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Opposition et dissidence

par Arezki Derguini

Nous continuons de parler d'opposition et de partis d'opposition alors que le système n'a concédé leur existence et leur légalisation que pour mieux les disqualifier. Non pas que le système ait quelque nature maléfique, mais c'est qu'il représente une disposition de la société vis-à-vis d'elle-même et du monde.

Il s'agit d'une société qui est sortie d'une guerre de libération mais qui n'a pu entrer dans un système de compétition pacifique avec le monde. Beaucoup ont cru à une entrée en démocratie comme dans un monde familier abstraction faite de cette disposition fondamentale de la société et de sa justification. Non seulement nous allions entrer dans un monde dont la majorité n'avait ni les habitudes, ni toute autre pratique mais nous allions le faire à un moment où le système était le moins disposé à assumer sa mutation, où la société avait échoué dans l'accomplissement de sa révolution industrielle.

«Maison d'obéissance» et «bled al harb»

Sans démocratie et alternance, parce qu'étant essentiellement militaire, le pouvoir politique ne peut être soustrait par une équipe civile à une autre qui aurait failli. S'opposer sans possibilité de gouverner ne peut conduire qu'à l'auto-exclusion du champ politique ou à une certaine schizophrénie qui conjugue opposition ouverte et connivence secrète.

Sans transformation de la nature du pouvoir, il ne pouvait y avoir d'alternance démocratique, et l'on se devait de continuer de parler de «maison d'obéissance » et de «maison de dissidence». L'emprunt langagier n'a donc pas été convenablement pensé, il a chassé une dénomination autochtone adéquate. S'opposer signifie pouvoir se détacher, puis se poser comme alternative, à l'intérieur d'un système qui autorise la division interne et l'inversion des rôles. L'emprunt a donc conduit à sauter par dessus «l'essence » non civile du pouvoir et à croire que l'on peut passer sans transition d'une administration militaire de la société à une autre civile. En ignorant cette détermination primitive du pouvoir[1], on ne respectait pas les limites des deux pouvoirs civils et militaires, on entretenait leur confusion. Une dynamique d'extension de la sphère civile est empêchée et la société civile est ainsi exposée à l'épreuve d'une désintégration ou d'une intégration dans «la maison de l'obéissance ».

En fait c'est cette division entre la «beït et't3aa» et «bled al harb » qui est restée active. L'ouverture démocratique n'a pas fonctionné comme libéralisation du champ politique comme l'appréhendait la légitimité internationale. L'opposition clandestine émergente a été légalisée pour être mieux combattue. Cette disposition du système ne peut pas être défaite sans une révision globale du système. Elle plonge ses racines dans l'histoire coloniale où a été construit le rapport adverse de l'Etat à la société et où ont été établis les rapports conflictuels entre les élites civiles et l'élite révolutionnaire. Le système a concédé la démocratie au monde, mais sans avoir changé de disposition vis-à-vis du pluralisme qu'il vivait toujours comme menace.

Le pseudo-champ politique conduit la pensée politique à une impasse

Plutôt que des partis, il faut opposer des velléités conservatrices et réformatrices, du point de vue de la différenciation de la société et de ses intérêts. Avec l'appellation, partis d'opposition/partis de pouvoir, qui installait les organisations politiques en démocratie virtuelle, on pouvait qualifier ensuite les unes de démocratiques, les autres d'islamistes et installer une certaine irréductibilité dans le pseudo-champ politique. On avait ainsi un champ politique virtuel avec une division ternaire qui compartimenté et déconnecté de la dynamique sociale empêchait l'émergence d'une pensée politique souveraine. L'impasse pratique ne pouvait conduire à une innovation politique.

Avant que le multipartisme n'entretienne une fausse croyance en son autonomie, le champ politique était animé par une division qui opposait, au sein du parti unique, ses partisans et ses opposants. Le multipartisme, introduisant le pluralisme politique avant l'heure, plutôt que d'accélérer l'autonomisation du politique, rompit son processus de genèse et entraîna la déstructuration du champ et du débat politiques. L'unité du champ et du débat fut disloquée, la mutation du système du parti unique au multipartisme échoua. Le débat politique qui devait instruire les centres de décision et qui ne pouvait se passer d'une certaine maîtrise, au lieu de s'élargir se rétrécissait. Le champ politique n'était plus en mesure de fabriquer de larges consensus opératoires.

Il ne suffit plus qu'une assemblée constituante énonce des règles pour que celles-ci se transforment en règles de fonctionnement de la société

Le mythe de la révolution continue d'être activé parce qu'il entretient l'illusion d'un moment instaurateur. La Transformation, la Réforme ne consisterait pas en de longues et lentes mutations, certes parcourues par de nombreuses crises, mais en un nouveau commencement qui surgirait tel un volcan et opérerait une véritable catharsis. Aussi le mythe constitue-t-il du pain béni pour les médias face à une action qui ne pouvant être animée par la pensée et le projet politiques ne peut être que livrée aux pulsions de masse dont ils gèrent l'animation.

 Pour se considérer en démocratie, il faut avoir produit les normes sociales et les règles constitutionnelles de fonctionnement démocratique de la société, les règles de la compétition politique, les divisions dynamiques de la société. Il ne suffit pas qu'une assemblée constituante énonce des règles pour que celles-ci se transforment en règles de fonctionnement de la société. Il faudrait que la société soit disposée à avoir une conduite globale, à unifier ses règles implicites (normes) et ces règles explicites (lois et règlements).

C'est toute une mécanique, une normalisation qui se met en place en même temps que s'énonce les règles de fonctionnement. La démocratie n'est pas un modèle à appliquer, c'est une mise à l'épreuve où la société s'attache à régler ses problèmes pacifiquement. Epreuve où parviennent à se mettre en place des automatismes, des régularités, des normes et des règles. Elle n'est jamais parfaite au point de se fixer dans quelques modèles définitifs. Elle est un perpétuel recommencement dans la mesure où elle doit contenir constamment la tentation de recourir à de faux raccourcis, à la violence pour réaliser ses fins.

Autoritarisme et mode de gestion des conflits

Pour le moment, parce que la société ne peut disposer d'elle-même, émerger comme sujet souverain et donc «poser » et «déposer » ses dirigeants par des procédures démocratiques, son appareil sécuritaire se charge de l'office. Dictature, système autoritaire, s'explique moins par quelques dispositions morales ou culturelles que par l'imposition, le choix d'un mode de gestion des conflits inapproprié de la part d'une société très largement bousculé par l'Histoire. Mode de gestion qui ne peut être transformé parce qu'il n'est pas pensé. Il faut redonner aux modes de gestion des conflits et de la compétition leur profondeur sociale et historique, si l'on veut en avoir une certaine compréhension. Le rapport de la société à la violence ne lui est pas intrinsèque, il est le résultat d'un rapport de la société à elle-même et au monde. La violence est le résultat de l'obscurité d'un tel rapport. Quand un tel rapport se sera clarifié, la société pourra faire place à la délibération pacifique, faire place à ses désordres créateurs, «poser » et déposer ses dirigeants et réserver la violence à des usages ultimes. Elle aura développé de nouvelles dispositions, produit de nouvelles normes qu'elle pourra conforter et fixer à l'aide de règles constitutionnelles et autres. Alors une équipe dirigeante pourra succéder à une autre, selon ses engagements et ses performances ; alors les équipes dirigeantes pourront se diviser sur la base de certaines données et de certains objectifs sans menacer la base de leur constitution.

La transformation du pouvoir, une progression de la différenciation sociale

En attendant que la société puisse «poser » une équipe dirigeante et lui en «opposer » une autre qui lui succédera si la première faillit, il faut donc que l'on puisse passer d'une administration militaire de la société, qui divise la société à sa manière, à une administration civile qui rationalise et économise l'administration de la société. Il faudra que des leaders puissent œuvrer pour une civilisation, une démocratisation de l'administration de la société et du débat politique[2]. Il ne s'agit plus de faire la révolution, tout du moins comme on a appris à la faire au cours du XX° siècle, mais de transformer un certain nombre de pratiques en organisant leur mutation. Il faut revoir et réorganiser les processus de militarisation de l'administration sociale et politique en vue de favoriser leur mutation en processus de civilisation. Les processus de militarisation sont les processus par lesquels s'est construite une autorité centrale, les processus de civilisation sont ceux par lesquels une telle autorité centrale devient pérenne. Les passages des uns aux autres doivent être pensés et organisés. A notre avis, la discontinuité entre les deux types de processus n'est pas sans contiguïté et continuité. La discontinuité est de l'ordre de la mutation. Les processus de civilisation sont des processus de rationalisation et d'économisation, ils s'accompagnent de l'émergence de nouvelles élites sociales, les élites scientifiques qui administrent le débat intellectuel et les élites économiques qui administrent les activités matérielles. Le passage d'un type à l'autre qui peuvent conduire à certaines ruptures non violentes, c'est-à-dire clairement assumées, dans leurs coûts et promesses. Le caractère révolutionnaire de telles recompositions partielles reviendrait à leurs effets globaux, à leur impact sur la situation globale et non à leur caractère intrinsèque. On peut soutenir, que la civilisation des mœurs et des minorités dirigeantes est le processus fondamental qui porte le processus de démocratisation de l'administration sociale, politique et économique[3]. Car ce qui caractérise tout autant l'état colonial que celui postcolonial, c'est ce trait commun d'une administration militaire et que ce que la démocratie doit signifier pratiquement tout d'abord, c'est transformer une telle administration militaire de la société[4] en administration civile, plutôt que ce mythe du développement conçu par les puissances comme modèle alternatif au modèle colonial, avec tous ces clivages d'importation.

Système autoritaire et dictature n'opposent donc pas une société et un Etat, pas même une société et un pouvoir. Ils sont le produit de cette société dans un monde donné et caractérise le mode de gestion de ses conflits, de ses compétitions. Cette production n'est pas naturelle, elle est historique. Il s'agit donc de réformer la société et son auto-administration dans un monde donné. Une société qui n'est pas encore sortie de la nuit coloniale, des impasses de la militarisation de son administration globale. L'administration postcoloniale n'a pas encore réalisé sa rupture de l'administration coloniale, dans la mesure où elle ne l'a pas encore pensé, n'a pas encore choisi.

La vision manichéenne qui oppose pouvoir et société, commode, est régulièrement démentie par les faits: derrière une victime se cache souvent un bourreau en puissance. Il ne s'agit donc pas de conquérir un pouvoir externe à la société pour qu'il puisse transformer une société et son économie, elles-mêmes externes au pouvoir, mais de transformer un pouvoir, de militaire en civil, tout en sachant qu'une telle transformation, d'abord de différenciation sociale, ne peut être autoritaire. Il s'agit de transformer la société de guerrière et prédatrice, telle que l'a dressé son ancien rapport au monde et à elle-même, en une société productive, avec ses multiples sociétés spécifiques performantes, telle que l'exige les défis du monde de demain. Tous les intérêts ne convergent pas dans la même direction. Il convient aux gagnants de demain de ne pas laisser entendre qu'ils resteront les éternels gagnants. Et rappeler aux perdants de demain que ne pas progresser, ce n'est pas conserver mais régresser.

Différenciation et structuration de la société

En l'Etat de notre réflexion sur la réforme de l'Etat et de la société, nous ne ferons aujourd'hui qu'avancer quelques éléments de débats. Sur la base de l'histoire occidentale de l'Etat-nation, on peut soutenir que celui-ci a trouvé sa première armature dans la différenciation de la société en classes de guerriers et de paysans (Georges Duby). Avec les guerres et le développement des forces productives, elle a poursuivi sa structuration sur la base d'une nouvelle différenciation de classes (bourgeoisie et classe ouvrière) qui est venue recouvrir la précédente.

Les premiers pas dans la réforme devraient d'abord consister en une revisite du système de défense et de sécurité nationale qui constitue le système de reproduction fondamental de la société. Il ne peut être construit comme s'il émergeait d'une société de classes. Il devrait être le moins coûteux (opérationnalité permanente) et le plus rationnel (en mesure d'accepter les réductions et les développements les plus divers). Le système de défense et de sécurité est la première forme dans laquelle se structure la société. Il doit être conçu comme un système d'autodéfense de la société de laquelle il tiendrait toute sa flexibilité. C'est dans le cadre d'un tel système global de défense et de sécurité que s'effectuera le processus de civilisationqui nous le répétons, étant donné le niveau de développement des forces productives, est seul en mesure de lui conserver son unité, de lui assurer sa pérennité. Un tel cadre sera d'autant plus favorable à une différenciation des élites, qu'il assure leur unité. Il sera d'autant plus défavorable qu'il ne pourra pas le faire. C'est dans ce cadre qu'il faudra penser la production de l'élite nationale, son rapport à la société et au monde[5]. La Réforme devrait donc commencer par ce que l'on peut considérer comme une réforme militaire qui produira l'infrastructure des autres réformes dans lesquelles la société algérienne achèvera de se structurer. Une réforme qui établirait l'unité de la société et de son administration générale en même temps que ses processus de différenciation en sociétés et administrations particulières. Une administration politico-militaire pourrait commencer par assumer la conduite des affaires du pays, avant qu'elles ne puissent être assumées par des autorités civiles. La caserne devrait redevenir pour un temps le centre de la vie sociale et politique dans la fin d'adopter une doctrine militaire socialement validée, afin que puissent s'effectuer et prendre forme les décentrements sociaux souhaitables. N'en déplaise aux belles âmes. Au départ - aujourd'hui tout le monde des deux genres - devrait être un soldat avant d'être un travailleur, un technicien, un savant ou un entrepreneur. Il nous faut actualiser ce principe que nous héritons des temps les plus anciens pour rester nous-mêmes, affronter le monde sans avoir peur de nous égarer.

1- Dans les sociétés occidentales la division fondamentale de la société est selon Georges Duby celle entre Guerriers et paysans. La division tripartite de Dumézil, l'une ajoute la classe des prêtres. Cette division est sous-jacente à la vision hobbesienne du pouvoir. Les sociétés postcoloniales héritent quant à elles d'une administration militaire qui leur est surimposée.

2- Dans le cadre occidental, une telle civilisation a emprunté la voie de la séparation des pouvoirs, l'émergence de la démocratie s'étant effectuée dans un contexte monarchique dominé par un horizon bourgeois et non pas oligarchique dominé par un horizon financier comme cela peut être notre cas aujourd'hui. Norbert Elias est le sociologue qui a pensé un tel processus de civilisation pour l'Occident.

3- Une bonne référence pour ce faire, se trouve dans les travaux du sociologue Norbert Elias, en particulier les ouvrages «Civilisation des mœurs » et «Dynamique de l'Occident ».

4- Dont le modèle essentiel reste celui colonial des «communes mixtes » opposé à celui des communes de plein exercice. Notre nationalisme aurait moins souffert s'il s'était convaincu de la radicalité d'une telle opposition.

5- C'est cette unité des élites nationales qui a profondément fait défaut au processus de la construction nationale. L'histoire coloniale a opposé les élites civiles (culturelle et économique) à l'élite politico-militaire. Opposition qu'a confortée le régime politique socialisant.