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62-2012 en cinq minutes

par Kamel Daoud

Etrange destin des Algériens : tous les pays qu'ils traversent leurs rappellent le leur. Par défaut, douloureusement et dans le jeu des contrastes déçus. « Cela aurait pu être l'Algérie si? ». Si quoi ? Les chronologies sont diverses. Si on a eu Mandela et pas Benbella. Si Abbane n'avait pas été étranglé par les siens. Si Boudiaf n'avait pas été ramené et tué sous les yeux de trente millions de témoins directs. Si La France avait été Gaulliste en Algérie et pas colonialiste. Si. Cela peut être aussi une généalogie personnelle genre « si j'étais parti en 88, en 90, pendant la guerre civile, avant le 11 septembre?etc ». L'Algérie aurait pu être mieux s'il y avait eu primauté du civil sur le militaire ou si, après Boumediene, on avait choisi l'homme le plus jeune dans le secteur le plus brillant. Ou si Boumediene n'avait pas eu de coup d'Etat ou si l'armée des frontières avait été vaincue à Oued Sly. Toute l'histoire de l'Algérie est convoquée quand on se fait refouler d'un guichet, quand on croise un policier mal habillé, quand on va à l'étranger, quand on regarde une pelouse à Londres, un bon serveur à Casablanca ou un paysage dessiné à la main par le ciel, en Corse ou simplement des palmiers en Espagne ou sur écran plat.

Le « Si » peut aussi être simple : si on s'occupait des paliers d'immeubles, du sens interdit ou des dents d'enfants plus que des mosquées par exemple. Reste que c'est un véritable monologue qui se déclenche dans la tête de l'Algérien quand il pose son pied dans le premier pays hors de son pays. Une sorte d'automatisme de la comparaison dure, méchante, sans pardon entre ce qu'il a rêvé en 1962 et ce qu'il a laissé derrière lui au port ou à l'aéroport. Le procès est sévère. Surtout à la descente de l'avion, durant ce trajet « 62-2012 » qui va de la police des frontières à chez soi : déni, amertume, haine de soi, ricanements et moqueries gigantesques. Tout y est vu poussières, échecs, ridicules. L'aéroport algérien est un tribunal populaire du peuple jugé par lui-même. Tous y vivent le poids lourd d'un désir de tout détruire et de tout recommencer ou de s'enfuir sans jamais s'assoir. C'est ce qui explique, au mieux, cette énigmatique habitude locale de se bousculer à l'embarquement comme si l'avion allait manquer de places, comme si nous étions trop nombreux pour la chaloupe de sauvetage ou comme s'il s'agissait de sortir du goulot d'une énorme bouteille qui elle-même veut se jeter à la mer, dans le vide et raconter partout que c'est elle le naufragé et qu'il n'y a personne d'autre sur l'ile déserte qu'elle vient de quitter.