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Le moment Abbès

par Kamel Daoud

L'entendez-vous ? Ce n'est pas le vent de l'Histoire ou du changement. C'est le bruit du pétrole qui coule. La lente mastication fossile de notre nation. On est à un mois et demi après la victoire du régime, et il n'y a rien que ce bruit. Doux, provoquant la somnolence, l'assoupissement. Chuintant dans les veines, à peine perceptible par l'oreille mais bien connu par le ventre. L'or noir, pays brun, visages pales. Mis à part ce fleuve, tout le reste est immobile sur les berges. Ou glissant entre deux eaux comme un sombre animal d'eau. Feuilles de marécages, roseaux et un hymne et un drapeau. Rien ne bouge en Algérie depuis les élections. Le pays est invisible vu de l'Etranger, on ne s'y intéresse pas et on peine à le comprendre. But idéologique de la propagande internationale : non-aligné mais aligné contre un mur pour ne pas attirer les regards. Nous sommes donc un peuple de pêcheurs mais le poisson est la terre et son pays. Il y a une chaloupe dans la forme de chaque semelle. Il y a de l'écaille à chaque contact. Vu du ciel, cela a la forme d'un jerricane. Ici on vend du pétrole et de la coopération régionale. Sinon, passez votre chemin. Dieu que l'écart est grand entre le récit national et le bruit de la mastication !

Etrange immobilité du pays après le 17. Le but du régime était la réélection et donc, quelques semaines après, il reste assis, là, mais ne sait pas quoi faire. Nomination d'Ouyahia comme DJ des consultations, une nouvelle constitution qui se résume à imposer aux autres ce qu'on ne s'impose pas à soi (limitation des mandats), un islamiste du nom de Menasra qui se révolte contre la parité homme/femme en projet dans la constitution mais qui ne se révolte pas contre la saleté, les sachets bleus ou contre sa propre débilité et sa laideur d'âme. En gros, rien de neuf. L'actualité avait toujours cette vocation de faire croire que le pays bouge ; mais là même elle a fini par s'asseoir et attendre le Mondial.

Le doux bruit du pétrole qui coule. Quand on revient au pays, ou que l'on sort d'un grand livre, on est surtout désarçonné : où est le pays ? Qu'est-il puisqu'il n'a plus de but que de manger ? Pourquoi je dois continuer à être algérien ? Pourquoi le rester s'il n'y a rien à faire ou à construire ou à investir de son amour et de sa confiance ? Echo à l'ancienne angoisse d'un autre, autrefois, aux temps du doute et de l'indécision. Et cependant, je ne mourrai pas pour la patrie algérienne parce que cette patrie n'existe pas. Je ne l'ai pas découverte. J'ai interrogé les vivants et les morts, j'ai visité les cimetières, personne ne m'en parle plus. On ne bâtit pas sur du vent [...] Nous avons apparemment, une fois pour toutes, écarté les hymnes et les chimères pour lier définitivement notre avenir à celui du pétrole. En mode parodie pour ceux qui savent d'où vient cette citation transformée.

Le moment Abbès vous prend souvent là où vous êtes. A l'atterrissage de l'avion ou dès que le café devient froid ou quand un guichetier vous laisse sans réponse et répond à son propre téléphone pendant que vous êtes debout à attendre, comme un colonisé sans armes. Le moment Ferhat est fréquent dans la nuit du doute. Et après les élections à l'algérienne.