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Tout est gratuit et donc la vie d'Ebossé aussi

par Kamel Daoud

Que dire ? Tout a été dit, ressenti et vomi hier. Le meurtre d'un joueur de foot camerounais a été un brutal et si douloureux renvoi d'image aux Algériens. On aura beau tenter de tourner le dos à la terre, de prendre la mer sous l'aisselle ou de baisser les yeux, de se barrauder, d'ignorer, de se laver les mains ou d'accuser le régime, le meurtre est nous.

Dans le dos, de face. Le reflet de soi sur ce miroir tragique et insupportable. Beaucoup d'Algériens ont parlé de honte. Ce vieux sentiment qui nous accompagne depuis si longtemps. A la vue de nos plages, nos villes, nos bousculades, nos incivismes, nos enfants qui viennent au monde avec des couteaux. Cette sensation sale qui vous rend coupable de tout, de rien.

Dans le meurtre d'Ebossé, le joueur camerounais, il y avait de tout. D'abord l'anonymat du tueur. Il est personne et tous à la fois. Pierre jetée par dix mille mains. Le tueur est invisible parce qu'il crève les yeux. Chacun l'a reconnu : le régime, l'école, les journaux jaunes, les islamiseries ambiantes, l'intolérance, le bigotisme et la démission de la famille. Il s'agit d'un enfant du pétrole, de l'argent gratuit, des subventions, des populismes et de la démission et des radicalismes ou de la gratuité. Né dans le dos du régime, car le souci du régime est de mettre Ould Dada en prison à Ghardaïa pour avoir filmé des policiers présumés voleurs. Son souci n'est pas d'éduquer le meurtrier avant le meurtre. Le régime vit à Club des Pins, ses enfants vont en Europe et il a des gyrophares pour circuler, a dit un sociologue.

Dans ce crime, il y avait aussi la pierre. Acte de notre préhistoire. Un homme, un joueur, tué par un jet de pierre. On décapite, on lapide. Il y a aussi la peau du joueur. Noire. Et le meurtre devient alors écho de nos racismes. Cela n'était pas le but du tueur ? Qu'importe : on est pays fermé et enfermé. On nous le refuse mais on le refuse aux autres. Dans le monde, cela laissera le souvenir d'un Camerounais tué en Algérie. On aura beau crier qu'il s'agit d'un crime pas d'un crime raciste, l'index du monde est aveugle. L'image de cette terre qui nous porte est si triste dans les autres pays : saleté, intolérance, violence, dictature médicalisée, corruption, incivismes. On y ajoute celle de Ku Klux Klan rigolant.

Et la liste est longue. D'ailleurs, pourquoi écrire sur ce meurtre ? Tout ce que l'on peut dire a été dit hier, avant-hier et depuis des années déjà.

Revenir sur la responsabilité du       Régime qui a enfanté cette violence, l'a laissé advenir, l'a cultivée, l'a tolérée et a négocié avec elle ses mandats à vie, est une autopsie lassante. La naissance du meurtrier a été lente mais constante : réconciliation sur commande qui donne du lait et des dattes au tueur et emprisonne un mangeur de casse-croûte durant le ramadhan. Corruptions larges. Concessions, mœurs du FLN avec ses dobermans et ses videurs à l'Aurassi, fraudes, surpolitisation des écoles, selfie du régime avec Ouyahia assis à côté d'un Emir qui a tué, imams, fatwa, journaux jaunes, repli du régime sur ses territoires et abandon des territoires plébéiens à la loi de la violence, banalisation de la violence, etc., la décennie 90, l'Amnistie et l'impunité, ajoutés aux largesses du régime qui paye sa survie et ses grâces régulières.

L'autre détail enfin : la gratuité. Il y a dans ce crime une gratuité terrible, crue. Le joueur était aimé, ce sont ses supporters qu'ils l'ont tué et le crime a été commis presque par bouderie ou habitude normalisée de finir une rencontre par une émeute. Et cela aussi est une terrible image : la gratuité de la vie. Liée à la gratuité du geste, de l'argent, du sens. C'est la grande facture des années 90 : la vie n'est pas sacrée. Ni le travail. Ni l'effort ni la loi. On peut massacrer et être amnistié. On peut ne rien faire et devenir jeune riche. On peut tuer et ne rien risquer. On peut se présenter aux présidentielles sans quitter son lit. On peut être danseur puis devenir le fils autoproclamé de Larbi Ben M'hidi. Une sorte de non-sens collectif, généralisé. Un au-delà du sens. Un monde sans lois de gravité et de conséquence. Alors, puisque tout est possible et que le lien de la conséquence et de la responsabilité des actes est brisé, peuvent naître des enfants qui peuvent prendre une pierre qui peuvent tuer Ebossé, gratuitement.

C'est le plus terrible constat sur ce crime : sa gratuité. Pas sa peau, ni son accident ni son lieu.

Dernière image de ce joueur qui sourit à sa fille qui est venue au monde. Lui, il reposera en paix. Pas nous.