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Les clowns tueurs d'enfants et d'évidences

par Kamel Daoud

L'esthétique des dictatures est reconnaissable par  deux traits : le kitch et le grossier. En termes de canon de beauté, il est connu que les architectures des dictatures sont de mauvais goût, que leur urbanisme est triste et leurs apparats banalement plats. Les stands qui servent de parloir à Ahmedinejad sont décorés de fleurs en plastique, ses arrière-plans sont de couleurs criardes et ses palais et salles de réceptions, semblables à nos maisons de culture quand elles n'ont plus ni budgets, ni idées, ni fréquentations. D'ailleurs, c'est une loi: la dictature a cette habitude d'imposer le goût du Père du peuple à toute la nation, ses ronds-points, immeubles et édifices publics et ses choix de dentelles et de trottoirs. Les zélés de la « culture nationale » et de l'authenticité y répondent, généralement, par les affreuses statues commémoratives que nous connaissons tous, les gigantesques portraits de martyrs ou de héros, grossièrement peints sur les façades et reproduits sans élégance dans les manuels scolaires et par une collection d'hymnes, de chants et de fanfares qui provoquent d'abord l'ennui et, quelques décennies après, la révolte et la révolution. Les chanteurs des dictatures sont coincés, leurs femmes surmaquillées, leurs théâtres trop éducatifs et leurs anniversaires presque funéraires.

 Chez nous, et pour l'exemple, on en arrive à reconnaître le nom d'un wali par un simple coup d'œil sur l'architecture des ronds-points et des maisons de jeunes et à retracer par où il est passé le long de ses mutations de postes. Les bureaux d'études, les architectes « embrigadés » ont fini par avoir ce souci du goût du chef et pas le goût des Grecs ou du moderne.

 Reste la grossièreté, second trait tragi-comique des dictatures. On la retrouve dans la violence du geste, les sourcils froncés du Père de la nation quand il parle de lui-même et, enfin, dans la Propagande. En Syrie, le massacre est immense, l'évidence du crime contre l'humanité établie par caméras, films, téléphones portables, témoins directs et témoins étrangers. Cela n'empêche pas le Régime de continuer à invoquer une lutte anti-terroriste imaginaire et à expliquer qu'il s'agit d'El Qaïda. Des témoins filment des soldats du régime piétinant des citoyens allongés sur le ventre, dansant au-dessus de leurs corps, le Pouvoir trouve le moyen de démentir et d'affirmer qu'il s'agit de clips filmés en? Irak. Un gamin de 13 ans est torturé jusqu'à sa mort ? Non, dit le régime, il s'agit d'un enfant mort accidentellement et dont l'état du corps s'explique parce qu'il a été déterré de sa tombe et était en état de décomposition avancée. Des soldats désertent et témoignent de tueries ? Non, il s'agit de Libanais venus d'ailleurs. Des soldats sont tués par les moukhabarate parce qu'ils avaient refusé l'ordre de tirer sur la foule ? Non, il s'agit de soldats victimes d'éléments d'El Qaïda qui veulent déstabiliser la Syrie et y semer la confusion. Tout le monde sait que le Régime ment et grossièrement mais lui croit que la vérité ne dépend pas du nombre des témoins mais de la force de celui qui l'énonce ou la dément.

 Ce fut le cas en Libye, c'est le cas au Yémen et dans d'autres pays. Aujourd'hui, si vous êtes accusé d'avoir frappé votre femme, dites au juge qu'elle fait partie d'El Qaïda. Bien sûr, le viol par la propagande est commun à tous les systèmes politiques, y compris les démocraties établies, mais la différence avec la dictature se trouve dans ce trait : « la grossièreté », l'exagération, le viol des mesures et des limites, le recours systématique à l'impensable, le déni et l'entêtement, le hurlement à la place de l'argument.         

 C'est la force et le comique des dictatures. A grande échelle comme en Syrie, ou à petite échelle comme avec les sorties médiatiques d'Ouyahia et quelques autres ministres de son univers. Vous parlez de démocratie, le régime vous répond qu'on discute de transition. Vous dites transition, il vous explique qu'il faut parler de réformes. Vous dites ok pour les réformes. Il vous répond, vaut mieux discuter de dialogue. Vous dites allons pour le dialogue, il vous répond qu'il s'agit de consultation. Vous dites, consultons-nous, il vous dit, on va en discuter. Vous dites discutons, il vous répond, on va y réfléchir chacun selon son rythme. Vous dites « Ok », il vous répond, « on parlait de quoi ? » sans fin et sans but.