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Bérenguer, l’abbé anti-croisades (1915-1996)

par El Hassar Bénali

Paroissien, souvent rebelle, l’Abbé Bérenguer (1915-1996) cet homme de foi et de religion a laissé le souvenir d’un homme de conviction, juste et courageux qui, dès 1955, en s’exprimant à travers un long article publié dans la revue Simoun paraissant à Oran, prit fait et cause pour l’indépendance de l’Algérie. Son combat pour la liberté et l’indépendance inspira aux Algériens une autre image.

Différente de celle que leurs parents avaient vécu au XIXe, avec des religieux animés d’un zèle apostolique, et, symbolisant au nom de la foi chrétienne, leurs croisades en Algérie et en Afrique. Des hussards, parmi eux, des hommes de foi les plus zélés, citons le cas du cardinal Lavigerie (1825-1892), fondateur des Pères blancs et de la société des missionnaires d’Afrique, archevêque d’Alger et de Carthage; Charles de Foulcaud (1858-1916), officier de l’armée explorateur, géographe, et missionnaire enfin, ermite.

Alfred Bérenguer est né à Amria ex Lourmel. Fils d’immigrants espagnols originaires de Grenade (Espagne) son père, ouvrier- mécanicien, était venu s’installer en Algérie à la recherche de meilleures conditions de vie. Très conservateur, ce père n’avait, en effet, rien à voir avec les colons, leur arrogance et leur mépris, face aux Algériens mis au bord de la route. En s’installant un moment à Frenda, ville qui a vu naître le sociologue et spécialiste du Maghreb Jacques Berque (1910-1995), il vivait à la limite de la survie avec sa famille comptant plusieurs enfants. «Sa condition à peu près égale, sinon légèrement meilleure par rapport à une famille rurale algérienne», me disait-il, dans une interview, en 1972. C’est son père qui orienta son choix l’encourageant à y faire des études paroissiales. «A douze ans, après communion solennelle et confirmation, j’entre au petit séminaire d’Oran» expliquait-il. Aller à l’école laïque et républicaine a été pour lui une chance extraordinaire. Les valeurs morales qui fondent son engagement étaient influencées par la Révolution française et les idées humanistes prônant la liberté et la libération des peuples d’où son engagement politique aux côtés des exclus et aussi, son combat contre les privilèges au sein même de l’Eglise. Il était favorable à une laïcité ouverte et généreuse, «qui n’est pas hostile par principe à quelque chose, qui n’est pas exclusive, qui est très large, tolérante. Chrétiens, Musulmans, Juifs, enfants de francs-maçons ou d’athées, nous étions tous sur un pied d’égalité, unis dans la création», disait-il, dans un entretien avec l’historienne Geneviève Dermendjian.

Curé laïc et républicain, il était très proche du milieu des fellahs, les travailleurs de la terre dont il le trait direct de caractère avec un sens naturel de l’amitié. La laïcité était au cœur de sa pensée religieuse. Elle traduisait les sentiments profonds de cet homme de foi en faveur de l’union et de la solidarité entre les hommes loin de toutes barrières sociale, culturelle, religieuse celle imposée par la foi de l’autre. Nommé curé de la paroisse à Montagnac (Remchi), il accomplissait sa tâche avec beaucoup d’humilité et surtout d’amour, affichant modestement une image entièrement vouée à l’homme et à sa fidélité. Dans sa foi chrétienne il réagissait sévèrement contre les pratiques archaïques entrées dans les mœurs et qui consistaient à mélanger foi et argent et cela, lors des baptêmes et autres cérémonies œcuméniques. Proche du combat des hommes pour la liberté et la justice, les ingrédients révolutionnaires étaient déjà réunis dans sa pensée. Derrière ce révérant et humaniste passionné se cachait, en effet, un idéal immense de liberté, de générosité et d’ouverture. Par son appartenance au Croissant rouge algérien, son attitude distanciée et sans complaisance à l’égard des colons, il incarnait l’amour et une humanité au-delà de toute barrière religieuse.

D’esprit libre, très critique, il était fortement attaché à l’idée d’une religion qui vit son temps, loin des contraintes de conscience imposées par les dignitaires œcuméniques. Dictée par un choix clair, celui du courage de dire ou la lâcheté, son attitude était de ce fait, un acte de foi voulant empêcher une guerre meurtrière, dont il n’arrivait pas à convaincre les colons, de ses conséquences. Se positionnant par rapport à l’avenir, il sera parmi les rares hommes de religion à se déterminer en prenant, en faveur des Algériens, voix contre les injustices. Il était, disait –il, «contre le religieux colonisateur à visage masqué». En théologie, il fut influencé par le courant ‘’Jeunesse de l’Eglise’’ et par les jésuites comme Teilhard de Chardin qui était, lui aussi, disait-il, persécuté par la hiérarchie catholique. Sa position favorable à l’indépendance de l’Algérie, l’algérianisation de l’église que la guerre ne fit point bouger et d’autres raisons du point de vue des valeurs fondamentales ont fait qu’il confrontait tant de problèmes, d’où sa marginalisation puis, son expulsion, en 1958.
 
Dans le sillage de son combat quelques prêtres, natifs d’Algérie pour la plupart, manifestaient eux aussi, des positions franches épousant la cause algérienne, nous citerons par là : le père Jean Scotto (1913-1993) né à Alger, un pacifiste, curé de Bab el-Oued puis évêque de Constantine, le curé Katan de Souk Ahras, Monseigneur Duval… dont l’engagement en faveur de l’indépendance avait gêné, au moment où les Algériens étaient meurtris, durant la guerre de libération.

Avec les curés Alfred Berenguer et P. J Lethielleux j’étais longtemps en affinité partageant ensemble, la passion du passé de l’Algérie et du Maghreb. Nos échanges se manifestaient régulièrement lors de nos rencontres sur les chantiers de fouilles archéologiques, à Agadir, Bettioua (Saint- Leu), Honaïne, Siga… chargé de leur organisation, en ma qualité de responsable des services des antiquités et des monuments historiques, quelques années après l’indépendance. Les idéaux humanitaires de ce petit bonhomme de curé au béret noir espagnol, enfant du pays épris d’histoire dont les qualificatifs ne manquaient pas, à droite comme à gauche, souvent divisée sur la question algérienne, pour le considérer comme un «déserteur», son engagement paraissait paradoxal aux yeux des Français, feront qu’il réagit, les derniers moments de la colonisation, avant le soulèvement armé, contre «une église souterraine obéissant aux colons», disait-il, propriétaires des latifundia, obnubilés par leurs intérêts. Du côté algérien, il partageait entièrement la vie de ces hommes répondant au nom «d’indigènes», c'est-à-dire d’hommes au statut politique de «néant humain», ressentant la souffrance du monde qui les entoure, surtout en dehors des villes, dans les campagnes et sur lesquels il pose un regard plein d’humanité occupant le premier plan de sa conscience.
 
L’IMAGE D’UN HOMME DU PEUPLE

Cette image d’homme du peuple très proche des Algériens le rendit aux yeux des colons, peu crédible non seulement dans sa foi, mais aussi, dans sa citoyenneté, en tant que Français, soupçonné d’être, dans ses convictions politiques et sa foi, du côté des Algériens.

A Tlemcen, où pendant des années il occupa le poste de professeur d’espagnol au lycée de garçon il était plutôt dans son monde, au contact de ses habitants et de son élite cultivée héritière, socialement et culturellement, des vieilles traditions de citadinité. Professeur au lycée docteur Benzerdjeb il était en lien d’amitié avec son confrère Cheikh Mohamed Zerdoumi connu pour son érudition et son attitude symbolique représentant le parfait «intellectuel arabe». Dans la ville natale de Messali Hadj (1898-1972) (1), père du nationalisme algérien, il connaissait tout le monde. Il était une des personnalités en vue. En dehors du lycée, ses meilleures relations se comptaient parmi les intellectuels français et algériens engagés, nombreux à Tlemcen, communistes ou nationalistes, «fréquentables», jugeait-il, car «leur engagement était porteur d’un idéal en faveur du progrès humain».

Le milieu progressiste à Tlemcen comptait une brillante élite d’un fort courant parmi notamment les instituteurs. Ce courant était marqué par l’influence de personnalités françaises et algériennes affranchies, parfaitement imbues des idées progressistes parmi lesquelles nous citerons Mohamed Badsi, nom qui apparaît dans la trilogie de Mohamed Dib «la grande maison», Mohamed al-Yebri, le professeur de philosophie au collège de Slane Pierre Minne dont l’épouse Jacqueline Netter, se remarie avec le militant Djilali Gerroudj, membre du parti communiste, recherché par la police et sauvé par l’Abbé Berenguer, en 1956 (voir son livre d’entretien sur notre abbé intitulé ‘’En toute liberté’’) . Jaqueline héroïne de la bataille d’Alger et son mari Abdelkader Guerroudj étaient tous les deux condamnés à mort, puis graciés. Ils appartenaient au réseau de Ferdinand Iveton. L’Abbé Bérenguer et Abdelkader Guerroudj se retrouveront plus tard, à l’indépendance, en 1962, membres, tous les deux, de l’assemblée constituante algérienne. Notre Abbé était en lien très proche aussi, avec le professeur de musique Roger Béllissant, figure de proue du mouvement progressiste à Tlemcen, dont la fille Colette, épousa l’écrivain algérien, Mohamed Dib (1920-2003).

L’Abbé Alfred Bérenguer était en partage d’idées avec d’autres éminentes personnalités algériennes et françaises, activistes communistes ou progressistes de gauche parmi lesquels, nous citerons entre autres, le professeur d’histoire-géographie Sid Ahmed Inal, mort au maquis, les armes à la main, le docteur Benzerdjeb lâchement assassiné, en 1956, les militants Moughlam Mustapha, le pharmacien Mered Abdelghani… A Tlemcen, cette ville riche, intellectuellement vivante, l’Abbé fréquentait le milieu des intellectuels, catholiques et musulmans, politiquement acquis à la cause anticoloniale, voire l’écrivain algérien Mohamed Dib, les médecins-martyrs Bénaouda Benzerdjeb et Tidjani Damerdji, le juriste-nationaliste enfin, grand mécène, l’avocat Omar Boukli Hacène fondateur en exil du Croissant rouge algérien à Tanger, le professeur de philosophie du collège de Slane et ancien avocat du F.L.N Djilali El hassar, Mohamed Méziane, militant de l’UDMA … Il prisait les moments de longues discussions avec les érudits de la ville, citons entre autres l’homme politique, linguiste et hispanisant Abdelkader Mahdad, connu pour ses travaux dont «Zad al-Mousafir» (le viatique du voyageur) un commentaire de l’oeuvre de l’andalou Aboubekr Soufiane ibn Idriss de Murcie (XIIe). Cet agrégé de langue arabe était membre-fondateur de l’UDMA aux côtés de Ferhat Abbas et du docteur Saadane. Nous citerons aussi Mohamed Gnanèche, un nationaliste de la génération de l’Etoile nord africaine, devenu responsable du journal «Ech-Chaab» après l’arrestation de Moufdi Zakariya (1908-1977), militant de l’Etoile nord-africaine et du Parti du Peuple Algérien (P.P.A); l’ancien professeur de philosophie au collège de Slane devenu avocat du F.L.N Djilali El Hassar ; Mohamed Méziane militant de l’U.D.M.A ; le médecin Mohamed Tebbal ; les instituteurs Mohamed Berber ; Sid Ahmed Triqui instituteur ; Sid Ahmed Bouali homme de lettres…

En dehors du milieu de l’élite de la cité considérée comme un grand foyer de mobilisation, ce prêtre algérien très respecté était aussi très proche du petit peuple, celui des artisans usant de sa faconde, un des traits particuliers de son caractère, pour exprimer ses idées émancipatrices, entraînant parfois de longs moments de discussions. Les lieux de convivialité étaient les échoppes comme chez son ami, le vieux cordonnier du quartier, près du presbytaire, à la rue Bab Ilan (Babylone)… Avec le milieu des intellectuels, ses rencontres se tenaient dans les lieux ouverts, des cafés ou dans les cercles (les nadis) ces espaces mythiques dont l’idée s’est imposée au début du XXe et qui ont accompagné la forte politisation de l’opinion à Tlemcen.

Les sujets à l’ordre du jour surfaient les grands moments de l’histoire de l’Algérie, les expériences personnelles des instituteurs qui représentaient l’élite enfin, l’avenir dans les domaines de l’éducation et de la formation préoccupés surtout, par l’émergence d’une élite algérienne d’avant-garde. Soucieux d’édification d’un pays de progrès, il déclarait : «Je me tranquillisais à l’idée de voir s’intéresser au pays la nouvelle génération des Algériens acquis aux idées de progrès, de civilisation et de libération des peuples dans le monde», me disait-il, ( interview, accordée en 1978, au siège monastère de Saint Benoît et, où il avait élu domicile, jusqu’à sa mort) . En dénonçant la myopie des politiques français sur la question du soulèvement, notre paroissien était dans un autre regard, sur le combat mené par le peuple algérien. Cet homme d’église dans sa grande sincérité, écrivait : «Les rebelles, sont des combattants de la patrie». Ce curé de la liberté soutenait qu’il peut être légitime voire nécessaire de se rebeller contre le pouvoir établi. Son engagement était alors, tout à fait nouveau et inattendu, car c’était la première fois qu’un curé en pays dominé allait, politiquement, soutenir une rébellion populaire, légitimant aussi, le principe de la Révolution. Il écrivait : «Le peuple a raison de se révolter, car il a le droit de se libérer», quand le pouvoir nie la raison de vivre en entente, des hommes. L’option idéologique était parfaitement aboutie donnant sens à un modèle dynamique de prêtre politisé, contribuant ainsi à l’évolution des idées qui ont forcé jusque - là, la représentation du régime colonial. Pour cet homme de religion dont l’attitude avait surpris les siens et ses disciples «religion, politique et révolution» pouvaient coexister sans se heurter, car une seule voie y mène, à savoir : la libération de l’homme.

Le curé réfractaire et objecteur de conscience, enfant terrible de l’Eglise qu’il était ne pouvait outre mesure, cacher son engagement en faveur du peuple algérien dont il connaissait les qualités humaines ancestrales, ayant étudié profondément l’œuvre de ses grands penseurs : Apulée, Saint Augustin, Saint Cyprien, Ibn Khaldoun, l’émir Abdelkader. A propos de son étiquette de rebelle il s’en explique en disant : «C’est deux évêques d’Oran qui m’ont appelé l’enfant terrible par ce que je refusais d’être traité comme un mineur, quel que soit celui qui ordonne ou qui écrase, sous prétexte qu’il est le supérieur, le prêtre, le professeur, l’évêque. Je ne suis pas celui qui dit toujours amen, qui se plie, qui vit à genoux».

En 1955, l’assassinat du martyr Bénaouda Benzerdjeb, premier médecin algérien tombé au champ d’honneur, fut le détonateur d’une grande colère populaire et cela, pour soutenir la mobilisation qui dura plusieurs jours. Elle avait, rappelons-le, donné lieu à une grande révolte qui secoua la ville pendant et après la mort du jeune Belkaïd, âgé de 17 ans, tombé sous les balles de la police. Craignant son impact général à travers le pays, elle plongea dans le désarroi les autorités coloniales. Face à cette situation d’insurrection, appel à la rescousse était fait aux bons offices de ce curé et d’autres personnalités du courant civil, pour tenter de conjurer cette colère.

Son premier appel face à la crise algérienne fut l’article intitulé «Regards chrétiens sur l’Algérie» qu’il publia en 1956, dans la revue littéraire, bimestrielle, «Simoun» (1952-1961). Cette revue était connue pour avoir fait paraître des textes signés par Emmanuel Roblès, Albert Camus, Mohamed Dib… Elle paraissait à Oran, jusqu’en 1961. Dans cet article, il y laisse s’exprimer son cœur, sa foi et sa raison : «J’appréhendais longtemps cette guerre et tout juste après la fin de la seconde guerre mondiale avec les évènements meurtriers de Sétif». L’intérêt de la France supposait, selon son engagement, une plus grande ouverture et des réformes politiques modifiant les relations en faveur des Algériens, mais trop tard, «la Révolution était déjà dans la rue».

L’abbé Alfed Berengueur était contre la force des armes. Il déplorait, en tant qu’intellectuel, le cynisme des politiciens de l’Algérie française de la même manière soutenu dans l’opinion par les intellectuels engagés : Maurice Audin, Frantz Fanon, Jean Paul Sartre…, et d’autres progressistes acquis à la cause de l’indépendance de l’Algérie. Dans «Regards chrétiens», il interpelle le pouvoir politique français pour n’avoir pas pris parti en faveur du règlement du problème algérien, dès 1945, à la fin de la première guerre mondiale, c'est-à-dire tout juste après que les Algériens aient fait couler leur sang, aux côtés des soldats de l’alliance, sur divers fronts après la seconde guerre mondiale. C’est tout juste après cette guerre «absurde» que sa personnalité connut un destin bien différent. La montée du nationalisme et les crises qui s’annonçaient déjà, augmentèrent ses inquiétudes quant à l’avenir de l’entente dans le pays. A ce moment l’Abbé ne croyait plus déjà à une solution pacifique au conflit. «C’est un problème politique. Il fallait s’y attaquer dès 1945 et hardiment. Nous ne l’avons pas fait… On peut le regretter» écrivait-il, dans cet article paru dans la revue Simoun. Rédigé dans la forme d’un réquisitoire, cet homme d’église met, dans ce même article, à nu l’ordre colonial : «Les «hors-la-loi», écrivait cet homme de proposition et d’engagement, ne sont qu’une poignée, oui mais tout un peuple est avec eux. Pourquoi nous leurrer nous-mêmes ? Les protestations de loyalisme plus ou moins provoquées, les communiqués optimistes auxquels leurs auteurs croient peu ou proue, l’apparente apathie des masses, trompent ceux-là seulement qui veulent être trompés. Il ne s’agit pas ici de porter un jugement moral, d’approuver ou de blâmer, nous en sommes à regarder le réel. Cela me sera-t-il défendu, parce que je suis prêtre ? Se tenir en l’air, assis sur les nuées, est une position fort incommode, impossible à garder longtemps. L’avion lui-même atterrit. Je regarde les faits, je constate que le cœur de l’Algérie musulmane bat à l’unisson de celui des «rebelles» et je le dis. Il ne s’agit plus d’une révolte, d’une insurrection, comme telle ou telle flambée qui fut vite éteinte jadis. D’un bout du monde à l’autre, les peuples jusqu’ici colonisés secouent la tutelle occidentale et obéissent à un «mythe», le mythe de l’émancipation, de la libération. L’hégémonie de l’Europe n’est plus acceptée : c’est comme ça». Cet article eut, comme effet, de libérer la parole parmi les français favorables à l’indépendance de l’Algérie.

«Ces hors la loi, ce sont des combattants», assénait-il, quelque soit le vocabulaire plaqué sur eux. Sa position à l’égard de la lutte des Algériens pour l’indépendance conforta son image dans les milieux nationalistes autant qu’elle le discrédita aux yeux des colons qui manifestèrent à son égard une haine jusqu’à lui valoir des menaces, rendant sa présence impossible en Algérie. Son article «Regards chrétiens» était aussi un appel au dialogue, à l’entente revendiquant le passage de la colonisation à celui, de la liberté et de l’indépendance, à un moment où la communication sur les problèmes de l’Algérie était devenue difficile, sinon impossible. Malgré la pression morale et les menaces dont il subit profondément les effets, son engagement militant ne ralentira point ses efforts sur le terrain, se donnant pour mission d’expliquer le pourquoi du combat du peuple algérien.

ENFANT TERRIBLE DE L’EGLISE

L’abbé Alfred Bérengueur est dans le même combat de la liberté, par la parole et l’action comme sur les montagnes de Cassino, pendant la campagne d’Italie lors la seconde guerre mondiale, où, en tant qu’aumônier et membre du corps expéditionnaire commandé par le général Alphonse Juin il portait les secours humanitaires aux blessés, Algériens et Français. C’est d’ailleurs sur les champs de bataille France qu’il connut son ami Ahmed Benbella, futur premier président de l’Algérie indépendante et de la même manière qu’il se mobilisa pour les secours, acheminant les médicaments aux blessés algériens des maquis du djebel Fillaoussène (Tlemcen). Son combat pour la dignité et le respect des choix en faveur de la liberté est un bel exemple d’idéal humain, au-delà des barrières de la religion. Son exil, suivi d’une condamnation par contumace et à la déchéance de ses droits civiques, renforça davantage sa conviction à porter la voix de l’Algérie en lutte pour son indépendance. Sous le couvert du Croissant rouge algérien, partout à travers le monde, dans les arènes politiques et les forums il est cet infatigable ambassadeur de la cause algérienne, usant de son sens aigu des mots et son talent de la parole. En Amérique latine, où il représentait le Croissant rouge algérien, de 1959 à 1960, ce communiquant de talent sera ensuite, en tant délégué permanent du gouvernement provisoire d’Algérie, le meilleur ambassadeur pour faire entendre la voix de son pays, sur la scène internationale. De corpulence chétive il sera, malgré ses problèmes respiratoires dus à une blessure de guerre, cet infatigable porte-parole de la lutte d’indépendance dans les milieux universitaires, à Santiago du Chili, à la Havane… multipliant les interviews et les conférences.

Son discours était très dur à l’égard des colonialismes d’une manière générale et surtout, en Afrique, en Angola, au Mozambique... Grand ami du révolutionnaire latino-américain, Che Guévara, il le fit venir en Algérie, en 1964. Il sera aussi, un temps, conseiller du président cubain Fidel Castro pour les questions concernant le Vatican. Il sera poursuivi jusqu’aux pays lointains par la propagande orchestrée contre lui, par André Malraux, l’auteur de la condition humaine et ministre de la culture sous le pouvoir du général de Gaulle, peu convaincu par la cause algérienne. Le père Bérenguer sera, par la presse coloniale culpabilisé de citoyen français rebelle avec des étiquettes sur le mode de l’excommunication. «Enfant terrible, je consens à l’être, disait-il. Je l’ai été et je le resterai de cette façon là, quel que soit l’âge, parce que j’ai mis la liberté par-dessus tout et c’est la liberté qui fait des enfants terribles, qui pose des problèmes aux autres comme à moi». Le père Bérenguer dans la perspective chrétienne qui est la sienne, fut, sans le moindre doute, un antiraciste et un anticolonialiste résolu. Ne cautionnant pas le coup d’état de 1965, il abandonnera son poste de conseiller à la présidence à l’avènement au pouvoir du colonel Houari Boumédiène. En accord avec ses principes il refusera de percevoir son salaire en tant que député, mais aussi, en tant que moudjahid, «en soutane», et, de curé, algérien. Ses convictions profondes l’empêchèrent d’accepter la rente ou le «pensionnariat» et, par là, de monnayer son sacrifice pour la noble cause de la libération de la patrie «Algérie». «Tous les grands crimes, toutes les grandes guerres sont faits au nom du nationalisme. Le patriotisme c’est différent. C’est aimer la patrie, la terre de ses pères. Et ma patrie, ce n’est pas l’Espagne, parce que je suis né ici, en Algérie, que j’ai voulu vivre ici. Ici, c’est ma terre, c’est ma patrie que j’aime» déclarait-il, dans le livre d’entretien intitulé «en toute liberté».

L’IDEAL D’ENTENTE ET DE DIALOGUE

A l’indépendance il rentrera dans le même avion que Benyoussef Benkhedda, président du gouvernement provisoire de l’Algérie indépendante. Il sera député de la première constituante, puis conseiller à la présidence sous Ahmed Benbella, avant de se démarquer définitivement du pouvoir, après le coup d’état de 1965. Son engagement sera, depuis, de dénoncer les dictatures qui se chassaient l’une, l’autre dans les pays, notamment en Afrique. Dans ses derniers moments de repli à l’abbaye des bénédictins abandonnée, en 1963, par son fondateur d’origine allemande dom Raphaël Walzer, il se consacra à la méditation et pendant le reste du temps, il rédigeait ses articles à caractère biographique traitant de la vie et de l’œuvre des grandes figures du passé maghrébin (Massinissa, Yaghmoracen, al-Idrissi ou Léon l’Africain…) qu’il fit publier sur les pages du journal «El moudjahid». L’association «Pax» pour la paix, l’amitié et le dialogue créée, avant son retour définitif à Tlemcen, était un lieu propice à des rencontres favorisant l’amitié et le dialogue interreligieux dont il était déjà, un des précurseurs donnant, par la pensée et l’action, le meilleur exemple. Il rêvait de la création d’un espace culturel de rencontres et d’échanges pour l’amitié et le dialogue inter - religieux. L’âge et la maladie, n’avaient point émoussé son engagement. C’est ainsi qu’il participa, avec un petit groupe d’amis, à la création de l’association «Ahbab ettourath» (Les Amis du patrimoine). Son objectif était, avec d’autres acteurs, de donner une impulsion au militantisme associatif en repli du fait de la politique menée par le parti unique. A son retour définitif, en 1975, à Tlemcen après un séjour à Oran où il fut, pendant plusieurs années à son université où il avait pris en charge des cours gratuits de langue espagnole, il relança l’association ‘’Pax ‘’pour les échanges et le dialogue inter–religieux’’, à l’abbaye du «Saint-Benoît».

Connaisseur en matière d’histoire de l’Algérie, il savait parfaitement que ce pays n’était pas un terrain «ex nihilo» et que, le peuple algérien chemine un itinéraire millénaire à travers une longue histoire et une culture. Ce souci de la mémoire et du passé le fera autrement réagir, un jour, au delà les liens de l’Eglise, face à son confrère, père P. J. Lethielleux, le curé de la paroisse de Bénisaf, déjà connu pour sa contribution à l’écriture de l’histoire de la ville de Laghouat (Paris, 1974, Guethner) et sur «Le littoral de l’Oranie occidentale» (fac-similé), sous l’égide du centre de documentation économique et sociale d’Oran, en 1974. Le père Berenguer avait en effet, réagi contre des fouilles archéologiques clandestines que son confrère-curé effectuait, profitant au professeur Pierre Salama de l’université d’Alger, dont il présenta les découvertes lors d’un congrès sur le «Limès», organisé à Lauzanne, en 1972. Père Alfred Bérenguer ce passionné d’histoire de l’Algérie connaissait, certes, parfaitement ce site de l’époque romaine, situé dans la commune de la ville côtière Bénisaf et dont il découvrit pour la première fois les traces qu’il fit découvrir dans un article, par lui publié, en 1952, dans la revue les «Amis du vieux Tlemcen».

Insurgé et dérangeant de l’ordre colonial, «source du mal», l’Abbé laissa une riche bibliothèque, ainsi que, plusieurs manuscrits qu’il souhaitait éditer avant sa mort. Son livre intitulé «Un curé d’Algérie en Amérique latine», paraissant en 1964 édité par la SNED connut un grand succès. «Un homme de liberté» est aussi le titre d’un autre livre publié sous la forme d’un entretien qu’il accorda, en 1993, à l’historienne Geneviève Dermendjian, paru aux éditions Centurion (France). D’un intérêt biographique ce dernier offre une lecture celle-ci, très intéressante sur les problèmes de l’Eglise et l’attitude du Vatican à l’égard des peuples confrontés aux inégalités et à l’injustice.

Je teminerais mon exposé rappelant aussi, à titre de mémoire, sa participation active à l’organisation de la première semaine culturelle de Tlemcen, en 1966, animant plusieurs conférences et rencontres aux côtés d’éminentes figures algériennes de l’histoire et de la littérature dont Kateb Yacine, Mahfoud Keddache, Hachemi Tidjani, Mouloud Maameri...

La seule fois qu’il quittait l’Algérie, depuis l’indépendance, c’était pour se faire soigner en France, avec un passeport algérien. En formulant le vœu de se faire enterrer en Algérie, les durs moments de la décennie noire, il donne une nouvelle fois la preuve de son attachement indéfectible à son pays, l’Algérie. Son enterrement eut lieu, selon ses vœux, en présence de Monseigneur Teissier, cardinal d’Alger, et une foule d’amis et de personnalités de la société civile qui sont venus de partout, accompagner sa dépouille, jusqu’au cimetière chrétien d’al-Kalaa.

L’Abbé Bérenguer cet homme de liberté, de coexistence entre les peuples. Sa vie, d’un riche parcours, est un testament vivant laissé par un homme épris de paix en faveur de l’entente et de la libération des peuples du joug colonial. Il restera pour toujours, une figure historique qui, parmi d’autres intellectuels et hommes de combat encore dans l’oubli, méritent une place au panthéon de la mémoire de l’Algérie moderne, tolérante et enfin, libre.

- Mohamed Badsi grand voyageur figurait parmi les pionniers du mouvement progressiste à Tlemcen. Il fut fondateur avec un groupe d’amis, en 1928, de l’association les «Amis de l’URSS». En 1935 il participa aux côtés de son ami Amar Ouzeguane à la 3ième internationale socialiste qui s’est tenue à Lyon (France ).

- Le patronyme «Messali» dérive du vieux nom berbère «Messahli» désignant le vieux peuple berbère les «massaessyles» qui occupait la moitié occidentale de l’Algérie, jusqu’à la Moulouya.

- Le monastère «Saint-Benoît» de Tlemcen fut fondé vers les années 1950 par dom Walzer qui, en quittant l’Algérie définitivement, en 196, transmis les clés à l’Abbé Alfred Bérenguer.

Sources bibliographiques :
- «Regards chrétiens sur l’Algérie» article publié dans la revue «Simoun», n.21, fév. 1956, p.3-19.
- En toute liberté. Alfred Bérenguer prêtre algérien (Entretien avec Geneviève Dermendjian). Centurion, 1994.
- Maghreb Lectures. Bénali El hassar. Edilivre. Paris 2013
- Les Jeunes Algériens et la mouvance moderniste au XX e siècle. Bénali El hassar. Edilive, Paris 2013