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LES FRUITS DE BOUAZIZI

par K. Selim



Des milliers de Tunisiens ont commémoré, hier, dans la fierté et le recueillement, le premier anniversaire du soulèvement contre la dictature qui a été enclenché le 17 décembre 2010 par le geste de protestation et de désespoir du jeune Mohamed Bouazizi.

«Merci à cette terre, qui a été marginalisée durant des siècles, pour avoir rendu la dignité à tout le peuple tunisien». A Sidi Bouzid, le nouveau président tunisien, le vieil opposant Moncef Marzouki, a eu les mots justes et forts pour rendre hommage à cette Tunisie de la marge qui a remis le pays dans l'histoire. Et qui est en train de remuer avec des fortunes diverses l'ensemble des sociétés de l'Arabistan autoritaire.

Dans de nombreux pays arabes, secrètement ou ouvertement, des militants de la liberté et des droits de l'homme disent aussi merci à Bouazizi et aux Tunisiens. C'est qu'ils ont, y compris par une transition civilisée et concertée, donné une grande leçon de maturité politique aux régimes arabes et au monde entier. Ils ont aussi réduit à néant la norme tyrannique du « spécifique» qui veut que les sociétés arabes ne soient jamais « mûres» pour la démocratie, la liberté et les droits ; et qu'il leur faut nécessairement un régime autoritaire pour les empêcher de se faire du tort, comme un enfant qu'il faut surveiller constamment et brider.

Même la victoire relative des islamistes d'Ennahda, qui a suscité des crises d'urticaire aigu dans les médias d'en face, n'a pas perturbé les Tunisiens. Ils savent que la démocratie est une œuvre de patience et de luttes. Et qu'une dictature qui tombe libère le champ des possibles, sans pour autant résoudre miraculeusement tous les problèmes. Mais les gens instruits, ceux des classes moyennes, qui parfois s'agacent de l'entrée en scène des classes populaires présumées dangereuses, ne doivent pas oublier qu'ils leur doivent leur liberté et leur dignité retrouvée. Cela implique de l'humilité et un sens aigu de la responsabilité pour éviter que ce précieux gain, né de la révolte des humbles, ne soit dilapidé.

«Nous sommes tous des Tunisiens». Le fameux cri d'allégresse lancé par le président de la LADDH, Mustapha Bouchachi, au lendemain de la fuite de Ben Ali, n'est pas tout à fait vrai. En fait, en Algérie, comme dans de nombreux pays, nous voulons devenir des Tunisiens. Mais comme rien n'est donné, cela dépendra surtout de nous-mêmes. Aucun système verrouillé et centré sur sa propre autoreproduction n'a l'intelligence de se remettre en cause par lui-même, s'il n'y est pas contraint par les combats qui se déroulent dans la société. Cela dépendra des combats que les Algériens mènent.

Mais les Tunisiens nous ont déjà aidés. Ben Ali était un modèle «spécifique» agréé par les Occidentaux. Des responsables algériens, se fondant sur le refus des Algériens à revivre les terribles années de violence, ont fait l'éloge de Ben Ali et l'ont pratiquement présenté comme le «modèle» pour l'Algérie. En faisant tomber ce «modèle» et en révélant l'ampleur de ses turpitudes vénales et répressives, les Tunisiens nous rendent service. Ils ne se veulent pas nécessairement un «modèle», mais il signifie aussi qu'il est vain d'essayer de tricher avec la démocratie et les libertés en y mettant de grosses rasades de spécifique. Ce sont les fruits que Bouazizi n'a pas pu vendre. Il nous en a fait don.