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L'explication du concept Chebiha

par Kamel Daoud

Le printemps arabe bascule. Les révolutionnaires se  fatiguent. N'en peuvent plus, le savent, ne pensent plus s'en sortir par la mort ou le martyre ou la patience. Il faut plus pour faire tomber le Dictateur. En Syrie, un exemple : des manifestants réclament de plus en plus la protection internationale. La solution à la libyenne. On peut en condamner la hâte, vue du point de vue assis de peuples comme les Algériens, mais personne n'entre dans la tombe de l'autre comme on dit chez nous. Les Syriens font leur choix, comme les Libyens l'ont fait. Là n'est pas le propos. Il est dans la nouvelle évidence : le sort de la dictature et de la Révolution ne dépend plus du nombre des morts. Il y a quelques mois, une dictature pouvait tomber parce qu'elle aurait atteint la masse critique de martyrs capables de l'isoler, de lui faire perdre la légitimité internationale et le droit de gouverner. Avec quelques centaines de morts sur le dos, un régime devait choisir : soit s'isoler en tuant plus, soit se renverser lui-même. L'armée faisait alors des choix : on chassait le Roi pour essayer de sauver les meubles, pas le peuple. Ainsi, en Egypte ou en Tunisie. Puis arriva le temps des génocides. Là, le régime ne recule pas devant le nombre des morts ni devant celui des vivants. Il a les armes, les autres n'ont que des os. Donc, dans sa logique, il gagne fatalement. Il n'en a cure de l'isolement international, de la légitimité internationale, de l'avis international ou de la pression internationale.

 La dictature syrienne (comme Kadhafi, entre autres) a découvert depuis longtemps l'immense avantage d'être délinquant : celui de n'avoir plus rien à perdre et de pouvoir gagner au moins quelques années. Donc, en Syrie, Bachar tue. Il sait qu'il est mort politiquement et donc il continue son chemin sans se soucier du reste. Du coup, les Syriens découvrent une terrible évidence : il est capable de les tuer tous ! Rien ne peut l'en empêcher. Ni le nombre des morts, ni celui des blessés, ni l'Occident, ni la monstruosité de ses propres actes. C'est le premier concept. Celui de l'impunité par la délinquance.

 Le second est plus terrible : il existe des no mans land qui ont la surface d'un Etat. Des pays situés dans le point aveugle de l'équilibre des forces mondiales. En Syrie, le régime le sait : on ne pourra pas l'attaquer, ni l'envahir, ni le bombarder. Non pas à cause de sa force, mais à cause de sa position. C'est la position géostratégique de la mouche que l'on veut tuer et qui s'est posée sur la tête d'un ami. Si on frappe trop fort, on tue la mouche mais aussi l'ami. Si on ne fait rien, la mouche se prend pour un dragon.

La Syrie se trouve donc dans un endroit où personne ne peut mettre le pied et en profite pour tuer les Syriens sans hésiter. L'Occident découvre qu'il a construit au Moyen-Orient sa propre faiblesse ou sa propre limite. Un régime le nargue parce qu'il sait qu'il est utile. Du coup, la Syrie est la seule dictature où les soldats du régime peuvent se filmer en riant sur des cadavres, tuer des manifestants, leur marcher dessus, les insulter ou les massacrer et en faire des clips à visage découvert.

 Les sbires du régime ont conscience de ce que sait le régime : ils vivent dans une autre planète située loin de la Terre, si loin que les images nous parviennent avec deux heures de retard et qu'il nous faut dix ans de carburant pour y envoyer seulement une délégation. C'est le 3ème concept : la non simultanéité de certains pays avec la globalisation du reste. Les Chebiha tuent et le disent et en font des photos souvenirs parce qu'ils savent que personne ne peut les atteindre avec la main. Chebiha vient du mot arabe Chabah. C'est-à-dire fantôme.