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L'après-17 avril pire que le 17 avril ?

par Kamel Daoud

Va-t-on s'en sortir indemnes de ces élections ? Peu probable. Quelque chose a été lâchée dans la nature et on le sent. Une limite dernière a été dépassée. Quelque chose de morne, obscure et irréversible s'est enclenchée. Certains ont compris, définitivement, que rien ne sert à parler ou à argumenter. Le mot est au bras ou à la rue. Le Pouvoir aussi a compris qu'il peut vendre ce qu'il veut : un homme malade, un candidat invisible, un mort, un cadavre ou une boîte de lait concentré en guise de guide du peuple. On peut tout dire, promettre et annoncer, sans conséquences. Des partisans de Bouteflika ont inventé de faux verset coranique. D'autres lient pluies, élections et bénédiction. Certains ont versé dans la théorie du surhomme à propos de Bouteflika. Au-delà d'une sorte de limite du bon sens, tout est permis à dire ou à faire. Le Régime familial peut aujourd'hui envoyer des gendarmes en civil prendre des caméras ou promettre d'effacer les dettes des jeunes comme s'il s'agissait de l'argent de sa propre poche. D'autres disent que Bouteflika été élu par Dieu et que donc lui dire non c'est aller contre la volonté de Dieu.

En plus concret, le régime a compris qu'il n'y a pas plus de limite et que tout est possible.

Mais l'autre peuple aussi. Une limite a été franchie : celle de la peur, de la démission ou de la paresse ou du vivre-ensemble construit autour de la peur de se manger les uns les autres. Interdits de faire de la politique ou d'y avoir droit, certains ont opté pour la pente du bras : on interdit à un régime la manifestation qu'il a lui-même interdite aux autres. On jette des yaourts contre l'ex-Premier ministre qui lui-même a dit que ce peuple n'a pas besoin de yaourt. On saccage aussi et on bloque la route à celui qui bloque le changement. Et ainsi de suite. On se revendique des Mouwahiddounes, des Mozabites, des «Arabes» de souche ou des anciennes tribus. On insulte et on saccage les biens de l'autre.

Comme si les scellés imposés par la décennie noire venaient de sauter et que le geste de l'extrême insolence du quatrième mandat a libéré quelque chose de violent chez ses victimes et chez ses clients. Et c'est ce qui fait peur : on sent le pays poussé vers la violence, la bipolarisation, l'extrême des deux bords. Incapable de consensus. De dialogue ou de d'acceptation.

La bonne question est donc, finalement, que sera le pays après ces élections : une caserne ? Un terrain vague ? Un Royaume ou une affaire de famille ? Une menace pour les siens et les voisins ou l'exemple à suivre pour les régimes du tiers monde moribond ? Un endroit à fuir au plus vite ou une lente décomposition nationale ? Le certain est que cela ne sera jamais comme avant. On a construit l'unité par opposition à la violence du colon. On a défendu ce pays avec le projet et la mémoire de sa Guerre de Libération. La décennie noire nous a soudés autour du crime et de la résistance. Apres les années 90, la peur a été notre ciment et le pain béni du régime. Mais le régime est mort. Les décideurs aussi. La dictature et avec elle l'armée et Boumediene. Ne reste que ce vieux monsieur et ses clients et, en face, un nouveau peuple qui ne sait pas renaître. C'est donc l'après-17 qui fait peur : le passage en force du régime va coûter gros et longtemps. Comment un homme qui n'a pas fait une campagne électorale d'un mois pourra-t-il y gérer un pays agité et saccagé pendant cinq ans ? Avec quels ministres ? Quels partis ? Quels soutiens autres que le lait et la semoule sponsorisés ? Quels murmures en guise de discours ? Quel autre programme que l'allaitement au pétrole ou la rapine ? Et avec quel peuple ? Celui acheté ? Celui vendu? Ou celui qui ne croit plus en rien? Ou celui qui veut vous chasser ?

Cela sert à quoi d'être Président d'un bateau qui coule? Peut-être, justement, à avoir la possibilité de le quitter en premier, disent les mauvaises langues.