'entre 2000 et 2004, selon le rapport, « les avions d'attaques représentent 27% de la totalité des ventes d'armements » dans le monde. Et c'est bien le cas de l'Algérie en vertu des avions qu'elle a acheté de la Russie. Rien qu'en 2007, l'Algérie avait obtenu 28 avions de chasse de type « Sukhoi » de son fournisseur russe, 36 chasseurs de type « Mig », 16 avions d'entraînements de type « Yak 130 », plus de 300 chars de guerre de type « T90 S », et 8 systèmes de défense terrestre en forme de missiles sol-sol de type « Tongoskei ».

Ces chiffres montrent que l'Algérie reste une puissance importante. Mais cela est-il suffisant ? La question la plus critique face à des systèmes de sécurité régionale efficaces est la question du leadership. Initier et encourager de tels systèmes de sécurité est extrêmement difficile, sauf si un Etat est prêt à prendre l'initiative d'engager les ressources nécessaires, accepter les coûts inévitables, et mettre sur pied une coalition avec d'autres Etats dans la sous-région qui sont prêts à consacrer une partie de leurs propres ressources. Le leadership est au cœur de tout système de sécurité efficace et la répartition très inégale des capacités entre les Etats dans une région particulière prédispose souvent certains Etats à prendre un rôle de premier plan. Dans le même temps, il est essentiel que ce rôle soit accepté par les autres Etats dans la région et institutionnalisé à travers des conventions empêchant de dégénérer en simple imposition de la domination par les hégémons régionaux sur leurs voisins plus faibles. Ainsi, en tandem avec les partenaires régionaux, l'armée algérienne travaille actuellement à sécuriser ses frontières longues et poreuses, ainsi qu'à établir l'architecture régionale adéquate pour resserrer la coopération militaire et de renseignement avec les pays partenaires.

Depuis Octobre 2004, le pays accueillit le Centre africain d'études et recherche sur le terrorisme de l'Union africaine. Le Centre vise à fournir une recherche régionale coordonnée et un lieu de formation pour les efforts de lutte contre le terrorisme dans les pays africain. Particulièrement depuis 2009, plusieurs réunions de haut niveau des dirigeants de la région se sont succédé sous l'impulsion de l'Algérie afin de renforcer davantage la coopération régionale au Sahel. En avril 2010, un sommet militaire a eu lieu à Tamanrasset. Les pays présents à cette réunion étaient l'Algérie, le Mali, le Niger et la Mauritanie. Les fonctionnaires en provenance de la Libye, le Tchad et le Burkina Faso ont également rejoint le sommet en tant qu'observateurs. Le résultat a été l'installation d'un Comité d'état-major opérationnelle conjoint, basée dans la même ville et appelé d'ailleurs le « Plan Tamanrasset ». En Septembre suivant, les chefs de renseignement de ces quatre pays ont convenu à créer un Centre de Renseignement sur le Sahel, basée à Alger mais la direction du centre est tournante. L'objectif principal de cette initiative est d'augmenter le niveau de coopération des services secrets entre les quatre pays, rendre plus cohérentes et efficaces leurs actions contre AQMI. Cette coopération régionale vise à éviter toute intervention étrangère dans les questions du Sahel. Une préoccupation fortement prise au sérieux en Algérie, notamment parce que l'ingérence occidentale est utilisée comme une arme de propagande majeure par AQMI contre les régimes en place. En outre, cela permet à Alger de marginaliser les ambitions du Maroc dans la région.

Probablement à causes de ses relations bilatérales difficiles et parce que Alger fait valoir que la sécurité du Sahel ne concerne pas le Maroc, ce dernier n'a pas été invité à participer aux efforts régionaux anti-terroristes. « Cette question a été tranchée avant même la création de notre structure » a fait savoir Abdelkader Messahel, le ministre algérien chargé des Affaires africaines et maghrébines, à la délégation malienne qui avait formulé le souhait d'élargir la coalition antiterroriste à d'autres États en particulier au royaume chérifien. « J'ai consulté les livres d'histoire et de géographie, et je n'ai trouvé nulle trace de l'appartenance du Maroc à la région sahélienne », ajoute-t-il. En effet, l'absence du Maroc de cet arrangement régional est un signal clair de l'importance que l'Algérie accorde à la coopération régionale dans le Sahel, qui va au-delà des frontières des Etats sahéliens locaux, acquérir une plus grande importance maghrébine au détriment des ambitions marocaines d'hégémonie régionale. Cela montre comment l'Algérie veut jouer concrètement son rôle de leader, acquis grâce à sa lutte contre le terrorisme, et qu'il a les ressources pour le faire.

Si le leadership de l'Algérie est plus au moins accepté au Sahel, il est contesté dans son voisinage maghrébin. Dans ce contexte marqué par la fragilité des Etats sahélien, l'anarchie en Libye et la lente reprise de la Tunisie, le Maroc pourrait servir la stratégie algérienne au Sahel. Ce qui est peu probable évidemment étant donné le climat de tensions sans cesse ravivées entre Alger et Rabat n'est pas seulement conjoncturel. La question de Sahara occidental empoisonne toujours les relations entre les deux capitales dans contexte de rivalités régionales, de méfiance mutuelle, de frontières fermées depuis 1994 et d'absence d'accords sur la délimitation des frontières. N'oubliant pas que les deux capitales espéraient pouvoir utiliser le processus de l'UMA à l'appui de leurs programmes politiques en ce qui concerne le Sahara occidental. Le rêve du « Grand Maroc » persiste toujours. Traduisant une vision révisionniste, la dernière constitution marocaine évoque la défense « des frontières authentiques » sans les préciser. Si une telle ambigüité n'est pas anodine, le premier et principal objectif de l'Algérie est d'accroitre son prestige et statut dans le Maghreb. La confrontation avec le Maroc représente toujours la préoccupation centrale de la politique étrangère algérienne et la plupart de l'activisme régional et international algérien doit être considéré à travers ce prisme.

En outre, pour soutenir cette stratégie, le gouvernement algérien cherche à élargir le champ de sa coopération avec les puissances extérieures dans ses efforts pour lutter contre le terrorisme et assurer la stabilité au Sahel. Alger est devenue un partenaire clé des Etats-Unis pour faire face aux activités terroristes en Afrique du Nord et la Méditerranée. Mais suite au refus d'Alger d'accueillir le siège de l'Africom, des diplomates américains ont exprimé leur déception à cette profonde opposition alors que les Etats-Unis ont renforcé leurs liens avec elle en matière de sécurité ces dernières années. Sous cet angle, le rôle de l'Algérie dans la région Maghreb-Sahel reste incertain. Les puissances occidentales notamment la France et les Etats-Unis ne sont pas disposées à laisser Alger seule sur le ring Maghrébo-sahélien. Leur soutien dépend dans quelle mesure l'agenda de l'Algérie est aligné sur les intérêts occidentaux. Les récentes mises en garde émises par les grandes capitales occidentales à leurs ressortissants résidant en Algérie ou envisageant de s'y rendre est un signal clair de l'insatisfaction de ces capitales du rôle de l'Algérie. L'incertitude sur la situation intérieure du pays est un autre élément dont dépend le soutien que lui accoreront les acteurs extérieurs comme une puissance régionale. En outre, face aux hésitations de l'Algérie à mener une politique active au-delà de ses frontières, il est fort possible que les grandes puissances remplissent le vide de pouvoir ou encourager d'autres puissances de la région à accomplir ce rôle. C'est une erreur de supposer qu'il possible de lutter contre toute intervention extérieure et refuser, en même temps, de prendre ses responsabilité dans le Maghreb/Sahel.

Si Alger aspire à un être un acteur respecté et un modèle, elle a tout à gagner de réussir sa transition démocratique, le seul garant de sa sécurité, stabilité et légitimité. En effet, la sécurité et la stabilité sont reconnues comme précurseurs pour résoudre d'autres problèmes parce qu'ils constituent une base solide nécessaire et exigent des règles de droit, de l'ordre et la justice pour former un environnement sûr, sécurisé et sein. Traditionnellement, la sécurité dans le Sud était principalement basée sur la sécurité intérieure. Les gouvernements étaient (et sont) confrontés à des menaces continues à leur légitimité et stabilité. Globalement, les principales menaces dans les pays en développement proviennent des menaces internes au régime en place ou à la stabilité de l'État lui-même. La peur de l'élite politique d'être assiégée par le peuple marque profondément sa façon de conceptualiser l'Etat, qui est considéré comme la propriété du régime -l'élite politique et économique. De cette fusion Etat/régime résulte un système de régime autoritaire donc l'insécurité car la bonne gouvernance, la paix et la stabilité sociale sont interdépendantes et indivisibles. La paix et la stabilité sociale ne peuvent en aucune façon être durables sans une bonne gouvernance. Inversement, la bonne gouvernance n'a aucune chance d'être sécurisée ou institutionnalisée sans la paix et la stabilité sociale. Concernant la région du Sahel, de plus en plus émerge un consensus selon lequel paix, bonne gouvernance et stabilité sociale sont les principaux pré-requis pour la reprise économique et un développement humain durable. En final, l'Algérie a le potentiel nécessaire de se hisser en une puissance régionale, mais, malgré tous ses atouts, sans légitimité démocratique son leadership sera toujours considéré (en dépit de ses intentions) avec suspicion.

* Chercheur en Histoire militaire & études de défense à l'université Paul Valery