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Les héritiers de Benali se «coupent» en quatre

par Kamel Daoud

Quel est le vrai bilan de l'an 1 du printemps arabe ? L'essentiel : les régimes arabes se divisent en quatre, désormais.Un, les pays qui l'ont fait : après la chute du dictateur, obtenue par la marche, la place publique, le martyre, Facebook, Internet, le sang et le cri, on découvre que le dictateur parti, il reste la dictature. Elle est lente à se dissoudre, se défend mieux quand elle n'a pas de tête. On découvre aussi que le dictateur a des enfants partout, des sosies, des nostalgiques et qu'il a piégé les temps futurs par une mauvaise école, le populisme, le sous-développement, l'ignorance organisée et le tribalisme ou le confessionnalisme ou le régionalisme. Le travail est donc long. Après trente ans de pouvoir, le dictateur a généralement tout détruit : société civile, justice, citoyenneté, tolérance et bonne foi. Il laisse le pays pauvre, divisé, en violence et brûlé, et sans récoltes. Il y faut tout y reconstruire et pas seulement la présidence et la légitimité.

Deux, les pays où cela se passe encore. La Syrie et le Yémen ou le Bahreïn. Là, le peuple souffre, meurt, se relève, marche, supplie et demande et se mobilise. On ne sait pas quoi y faire pour arracher l'otage (le peuple ou toute la région) au porteur de la ceinture explosive (le régime). Car c'est une prise d'otage et, dans le cas, la force ne suffit pas. Il faut deviner ce que veut le ravisseur, trouver un bon négociateur, endormir sa méfiance. L'équation est en effet difficile : si le dictateur reste, le pays va disparaître. Si le dictateur part, le pays risque de disparaître. Que faire ? Choisir la liberté et son pari vaut mieux que parier sur son contraire. Là, c'est le stade un de la lutte, l'histoire est encore une, le mythe opère. La lutte s'enchante par le sang et l'hymne et de nouveaux drapeaux.

Trois, les monarchies qui essayent de se faire oublier. C'est le cas de l'Arabie Saoudite et de ses satellites. Là, la technique est de détourner le regard international par un activisme international soutenu en faveur du printemps arabe. Là, il y a tout ce qu'il faut cependant pour faire la Révolution : le peuple n'existe pas ou seulement sous forme de croyance et de sujétions, il y a du pétrole, de la corruption, les femmes sont du gibier qui ne peut conduire une voiture, les droits sont ceux du sang royal, la police politique protège le régime contre le peuple et pas le peuple contre les voleurs, les jeunes chôment en rond et la démocratie est décrite comme une prostituée de l'Occident et une fille de mauvaises mœurs qu'il ne faut pas épouser. A l'abri donc ? Non. Le tour viendra. La répression y sera plus brutale à coup dur. La raison ? Le sacré religieux. Le Pouvoir s'y cache derrière Allah, la Kabba, la religion et l'Islam et la généalogie du Prophète. Et tout le monde le sait : c'est au nom de Dieu qu'on a tué le plus d'hommes dans l'histoire de l'humanité. Sur le net, on peut déjà voir les images floues des premières marches de manifestants (accusés d'être chiites pour mieux les isoler) en Arabie Saoudite.

Quatre, les pays des fausses réformes. Dans la case, l'Algérie, le Maroc, la Jordanie par exemple. Là, c'est la terre de la ruse. On y lève l'état d'urgence mais sur papier, la police politique y change de sigle mais pas de mission. Les jeux y sont ouverts, selon les rapports de force entre manifestants et lacrymogènes. La mode y est à de fausses réformes de la constitution, commissions, négociations et conférences de dialogue national. Des élections pour calmer la populace sans rien changer sur les questions de souveraineté (les Affaires étrangères, les ministères de l'Intérieur et celui de l'Argent, les Moukhabarate et la Justice). On y parle de démocratie mais les nouveaux leaders y sont harcelés, on y laisse les manifestants marcher une fois et à la seconde, on les frappe, on noie, «achète», manipule, louvoie et ruse avec l'Occident pour gagner du temps. L'équation est vue comme celle du temps à gagner pour soi et à faire perdre pour les opposants. Le but de la ruse et de faire croire à l'opinion internationale que le régime est sérieux dans sa volonté de devenir un Etat ; mais dans le réel, il s'agit de louvoyer, par tous les moyens et avec la complicité de tuteurs occidentaux pour éviter le crash. C'est stabilité contre protection (Maroc), sécurité des approvisionnements contre «compréhension» (Algérie), utilité contre assistance (Jordanie).

Gagné ? Non. Seulement un sursis. Confucius ne l'a jamais dit mais on peut croire que c'est ce qu'il aurait pensé s'il travaillait dans un think tank : les fausses réformes conduisent à des révoltes plus violentes que les dictatures frontales. On le saura très bientôt.