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Une journée dans un vrai Parlement

par Kamel Daoud

Vous voulez entendre ce que pensent les Algériens quand ils pensent à haute voix ? Ce n'est pas au Parlement, ni dans l'ENTV et à peine dans les journaux indépendants. Les Algériens vous analysent mieux le monde, son actualité, l'histoire algérienne et le génome dans une file d'attente. C'est dans l'attente que les Algériens deviennent des cosmonautes face à l'infini sans alphabet. Hier, c'était donc le soleil. La file d'attente était celle pour l'avant-dernier jour de la vignette automobile. Il faisait chaud, la file était longue, il n y avait pas d'ombre et un seul policier et les âges étaient différents. Dynamique d'habitude : d'abord la figure du tricheur. Celui qui vient en dernier, longe la file en faisant semblant de parler dans son téléphone. Aboutit à la tête de la file puis fait semblant d'appeler quelqu'un dans le fond. Un autre l'interpelle derrière lui pour lui demander de respecter les autres. C'est la figure du Justicier, descendant du modèle du maquis. A l'époque, son genre avait chassé la France, aujourd'hui, son genre ne sait pas quoi faire du temps sauf fabriquer de la colère. Les gens sont d'accord avec lui mais ne le soutiennent pas. La File nationale suppose toujours une autre figure : le demi vieux, retraité généralement, auteur du procès le plus sévère du Présent : «Regardez ! Ils pouvaient mobiliser plus d'agents pour la vignette. On leur apporte de l'argent et ils nous font attendre au soleil. Quel pays !»? etc. Le monologue est long. Certains l'entendent depuis les années 70. C'est un discours vrai mais qui met mal à l'aise. La raison ? On est d'accord avec, mais on y est aussi accusé. On aime dire du mal du pays, mais pas l'entendre dire. Les autres attentistes devinent que la critique du bonhomme s'explique par sa méchanceté, pas par son droit à la critique. On ne peut pas connaître le demi vieux, mais on est tous sûr qu'il y a dix ou vingt ans, il était de l'autre côté du guichet et qu'il ne pardonne pas au monde d'avoir été mis à la retraite. En vérité, il est en colère non contre le pays mais contre le fait que désormais, il doit attendre avec le peuple. Un militaire passe : il «grille» la file et s'engouffre sans regard pour le peuple qui le regarde. Chacun dit quelque chose, mais dans sa tête, pas à Place Tahrir. Sauf un : «pourquoi il a droit de passage ?». Le policer répond : «Il est en tenue». Une ancienne histoire. A l'époque, cela a abouti à octobre 88 et octobre 88 n'a abouti à rien. Puis, brusquement, une dispute à la tête de la file. C'est loin et chacun allonge le cou pour comprendre. Difficilement. C'est comme pour le Pouvoir : on sait qu'il y a dispute mais on n'arrive jamais à comprendre les détails. La queue de la queue, quant à elle, se lasse. Au beau milieu, il y a les «vigiles», le comité populaire qui surveille les tricheurs et donne permission aux vieux pour passer. A la tête, il y a ceux qui se détachent du peloton et organisent autrement la suite de leur journée. C'est l'après 62. A la fin, il y a la fin. On y parle de tout : l'histoire algérienne, le pourquoi de l'échec?etc. Soudainement, la discussion vire entre un jeune et un barbu sur les révolutions arabes. Sur la Libye : comme à l'ONU, il y a ceux qui sont contre et ceux qui sont pour. «Ce n'est pas ta sœur ou ta mère qui se fait tuer là-bas. Moi je suis pour l'OTAN», argumente le barbu. Le «civil» hausse les épaules : «Ce sont des impies l'OTAN. Dieu l'a dit : aux injustes, Dieu impose les impies». Oui répondent beaucoup. Comment ça va finir en Libye ? Personne ne sait. «Ils vivaient comme des Saoudiens et ils veulent plus maintenant. En Libye, chacun avait son droit au pétrole et ils n'ont pas remercié Dieu». Oh oui ! répond la foule sans extase.

C'est là que surgit la 3ème figure de toutes les files d'attente algériennes : le représentant autoproclamé de Dieu. «C'est Dieu qui tranchera. C'est lui qui a provoqué ça. On n'est rien dans sa volonté». Serment et verdict à la fois. Le ciel sert à plomber la terre. Du coup, avec Dieu comme interlocuteur, chacun se replie dans sa tête. Ou regarde le vide. Une autre file d'attente, beaucoup plus courte, provoque des jalousies : celle des femmes. Elles ne parlent pas, ne regardent personne mais, pour une fois, l'injustice d'être la moitié des hommes leur vaut la moitié d'une attente et la moitié du temps à perdre. Qui régule ? Pas le policer mais un agent de sécurité affable qui essaye d'ordonner un peuple en panique, sous le soleil, nombreux et impatient. Des moments de silence et d'autres de réformes. Car le Réformateur oral est la dernière figure de la file algérienne : il peut avoir tout les âges et peut dire ce qu'il veut. Il commence par s'adresser à celui qui est avant lui, puis à toute la nation. Le réformateur parle d'une mauvaise organisation puis se lance à proposer des idées pour mieux faire, des solutions, des élections ou des révolutions et des actions. On l'écoute puis on écoute ses propres mouettes. Les réformateurs sont agaçants, le peuple le sait. Dès qu'ils arriveront à la tête de la file, ils changeront de nationalité, c'est connu, se dit le peuple. Puis la file continue. Certains font le tour de la terre, d'autres parlent à leur mort, il fait chaud. On continue d?avancer mais lentement. La file d'attente est l'endroit où le peuple se rencontre mais ne sait pas quoi faire de ses retrouvailles.