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Une accointance entre l'histoire politique tunisienne et l'Algérie

par Kmar Bendana

La vie de Abdelaziz Thaâlbi (1876-1944), figure clé de la culture politique tunisienne contemporaine est relativement peu connue, l'histoire officielle lui ayant accordé peu de place. Bourguiba doit beaucoup à ce fondateur du nationalisme tunisien mais ayant créé le Néo Destour en 1934, il devient l'adversaire des anciens du Destour (le parti originel né 14 ans auparavant) et de leur chef de file. En qualité de «vainqueur» de l'histoire de l'indépendance, Bourguiba contribue à éclipser l'histoire de ce pionnier et à minimiser son image. A partir des années 1980, une vague d'écrits commence à faire connaître cet intellectuel de formation traditionnelle entré en politique au début du XXème siècle.

Un ouvrage en langue française récemment paru à Tunis revient sur une vie dont les étapes sont parallèles à la naissance et aux premiers développements du nationalisme tunisien. L'auteur est Moncef Dellagi (1930-2010), qui a longtemps dirigé le service des Archives Générales du Gouvernement Tunisien au Premier Ministère. Il laisse un manuscrit ?apparemment inachevé- que sa famille a confié aux éditions Cartaginoiseries. L'ouvrage est augmenté d'une reconstitution posthume de documents d'archives et d'illustrations. Cette première biographie en langue française d'un cheikh est sous-titrée : «Naissance du mouvement national tunisien».

Abdelaziz Thaâlbi comme Hassen Guellati (1880-1966) et Ahmad Tawfik Madani (1898-1983) ont joué des rôles de premier plan dans l'histoire politique tunisienne, témoignant des multiples interférences socio-politiques algéro-tunisiennes.

Abdelaziz Thaâlbi naît en 1876 dans une famille algérienne qui émigre à Tunis. Son père Ibrahim ibn Abderrahmane Thaâlbi, notaire, l'inscrit au kouttab où il s'initie à la langue arabe et à l'apprentissage du Coran. A l'âge de 12 ans, il passe à la mosquée-université de la Zitouna. Il renoncera toutefois à clore ces études par le diplôme du tatwî?, absorbé par l'écriture journalistique, l'animation de clubs littéraires et l'action dans les manifestations anti-coloniales.

Il fonde Sabîl al-Rachâd en 1895, un journal suspendu au bout d'un an. Thaâlbi entreprend alors un voyage en Algérie puis se rend en Libye puis en Turquie, pourchassé par les autorités françaises qui voient déjà en lui un activiste nationaliste. Il séjourne au Caire entre 1899 et 1902, y fréquente la mosquée d'El Azhar et un certain nombre d'intellectuels égyptiens comme Mohamed Abdouh. Il rentre à Tunis en 1902 pour reprendre aussitôt ses voyages vers le Maroc, l'Espagne et surtout l'Algérie où, avec le gouverneur général Charles Jonnart, ils réfléchissent aux modes de rapprochement possibles entre Musulmans et Français. De retour de nouveau à Tunis en 1904, il se fait le propagateur des idées réformistes de Jameleddine al Afghani, Mohamed Abdou et Rashid Ridha (animateur du journal Al Manar). Ces prises de position rationalistes lui valent l'hostilité des cheikhs traditionnalistes qui lui intentent un procès d'opinion le 23 juillet 1904, à la suite de paroles blasphématoires. Condamné à deux mois de prison, il réplique par un ouvrage L'esprit libéral du Coran, écrit avec Hédi Sebaï (interprète judiciaire) et César Ben Attar (avocat juif) pour critiquer les croyances maraboutiques qui encombrent l'islam, démontrer sa valeur spirituelle et défendre sa pureté originelle. Après une brève collaboration au journal français Le Courrier Tunisien (1905), il adhère au «Cercle tunisien», premier noyau nationaliste composé par Ali Bach Hamba, Hassen Guellati, Khayrallah Ben Mustapha, Abdejellil Zaouche et Sadok Zmerli. En un moment de concorde entre zaytouniens et sadikiens, il dirige la version arabe du journal Le Tunisien (1907) dont le premier numéro paraît le 8 novembre 1909 comme il soutient les grèves des étudiants de la Zitouna (mars 1910).

Il est activement présent aux manifestations du Jellaz (novembre 1911). Dirigeant alors le journal al-Ittihâd al-Islami, il le voit frappé, comme toute la presse nationaliste, d'interdiction. Arrêté en mars 1912 à la suite des troubles du tramway en février 1912, il est éloigné, sans procès, du pays. Avec Ali Bach Hamba, il tente de faire connaître la cause tunisienne à Paris, échoue et se rend à Istanbul puis en Egypte. Il rentre à Tunis après le déclenchement de la Première Guerre mondiale, et avec la mort de Ali Bach Hamba, il devient le leader incontesté du mouvement nationaliste tunisien.

De nouveau à Paris en juin 1919 pour des contacts à la suite du Congrès de la Paix de Versailles, il réussit, en mars 1920, à faire lever l'interdiction qui frappait les journaux tunisiens depuis 1911. Il veille, avec Ahmed Sakka à la traduction et à l'édition de La Tunisie martyre, un réquisitoire collectif dénonçant l'exploitation politique et économique de la Tunisie par le régime du Protectorat français. L'ouvrage est interdit à sa sortie mais distribué à des personnalités politiques et directeurs de journaux français, il circule clandestinement. Devenu le manifeste du nationalisme tunisien, il est à la base de la création du parti Libéral constitutionnel de Tunisie (Destour) le 15 juin 1920.

Thaâlbi est arrêté à Paris en juillet 1920 ; la justice tunisienne le condamne à trois mois de prison pour complot contre la sûreté de l'Etat.

Il revient sur la scène en avril 1922, rapprochant la cour beylicale du Destour, mais la mort du Bey Naceur en juillet 1922, le contraint à l'exil. Il part en juillet 1923 pour un long séjour à l'étranger. Après Istanbul et Le Caire, il rejoint Bagdad en juillet 1924 où il enseigne à l'Université Âl al-Bayt. Avec la disparition de cette dernière en 1930, le roi Fayçal le nomme président de la délégation des étudiants irakiens au Caire où il s'installe. Cheville ouvrière du Congrès de Jérusalem (décembre 1931), il est élu responsable de la commission de propagande et de diffusion du Congrès. Il sillonne l'Orient et visite le Yémen, l'Arabie Saoudite, la Syrie, l'Inde, le Pakistan, l'Indonésie.

A son retour à Tunis le 19 juillet 1937, l'accueil est chaleureux (Abdelhamid Ben Badis est présent) mais le Néo-Destour né en mars 1934 occupe de plus en plus la scène. Bourguiba le reçoit pompeusement sans lui laisser le loisir d'arbitrer entre les deux factions désormais rivales du mouvement nationaliste. Il réplique dans le journal Al Irada en octobre 1937 puis écrit une série d'articles d'histoire en 1938. La suspension de la presse le cantonne à l'écriture solitaire de son dernier ouvrage Mu?jiz Muhammed (Tunis, 1938) qui relate la vie du prophète Mohamed, vu comme un chef politique hors du commun. Il passe la Seconde guerre mondiale malade et à l'écart de la vie politique. Sa mort survient le 1er octobre 1944. Son œuvre, rééditée tardivement (après 1984), comprend trois ouvrages et de nombreux articles et conférences, regroupés en recueils posthumes. Ses archives, partiellement utilisées et exploitées, sont à chercher dans les multiples villes (Le Caire, Damas, Bagdad?) où il a séjourné.