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Un Algérien s'immole, le désert s'agrandit

par Kamel DAOUD

C'est un jeune marchand de fruits et légumes. Il fait chaud et il fait pauvre. Un policier s'amène et gifle sa charrette en humiliant le vendeur. Le jeune s'en va puis revient avec un bidon d'essence et s'immole. Il est transporté à l'hôpital où il meurt. Cela vous rappelle l'histoire de Bouazizi le Tunisien, sauf qu'il s'appelle Yachir Boumediène et il est de Bechar, en Algérie, un pays qui n'appartient pas à son peuple. La suite ? Il ne se passe rien. Bouteflika ne prend pas l'avion en courant, l'armée n'est pas neutre, le peuple ne se dirige pas vers le Palais, personne ne dit «dégage», presque tous disent «Ah bon ?». Il s'agit pourtant d'un vendeur de légumes, d'une charrette, d'un policier humiliant, d'un martyr et d'un bidon d'essence. Qu'est-ce qui manque à l'histoire pour qu'elle fasse l'Histoire ? Un peu le reste qui fait la différence entre marcher sur la lune et marcher sans but. En terme technique, tout le monde le dit aujourd'hui : l'Algérie est en avance de vingt ans et en retard de dix ans. Le dérèglement climatique est une vieille affaire chez nous, en terme de « printemps ». Yachir de Béchar se brûle six mois après Bouazizi. Chadli a été dégagé trente ans avant Benali. Il y a eu 500 morts en octobre 88 et 200.000 les dix ans qui ont suivi. Tout cela a été dit et analysé mais cela n'explique pas le cas de Béchar et son immolation non suivie de révolution mais seulement par une émeute. Certains parlent de dislocation : les Algériens se sentent seuls, un par un, et ne pensent plus qu'ils peuvent avoir un pays parce qu'ils en ont la nationalité. La Révolution ? On en a fait deux pour rien, résume un peu le bon sens populaire. L'autre raison est l'informel. Pas celui du vendeur qui s'est brûlé mais aussi du Pouvoir qui est tout aussi informel. On ne s'attaque pas à un Palais qu'on n'arrive pas à voir avec les yeux. C'est vrai que la commission Bensalah a poussé l'exercice de couper les cheveux en quatre très loin mais il n'y a pas de coiffeuse identifiée chez nous. Du coup, il n'y pas de Benali. Il est donc dur de faire la révolution quand Leila n'existe pas mais que les Tarabelsi sont une réalité économique nationale. On a un avion Présidentiel mais on n'a pas de Président fixe. Yachir est informel, le Pouvoir l'est tout aussi.

 Ensuite ? Il y a le désespoir et la lâcheté. Il faut se l'avouer. Beaucoup d'Algériens sont devenus peureux et prudents. C'est un peuple du 3ème âge où les vieux sont féroces et ont toutes leurs dents et où les jeunes sont mous et possèdent à peine une canine pour la viande et une molaire pour le pain.

 Ceci, pour l'humour. Reste l'intuition. Celle obscure qui veut que les Algériens sont à la recherche de quelque chose de nouveau, d'une piste vierge entre la terre et la lune, d'une histoire unique pour se soulever. Ils ne veulent plus des raisons d'autrefois mais une raison nouvelle. Il manque quelque chose au drame collectif que le drame de Yachir n'arrive pas à combler. C'est injuste pour ce jeune, atroce pour les siens, criminel pour ceux qui envoient leurs gamins s'éduquer à Londres et pourchassent un vendeur ambulant en plein désert de Dieu, mais c'est ainsi. L'histoire a des caprices. Les peuples aussi. D'ailleurs, la bonne explication est qu'on n'est pas un peuple tout le temps, mais seulement de temps en temps. Parfois. Quand on hausse les pieds vers le ciel et on lève le doigt vers l'étoile. Le reste du temps, les peuples sont voyeurs et les Bouazizi sont traités comme des accidents. Que Dieu accueille son âme. L'Algérie n'a pas su le faire.