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Mémoires inoubliées

par Belkacem Ahcene-Djaballah

MEMOIRES DU GENERAL-MAJOR HOCINE BENMAALEM (Tome I : La guerre de Libération nationale). Ouvrage mémoriel. Cabah Editions Barzakh, 267 pages, 880 dinars, Alger 2014.

Dès la «grève des études» (qui avait regroupé, et il fait bien d'y insister, les étudiants, encore rares, mais aussi et surtout les lycéens, les lycéens bien plus nombreux que les étudiants), alors qu'il était encore interne au lycée de Sétif, l'encore jeune homme natif d'El Kalâa des Béni-Abbès (dans les monts Bibans, à mille deux cent mètres d'altitude? et où aucun Européen n'y habitait), une «forteresse naturelle», presque au bout du monde, cité au destin légendaire mais, hélas, encore, bien méconnue ou oubliée, rejoint le maquis. Ici, il sert notamment aux côtés du Colonel Amirouche dont il a été le secrétaire? donc un témoin de première main.

C'est ce qui fait qu'il lui consacre toute une partie, avec une conclusion claire : «Amirouche n'est ni un sanguinaire, ni un anti-intellectuel». Autre constat : la mort de Amirouche et du colonel Haouès au djebel Thameur fait suite, certainement, à une dénonciation sous la torture. L'opération déclenchée par l'armée française reposait sur un dispositif exceptionnel. Par qui ? Pas de réponse précise, affirme l'auteur.

Il nous raconte donc sa vie, de 56 à 62. Sa vie, avec ses hauts et ses bas, ses bons et mauvais côtés, les satisfactions et les coups fourrés ou tordus, mais toujours une «grande aventure», celle de la lutte de libération - avec ses héros et ses combats, ses déchirements aussi et ses faiblesses, les calculs mesquins des hommes - aujourd'hui répertoriée comme une des Révolutions parmi celles, peu nombreuses, qui ont vraiment marqué, par leurs effets sociétaux à moyen et long termes, le devenir du monde et de l'humanité.

La guerre terminée, c'est une autre étape de la vie qui commence? avec une mise à la retraite... à l'âge de... 52 ans. Mais ça, c'est une autre histoire qui sera racontée dans un tome II. Parole !

Avis : Lecture plus que facile tant l'écriture est claire et précise, sans lourdeurs et l'approche, académique, est assez pédagogique. Encore un livre qui nous décrit, sans fioritures ni triomphalisme ni rancune, simplement, le combat? sur le terrain. Tant mieux pour l'écriture de l'Histoire de la lutte de libération nationale. On attend avec impatience le reste de l'aventure, le tome II, en espérant une démarche... plus offensive.

Extraits : «L'avenir d'un pays ne peut se construire sans un socle qui le nourrit de sa sève : son passé» (p 13), «Il est aisé de constater l'absence d'un chef incontesté à la tête de notre Révolution, contrairement à ce qui s'est passé ailleurs?La présence d'un chef charismatique, incontesté autant qu'incontestable au sommet aurait évité beaucoup de crises, y compris celle de 1962» (p 216)

AUX PORTES DE L'AVENIR. Vingt siècles de résistance, cinquante ans d'indépendance. Essai historique de Karim Younès. Casbah Editions, 299 pages, 750 dinars, Alger 2013.

Un livre d'Histoire. Pas exactement si l'on s'en tient aux canons classiques de l'Académie. Mais l'auteur, un ancien président de l'Apn, a fait œuvre d'historien et son expérience aidant (il a été, dans une autre vie, je crois, enseignant), il réussit à «populariser» des pans de la vie du pays qui, bien que connus, n'arrivent pas encore à «accrocher». On en parle, on les évoque, on s'en sert pour conforter les discours, puis plus rien. Ils ne sont pas encore bien implantés dans nos mémoires. Tout au plus pense-t-on encore (un peu) à la période la plus «fraîche» par ses douleurs, celle de la lutte de libération nationale 54-62. Il est vrai que, là, les souvenirs sont rappelés par beaucoup de témoins et d'acteurs encore vivants, à travers les Organisations nationales... et un Fln, toujours «au pouvoir».

L'auteur est assez modeste (il est connu pour cette... qualité). Il le dit d'ailleurs simplement : son écrit se veut ni ouvrage de type universitaire, ni essai d'historien. C'est juste le synopsis d'un film d'évènements historiques attestés que le lecteur (re) visitera «avec ses instincts, son intelligence, ses choix d'interprétation»

Donc, tout y passe. Notre Histoire plusieurs fois millénaire livrée en tranches. Parfois en diagonale, parfois en profondeur : de Massinissa fondateur du premier Etat numide à la France coloniale en passant par les royaumes maghrébins et les «parrains» turco-ottomans : des faits, des noms, des lieux, des références bibliographiques? un véritable «travail de fourmi» que nous souhaiterions voir imiter par bien de nos «jeunes» retraités de la politique.

Un point cependant, à mon avis, discutable (ou à discuter) selon le préfacier, un diplômé de Harvard et d'Orsay (p 13) et cela n'est, heureusement, pas repris par l'auteur: «Notre peuple a besoin d'un leadership? d'un leader qui soit une source d'inspiration... d'un homme ou d'une femme (tout de même !) Etc, etc. . Décidemment, avec une telle démarche réflexive de la part d'intellectuels, on ne s'en sortira jamais de cette spirale du pouvoir personnalisé versant, toujours, inéluctablement, dans le pouvoir total et global, pour ne pas dire dictatorial.

Autre point, la théorie du «complot occidental» que l'on retrouve dans bien des pages, assez pessimistes d'ailleurs, dans ce qui aurait pu être une conclusion : «Où en sommes ?nous un demi-siècle plus tard ?».

Autre point, la mise à l'écart de notre substrat civilisationnel africain, l'auteur se contentant des composantes nord-africaine, méditerranéenne et musulmane.

Avis : Pour occuper vos vacances d'été? et pour rêver d'un autre avenir.

Extraits : «Il y a urgence car le temps en 2014 n'est pas le temps de Massinissa, ni celui des héros de notre révolution» (Mohamed Gouali, préface, p 14), «Nous sommes aussi comme le dieu Janus des Romains : nos regards sont tournés à la fois vers l'Europe et vers l'Afrique subsaharienne» (p 20), «Une analyse rétrospective des différentes phases de l'Histoire de l'Algérie montre finalement que la construction de l'Etat algérien est un processus millénaire et qui n'en finit pas de se dérouler» ( p 27 ), «Il y a risque, à terme, qu'un résultat sportif ne suffise plus pour entonner l'hymne de la nation» ( p 277 ), «Le fanatisme est le stade ultime du politique «( p 292 ).

LETTRES A LUCETTE,1965-1966.Centrale de Lambèse,-Annaba-Dréan-Annaba. Recueil de lettres de Bachir Hadj Ali (préface de Naget Khadda). Rsm Communication, 401 pages, 830 dinars, Alger 2002

Une histoire hors du commun que celle de Bachir et de Lucette-Safia. Tout d'abord, un fait extrêmement rare, donc curieux, donc à relever? et prémonitoire : Bachir et Lucette (originaire d'Oran, née Larribère, l'oncle étant celui qui avait «inventé» l'accouchement sans douleur) sont nés le même jour (un 8 mars? Journée internationale de la femme)... la même année. Ils se sont connus en militant dans le mouvement national au sein du parti communiste alors engagé dans la lutte de libération nationale. Bachir Hadj Ali, alors premier secrétaire du PCA, est arrêté le 20 septembre 1965. Il n'avait que quarante cinq ans. Après les «traditionnelles» séances de torture Chemin Poirson (locaux de la Sécurité militaire/Alger), il retrouvera, à la Centrale de Lambèse, d'autres militants ainsi que Hocine Zahouane, dirigeant au Fln et Mohamed Harbi, autres dirigeants de l'ORP. Tous des résistants au coup d'Etat du 19 juin 1965. Il «voyagera» ainsi de prison en prison : Lambèse, Annaba, Drean (près de Annaba), Annaba, Alger durant trois années (65-68)... et de résidence surveillée en résidence surveillée durant deux autres années ( Saida, Ain Sefra). On devine les nouvelles «tortures», autrement plus douloureuses, subies lors de la séparation forcée, et dues à des facteurs exogènes. Pour toute la famille. Pour les enfants encore jeunes et scolarisés. Pour les vieux parents qui n?avaient pas totalement joui de la présence à leurs côtés de leurs enfants. Et, surtout pour le couple. Un couple qui s' «a i.m.a.i.t» à la folie? comme ils ont aimé, à la folie, côte à côte, la lutte pour l'indépendance du pays et la lutte pour le progrès après l'Indépendance.

Heureusement, il y avait l'avantage et les faveurs (Sic ! car la censure sévissait pour tout ce qui lui semblait «politique», un concept élastique? tout en profitant, certainement, de la vaste culture du prisonnier et de sa vision de la culture nationale? et tout en apprenant énormément sur les relations sentimentales) du courrier, avec ses lenteurs (re-sic !) dues tant au contrôle préalable qu'aux retards de la Poste. Mais il y avait, aussi, les grèves de la faim, les mesures de rétorsion, les interdictions de visites, l'isolement familial, les conditions matérielles de détention parfois infâmes?

Donc, des lettres. Clandestines ou passant par la voie officielle mais censurées. De novembre 65 à janvier 67. Longues. Courtes. Très courtes? Avec, parfois, des dessins (p 42. «Ce parterre de fleurs» de 1966). Des poèmes aussi (p. 345, «A ma femme. Pour son anniversaire», Sublimissime !). Toutes, d'amour d'un époux pour son épouse. D'un père pour ses enfants et sa famille. Et, aussi d'inquiétudes et d'angoisses. Bachir est décédé le 9 mai 1991 et Safia -Lucette le 3 juillet 2014.

Avis : A tous les (vrais) amoureux d'Algérie, jeunes... et/ou vieux. A ne pas rater. C'est aussi la description du couple désaliéné comme beaucoup de nos jeunes (pas tous, hélas !) rêvent de l'être (voir, sur ce point, la belle préface de Naget Khadda). C'est, enfin, la description, de la vie? en prison, pour «raisons politiques»... en temps de dictature.

Extraits : «Comment puis-je t'oublier ombre de mon ombre/Comment puis-je t'effacer traces de mes pas/ Comment puis-je t'ignorer visage de mes pensées/ Reflet de mon amour amour de mon reflet» (Exergue. Chanson entendue à la radio par Bachir H-A et «offerte» à Lucette dans une lettre du 5 mai 1968, p. V), «Tu es ma vie aussi et de te savoir vivante, debout, aimante de ton amour inextinguible, me donne les forces d'Antée (dès qu'il touche la terre, sa mère). Tu es ma terre ferme et ma femme adorée et je ne me lasserai pas de te le dire» (p 51), «Un ouvrier, un technicien ou un artiste qui s'applique dans son travail, en d'autres termes qui aime la beauté, est en général un homme bon. Il l'exprime, cette bonté, à sa façon : elle se reflète dans son travail» (p 229), «C'est vrai que des rapports «amicaux» s'établissent ainsi entre l'homme et l'œuvre d'art et que la vision de l'homme change grâce à l'art» (p 243), «L'art seul ne suffit pas à rendre les hommes meilleurs « (p 244), «Ce qui est universel dans la plus modeste œuvre d'art, c'est ce qui, en elle, est vérité pour d'innombrables hommes et femmes, pout toute leur existence ou pour un moment de leur vie » (p 277), Vers librement extraits du poème dédié à son épouse pour son anniversaire : «Tu es au centre de ma raison songeuse/Tu es murmure de mes prairies inondées/Tu es mon rêve somnolence verte/Tu es en moi plus présente que l'absence/Tu es de mes chants le feu et la lumière» (pp 346 et 347).