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Entiers

par Hadj-Chikh Bouchan

Amilcar Cabral, l'historique fondateur du PAIGC - le Parti Africain pour l'Indépendance de la Guinée et du Cap Vert ? assassiné le 20 janvier 1973 à Conakry, six mois avant l'indépendance de son pays, dans cette capitale où, justement, il dénonça, au cours des funérailles de Kwame N'Kruma, quelques mois plus tôt, le cancer du complot, un certain jour de Mai 1972 - donnait une conférence de presse au terme de laquelle les journalistes posèrent des questions sur les entretiens politiques qu'il venait d'avoir.

Harcelé par une journaliste, militante de gauche, désireuse de connaître les détails du rejet, par sa délégation, des offres qui furent faites à sa délégation, il lui répondit par l'histoire qui suit :

« J'étais, disait-il, à la poursuite d'un lion, le fusil chargé, balle au canon. Je le perdis bientôt de vue, quand, soudain, j'entendis, dans mon dos, un rugissement. Je me retournai et là, à quelques mètres de moi, se trouvait le lion qui avançait vers moi. Cédant à la panique, je courus vers un arbre pour trouver refuge dans ses hautes branches. Au pied de cet arbre, cependant, encombré de mon fusil et de tout mon matériel de chasse, tandis que le roi de la forêt se rapprochait toujours de moi, je me rendis compte que je ne pouvais pas grimper. (Il fit une pause).

La journaliste lui demanda :

- Et alors ? Qu'a fait le lion ?

Le leader du PAIGC lui demanda :

- Tu es mon amie ou l'amie du lion ?

Surprise par sa question, avant qu'elle ne reprenne ses sens, il ajouta, éclatant de rire :

- Bien sûr qu'il m'a dévoré, voyons ! Qu'est-ce que vous croyez.

Amilcar Cabral parlait excellemment bien français.

Il était lusophone.

L'expression « l'Algérie est la Mecque des révolutionnaires » est de lui.

Toute cette trop longue introduction, j'en confesse, pour traduire l'état d'esprit ambiant. Quand je croise, dans les rues, des jeunes filles et jeunes garçons, sortis des lycées et collèges, des universités riant et se chahutant, qui ne demandent qu'à vivre dans un monde dont les aines sont responsables de son état discutables, quand je vois des boutiques, où des lieux de services de repas rapides, pour ne pas citer de marque déposée, ou encore des magasins bien achalandés tout le long du Boulevard Larbi Ben M'hidi, je ne rencontre, en revanche, que des regards pessimistes dans les yeux des ainés, de cette génération « à qui on ne la fait pas ». Ce n'est pas tant le pessimisme qui m'affole que la résignation. Cette prétendue vérité véhiculée, dans toutes les bouches qui me gène, vérité selon laquelle « rien ne marche ».

Celui qui dira cela aura rendu les armes depuis longtemps. Il n'a pas franchi le seuil de ce nouveau siècle. Il n'est pas même capable de prendre la simple initiative qui consiste à se lever et marcher, aller à la rencontre de ses voisins pour trouver une solution aux poubelles qui débordent dans le trottoir d'en face, pour ne citer que le coté nauséabond de la « mal vie ». Il attend que l'état s'en charge. Et quand rien n'est fait ? il plonge plus profondément encore dans sa déprime.

Je ne voudrais pas empiéter sur la chronique de mon collègue de la page suivante ou précédente, pour évoquer ces choses de la vie mais, je ne peux résister à l'envie d'évoquer mon ami d'enfance qui me conduisait à son domicile pour diner. A un croisement, il fut obligé de céder la priorité, qui était la sienne, à un autre chauffeur qui, à mes yeux, le remercia avec un large sourire, des yeux illuminés, le pouce de sa main droite bien levé. C'était un signe de remerciement remarquable. Hé bien non ! « Tu as vue, me dit-il, je le laisse passer et il me nargue ». Comment voulez-vous que je ne le perde pas, un jour, cet ami là, à cause d'un sourire qui aura fait éclater son ulcère ? Et ils sont nombreux dans nos cimetières victimes de ces aigreurs.

Il n'y a pas que des harragas ou des dirigeants dilettantes, des criminels qui courent les rues et sur les agissements desquels il faut garder un regard vigilant. Exiger d'être punis. Il y a aussi des constructeurs, des entrepreneurs, des enseignants, des ingénieurs et des médecins, des universitaires et des experts de tous les corps de métiers qui ? font leur métier.

Faudrait peut-être parler de ces gens là aussi, non ? Dire, raconter leurs réussites. Les anglo-saxons appellent ça des success stories. En d'autres termes, cesser d'être binaires. Comme nous le sommes souvent. Les américains trouvent chaque semaine un héros, enfant, femme ou homme pour donner à leurs auditeurs, à leurs lecteurs, des espaces pour s'oxygéner les cellules. Pas chez nous.

Tout est bon ailleurs, disent les uns.

Tout est mauvais, ici, disent les autres.

Pas tout. Quoique, il faut en convenir, nous empruntons parfois des chemins trop sinueux. Mais, à coté de cela, il se trouve des femmes et des hommes qui font quelque chose de leurs mains quand ils les commandent, à leur cerveau. C'est bien à cela qu'il sert, non ? Qu'on lui donne l'occasion, de temps en temps, de positiver. Ca ne fait pas de mal, je vous assure. Bien au contraire. Essayez donc.

Parce qu'en positivant, sans sombrer dans la béatitude, on entretiendra l'espoir que chacun de nous porte en soi, on contiendra la colère à feur de peau, cette colère qui, comme chacun sait, est mauvaise conseillère. Et consacrer son énergie pour agir et changer l'ordre des choses. En somme, s'interdire de cultiver la haine de l'amour et l'amour de la haine.

Et en faisant cela, se tenir debout. Redresser le dos. Plat.

Les épaules bien en ligne.

Le regard droit devant.

Un capitaine de l'armée brésilienne qui entra en rébellion pour choisir la guérilla urbaine, assassiné un 17 Septembre, 1971 par les troupes des généraux fascistes - parce qu'il pensait, à l'époque, avoir raison - avait pour slogan « Usar Lutar, Usar Vencer ».

C'est ça. Oser lutter, oser vaincre.

La première victoire sur soi même.

Ce guérillero urbain s'appelait Carlos Lamarca.

Un lusophone, lui aussi.

Mais ce n'est là qu'une coïncidence, bien entendu.