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Oran : la ville étrangère aux populations

par Mohamed Mebtoul *

S'il faut se féliciter de la rencontre sur la ville d'Oran qui a eu le mérite de réunir aussi bien des acteurs engagés dans la gestion immédiate de notre région, des associations et des universitaires, il semble important d'approfondir le débat libre et critique, par le croisement de nos regards pluriels sur notre région.

C 'est le seul moyen d'opérer un dépassement de nos certitudes, et de tenter d'aboutir progressivement à la construction d'un espace public local toujours absent. Celui-ci ne devrait pas seulement être l'espace propre aux experts, aux chercheurs ou aux administrateurs, mais prendre aussi racine dans nos différents quartiers. En effet, les transformations opérées dans la ville, n'ont de significations pertinentes que dans la mesure où elles puissent bénéficier à toutes les catégories de la population. Ce sont en effet, ses différents habitants qui pourront attribuer un sens positif ou négatif aux changements opérés dans la ville.

On peut réaliser de multiples projets, mais si l'espace de vie qui définit fondamentalement la ville, ne connait pas d'améliorations notables, celle-ci sera toujours «étrangère» aux différentes populations. Il nous semble difficile d'évoquer la notion de métropole à partir d'une approche strictement technocratique qui consiste à administrer la ville par le haut, en injectant de l'argent et des moyens techniques et humains aussi importants, soient-ils, en l'absence d'une véritable dynamique sociopolitique par le bas, synonyme d'une volonté d'autonomie et du renforcement du local par rapport au pouvoir central. Cet enjeu sociopolitique est essentiel, pour permettre, comme l'a très justement souligné, un intervenant, une réappropriation de la ville par ses différentes populations. En partant de cette idée forte, nous essayerons d'indiquer deux éléments majeurs qui peuvent contribuer à une maîtrise plus autonome de la ville : d'une part, la mobilisation et la reconnaissance sociale des savoirs, et d'autre part, redonner un autre sens à la quotidienneté de ses habitants.

Mobilisation et reconnaissance sociale des savoirs

Force est de constater que la sous-analyse de la ville, c'est-à-dire la compréhension fine, approfondie et du dedans des contraintes, des logiques, des attentes, des besoins et des stratégies des populations, interdit aux gestionnaires et aux acteurs de la ville, d'agir en conséquence, en l'absence de données précises produites de façon rigoureuse, critique, distanciée et autonome par des chercheurs. Redonner du sens aux différents savoirs, et particulièrement, aux sciences sociales, représente un préalable indispensable pour rompre avec les « opinions » personnelles sur la ville, qui sont autant d'affirmations et de vérités absolues, qui conduisent à l'aveuglement et à des décisions unilatérales. Seule la connaissance scientifique permet, aujourd'hui d'apprécier à sa juste mesure les rapports noués par les populations à l'égard de la ville. On peut sans doute épiloguer longuement les raisons d'une appropriation désordonnée de certains espaces à Oran, sur l'absence d'hygiène, ou autre question, mais il nous manquera toujours la compréhension de ces faits sociaux en référence aux logiques des acteurs sociaux. Autre questionnement qui mérite la production de savoirs: comment reconfigurer et reconstruire une institution sociale ou culturelle adaptée aux attentes des populations ? Cela impose de saisir l'expérience des personnes à l'égard de nos différents organismes qui fonctionnent, aujourd'hui, moins à la règle qu'aux relations personnelles, produisant des insatisfactions multiples et aboutissant à leur ôter toute crédibilité.

Les savoirs produits par les îlots de recherche localisés dans nos deux universités, ne peuvent rester en l'état, peu exploités, enfermés dans des espaces de recherche, ou utilisés uniquement pour la progression de la carrière de l'enseignant-chercheur. La réappropriation active et urgente de ces savoirs, dans une logique de réseaux, est essentielle si l'on veut rompre, une fois pour toute, avec ces multiples greffes hasardeuses et rapides, réalisées de façon souvent autoritaire, dans un tissu social sous-analysé et incompris. Redonner du sens à la connaissance scientifique, relativise nos certitudes. L'image sociale dominante que l'on peut avoir de la ville se modifie, se transforme, au contact des savoirs qui permettent d'accéder à l'intelligibilité et à la sensibilité des différentes situations et espaces appréhendés sur le terrain. La ville ne peut être considérée comme une ville, que si on apprécie et on connait chaque recoin, chaque espace avec ses particularités, ses saveurs et sa micro-histoire qui est souvent cachée, ignorée et peu objectivée, alors qu'elle est essentielle pour la valorisation de tel ou tel quartier de la ville. Il est très facile de porter de façon paresseuse des étiquetages multiples et rapides sur les comportements des gens, mais il est plus compliqué d'opérer des plongées permanentes dans leurs cultures populaires, de prendre en considération leurs multiples savoirs d'expérience, autorisant la reconnaissance sociale des populations. Un exemple qui pourra montrer l'écart entre le savoir prescrit et le savoir de fait ou réel. En optant pour une étude sur le travail ouvrier dans une entreprise étatique des années 1980, nous avions tenté de montrer que les erreurs dans les plans réalisés par les ingénieurs qui exerçaient dans les services techniques ou bureaux d'étude, étaient en partie détectées et corrigées par des ouvriers qui faisaient usage d'une véritable compétence de fait, invisible et peu reconnue (Mebtoul, 1986).

Redonner un autre sens à la quotidienneté des personnes

La ville d'Oran comme «espace de vie» reste profondément marqué par sa médiocrité. Les cafés ou les «coins» de rue font, de façon dominante, office d'espaces de socialisation par défaut, produisant des sentiments de frustration, d'angoisse, de monotonie et d'ennui au sein de population.    Oran dans sa quotidienneté plurielle, avec sa rurbanité, selon l'expression de Lacheraf, perceptible à la marge du centre ville, révèle la forte bipolarisation entre ses quartiers riches et commerçants, à contrario, de beaucoup d'autres espaces sociaux ouverts au tout venant, bruyants et populaires, qui laissent percevoir la vulnérabilité sociale d'une partie de la population. Il faut chasser les mythes et les fausses impressions souvent produits sur Oran, comme une ville ouverte, où il est possible de passer des moments agréables. Oran ne se particularise pas par sa propreté, sa sécurité, et ses nombreux trottoirs faits et refaits sans que l'on sache pourquoi.

 Il nous semble réducteur de résonner simplement et uniquement en termes de pôles ou de projets « structurants », présentés dans une logique fonctionnaliste, oubliant que ce qui fait l'âme d'un espace urbain, et non pas d'un espace urbanisé, c'est la qualité de vie qu'il peut permettre aux populations dans leur diversité sociale, culturelle et géographique. Une ville n'est jamais socialement une, mais porteuse de logiques et d'aspirations multiples et diversifiées, dont il faut en tenir compte, pour ne pas se donner ou donner l'illusion que tel projet puisse mécaniquement répondre aux attentes de toute la population. Les jeunes des quartiers socialement à la marge, ont d'autres soucis plus urgents, que de se rendre au Méridien ou à l'hôtel Sheraton. Ces territoires invisibles, producteurs « de vide social et culturel » conduisent à des formes sociales de débrouillarde au quotidien face à un temps «trop libre». La gestion du temps est indissociable de la position sociale occupée dans la société locale et des étiquetages portés par d'autres acteurs sociaux sur la situation vécue par ces jeunes. Ne «rien faire» est alors identifié à «n'être rien» dans la société locale (Mebtoul, 2013). Oran ne brille pas par ses espaces culturels mis en scène conjoncturellement, intégrant plutôt une visibilité politique, mais sans souci de la profondeur et de la permanence. La culture est loin d'être ancrée dans une ville qui se laisse aller, sans perspectives et sans projets rigoureux.

 Le grain de folie, l'audace, la liberté de dire et de faire des « petites choses » sans prétention, mais continues dans les différentes communes, les initiatives d'aller à la rencontre des gens, semblent rares, selon nos enquêtes, ne permettant pas à Oran de s'imposer comme un véritable pôle culturel. Combien de cinémas fonctionnent à Oran ? Combien de librairies ou d'espaces de lectures ? On peut les compter sur le bout des doigts? Oran, comme d'autres villes d'Algérie, est marquée, dans sa quotidienneté, par son uniformité, sa banalité, au sens d'absence de tout défi crédible et novateur qui autoriserait l'appropriation de l'espace par la population qui reste, dans sa majorité, à l'extérieur du pouvoir local. Pourtant, les textes juridiques permettent la création de conseils consultatifs auprès des instances locales. Faut-il que la centralisation administrative puisse à ce point marquer profondément le fonctionnement de la ville, pour observer qu' Oran reste aussi orphelin de règles admises, respectées et reconnues par tous, se traduisant par un agir politique qui reconnait d'abord les siens, ceux qui sont intégrés dans ses rouages institutionnels ? Force est de reconnaitre, au-delà de la beauté de certains sites d'Oran, que les responsables de la ville sont obligés d'administrer la paix sociale, en s'inscrivant dans la production rapide d'espaces standardisés. Dans ses conditions sociopolitiques, il semble difficile de se réapproprier son histoire, articulant le passé, le présent et l'avenir. La ville d'Oran, avec ses nombreux projets et pôles «structurants» composés notamment d'hôtels, d'organismes et de bâtiments luxueux, cache mal, le caractère très artificiel de ses multiples constructions en série, dévoilant de façon dominante l'absence de toute identité qui lui est propre. Elle ressemble, à bien des égards, aux autres villes d'Algérie, dominée férocement par le béton que donnent à voir ces immeubles fabriqués comme partout ailleurs, dans l'urgence. Le souci du quantitatif l'emporte sur toute autre considération d'ordre esthétique, avec des conséquences sociales et psychologiques dramatiques sur la vie quotidienne des jeunes livrés à eux-mêmes, dans ces nouvelles cités sans âme.

* Sociologue

Références bibliographiques

Mebtoul M., 2013, La citoyenneté en question (Algérie), Oran, Dar El Adib

Mebtoul M. 1986, Discipline d'usine, productivité et société en Algérie, Alger, OPU.