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L'Algérie retourne en Afrique

par Abed Charef

L'Algérie a longtemps minimisé son appartenance africaine. L'affaire Ebossé l'y ramène dans la douleur.

Au-delà de l'émotion, un drame permet souvent de mesurer l'état d'une société. De sentir ses pulsions profondes et de mesurer les mutations en cours, celles déjà achevées et d'autres, balbutiantes. La mort du footballeur camerounais Albert Ebossé n'a pas dérogé à la règle. Elle a donné aux Algériens un nouvel aperçu de ce qu'est devenue leur société. En bien et en mal.

En bien d'abord. Les Algériens ont fait preuve d'une grande dignité à l'annonce de ce drame. Un sentiment de honte, de culpabilité, a envahi la plupart des gens. Les Algériens ont été choqués par le sentiment d'injustice que représentait la mort d'un étranger, un jeune sportif dans la force de l'âge, mais surtout par ce côté bête et stupide de l'acte ; un acte gratuit, inutile, sans aucun intérêt. Il y avait aussi un sentiment de culpabilité envers un homme, un invité qu'on n'a pas su protéger. Certes, Albert Ebossé gagnait beaucoup d'argent, mais c'est un homme qui était venu vendre son talent, et il a perdu la vie à l'âge de 26 ans.

Mais à l'inverse de cette réaction saine de celui que, par commodité, on appellera l'Algérien moyen, il y avait tous les artifices et les jeux des officiels, qui ont réagi d'abord pour se protéger, de peur d'être désignés comme les bouc-émissaires de cette affaire. Mohamed Raouraoua ? Il dénonce. MahfoudhKerbadj ? Le Président de la JSK Moh Cherif Hannachi ? Ils dénoncent eux aussi. Ils réagissent comme s'ils étaient totalement étrangers au dossier, comme si les bévues qu'ils accumulent depuis des années et la gestion approximative du football n'avaient aucun impact sur l'extension de la violence dans les stades.

UNE SOCIETE « DAECH »

Leur attitude confirme ce décalage entre l'Algérie réelle et l'Algérie institutionnelle. Un divorce total, en fait, très bien symbolisé par Mohamed Raouraoua. Côté cour, M. Raouraoua est un homme important dans le dispositif du pouvoir algérien ; il a réussi à s'introduire dans les réseaux du football international, au point d'obtenir l'organisation de la coupe d'Afrique 2017 peu après la mort d'Ebossé ; côté jardin, il apparait comme un intrigant, un personnage vivant de combines et de complots, maitrisant d'abord l'art de survivre quelles que soient les conditions. Une sorte de Amar Ghoul du football, aussi habile sur son terrain que Abdelaziz Bouteflika dans les affaires de pouvoir. Mais habile juste pour organiser des complots et déjouer les pièges qui lui sont tendus, non pour concevoir de grands projets et les réaliser.

Ce côté combinard qu'on trouve au sein du pouvoir a son pendant au sein de la société, dont une frange a basculé dans une sorte de monde « Daech », qu'il s'agisse de hooliganisme, de violence dans les quartiers péri-urbains, ou de la pratique religieuse. Tout un pan de l'Algérie a basculé dans des pratiques absurdes, avec ses codes, ses leaders, ses modèles. Omar Ghrib, Chakib Khelil, Abdelaziz Bouteflika, Rachid Nekkaz, Abdelmalek Sellal, Amar Ghoul, beaucoup de personnages publics algériens sont devenus de véritables caricatures, vivant dans des mondes qui ont tellement dérivé qu'ils n'ont plus rien à voir avec leur point de départ.

Le résultat est effrayant. On meurt sur les stades, mais on meurt encore plus autour des stades et en allant vers le stade. Durant la saison écoulée, un chroniqueur sportif a recensé une quinzaine de supporters morts durant le trajet menant au stade. On meut aussi dans des combats absurdes parce qu'on n'appartient pas à la même houma, au même quartier, ou au même village. On meurt presque par désœuvrement.

PAYS D'IMMIGRATION

Autre mutation d'envergure, l'Algérie n'est plus seulement un pays dont les ressortissants sont maltraités à l'étranger. C'est aussi une société qui maltraite les étrangers qui y séjournent. Elle a pris l'habitude de dénoncer les comportements racistes dont sont victimes ses ressortissants à l'étranger ; aujourd'hui, ce sont ses propres citoyens qui commettent des actes infâmes contre des gens fuyant la guerre et la misère pour trouver refuge en Algérie.

C'est une réalité avec laquelle il faudra vivre : durant la prochaine décennie, l'Algérie accueillera un à deux millions de subsahariens, plus si le pays connait la prospérité et la sécurité. Des spécialistes n'hésitent pas à parler de cinq millions d'ici 2030 si l'instabilité persiste dans la région du Sahel et qu'en même temps, l'Algérie réussit son décollage économique. Le Sahara, qui a longtemps constitué une sorte de barrière naturelle, se transforme progressivement en un trait d'union d'une grande densité, attirant les habitants d'un Sahel à l'avenir très incertain.

Avec la mer au nord, la frontière marocaine fermée à l'ouest, la barrière naturelle du désert au sud, et des frontières tunisienne et libyenne qui paraissaient peu attrayantes, l'Algérie a longtemps vécu enfermée sur elle-même. Le terrorisme a aggravé la situation. Aujourd'hui, le pays ne connait pas les étrangers, et ne sait pas comment traiter avec eux. Comment se comportera l'Algérie avec ces subsahariens remontant vers le nord, et avec tous ces mouvements de population d'est en ouest, particulièrement si la frontière marocaine est ouverte un jour?

L'Algérie a raté de nombreux virages par le passé, parce qu'elle n'avait pas anticipé. Elle risque de rater le prochain, si elle ne s'y prépare pas. Pourtant, c'est là que se joue son avenir : devenir un pays central pour la moitié nord de l'Afrique. Elle ne peut le devenir que si elle devient ville centrale du Maghreb et aussi capitale du Sahel, une sorte de nouveau Paris pour les ressortissants africains. Cela passe par l'accueil des populations de ces régions dans des conditions dignes, en les intégrant dans les circuits économiques et sociaux. Car qu'on le veuille ou non, l'affaire Ebossé nous a rappelé une évidence : l'Algérie est en train de replonger dans son environnement géographique africain, qui va peser sur son avenir.