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LE «BON» VOTE ET LA MAUVAISE LANGUE

par M. Saadoune

La France sera «vigilante» en Tunisie et conditionnera son aide au respect des droits de l'homme. Le message du ministre français des Affaires étrangères a choqué car il était oublieux de l'extraordinaire appui de l'Etat français au régime policier de Ben Ali. Il est en effet amusant de relire les déclarations des responsables français, il y a encore quelques mois, à l'aune de cette soudaine exigence en matière de respect des droits de l'homme immédiatement après une expression reconnue libre des Tunisiens.

 Pourtant, il faut reconnaître à M. Juppé qu'il fait dans une forme de mesure et de pondération quand on compare avec le torrent de commentaires condescendants et méprisants qu'on lit dans les journaux. Là, on ne contente pas d'être «vigilant» - chose qui pourrait être souhaitable dans tous les cas -, on juge, on étripe et on adresse des sommations. Chez ces spécialistes qui se piquent de connaître l'intérêt des Tunisiens mieux que les Tunisiens eux-mêmes on a carrément oublié que la Tunisie n'est plus sous protectorat français depuis 1956. Hubert Védrine, qui n'a rien d'un défenseur de la démocratie sous nos latitudes, s'est senti obligé, face au déferlement de commentaires ridicules, de rappeler que la Tunisie n'est pas sous protectorat de la France. Merci, merci !

 Le vote des Tunisiens est «gênant» ? C'est vrai que ce vote n'est pas conforme à l'image qu'ils se sont faite de la Tunisie et qu'ils ont contribué à propager. Aujourd'hui, ils y reviennent presque. On ne tardera pas à entendre exprimer crûment que la Tunisie avait une «bonne dictature» et que Ben Ali était un grand homme, un «visionnaire». Des chroniqueurs donneurs de leçons, qui ne trouvent aucun reproche à faire à la théocratie en Israël et qui considèrent que le Front national fait partie «naturellement» de l'échiquier politique français, ne supportent pas le vote des Tunisiens.

 Au fond, ils considèrent toujours qu'au sud de la Méditerranée, le système du double collège doit se perpétuer. Il y a le bon collège - celui des Ben Ali, gardiens et «remparts», et quelques élites qui «nous ressemblent» - qui doit gérer le pays par délégation. Quant aux autres, il faut les considérer comme des mineurs, des subversifs dangereux, des kamikazes en puissance qui font de la «contre-révolution» en votant. Ces bien-pensants sont des idéologues néoconservateurs qui, même s'ils s'en défendent, n'ont que la guerre des civilisations comme argument. La démocratie tunisienne, avec ses urnes libres, n'est pas loin de devenir un nouvel ennemi de la Civilisation. Peu leur importe que les «laïcs» en Israël invoquent la Bible pour occuper les territoires palestiniens, mais ils sont choqués de découvrir que, pour une partie des Tunisiens, la «foi religieuse» puisse exister.

 On découvre même un reproche totalement inattendu fait à Rached Ghannouchi : sa seconde langue n'est pas le français mais l'anglais ! Oui ! Faute grave ! L'anglais, cette langue que «tout le monde» connaît, devient dans cette plume savante la langue du Londonistan ! Risible !

 Il y a dans ces jugements à l'égard de la démocratie naissante quelque chose de définitif qui relève de la psychanalyse. Le score soviétique ? et indéniablement falsifié - au référendum constitutionnel au Maroc a été suivi par un concert de louanges dans les médias français. Voilà le «bon vote» donné en exemple. Logique : on n'aime que les votes qui ne changent rien. Il faut espérer que les Tunisiens mèneront leur débat national de manière vigilante et libre, mais qu'ils ne tiendront pas compte des intrusions de ceux qui croient encore que la Tunisie est sous protectorat.