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Kassamane et la division sans fin

par Kamel Daoud

Prenez un peuple. Avant qu'il ne vous prenne. Qu'en faire ? Le gouverner à défaut de pouvoir s'en débarrasser. Comment le gouverner ? En le divisant, dit le vieux manuel du colonialisme. D'abord en deux : kabyles et «arabes». Ensuite, divisez les kabyles en deux : RCD et FFS, puis en quatre : genre Maatoub, genre Ouyahia. Pour les «arabes», divisez-les en deux : au Pouvoir, sans Pouvoir. Puis en quatre : Chaouis, Ouest, militaires et historiques. Si cela ne suffit pas, divisez encore : M'cirdis, vieux maquisards, proches de Bouteflika, Oujdis d'Oujda. Peut-on diviser politiquement des Tlemcéniens ? Oui, en trois : proches de Bouteflika, anciens de Messali et anciens Andalous, fiers harraga dans le sens contraire des époques modernes.

 Et les gens au Pouvoir ? Facile : en deux d'abord : FLN et RND, le MSP étant une soustraction, pas une division. On peut aussi diviser encore plus : redresseurs et pro-Belkhadem au sein même du FLN. On peut aller plus loin, dit-on : proches de Bouteflika et proches de son employeur. Janviéristes, novembristes, marsistes (moudjahids de fin mars), gens du 19 juin.

 Et les gens du Sud ? Encore plus facile : dans le pétrole, hors du pétrole. Recrutés contre chômeurs. Agents de sécurité contre agents d'insécurité, selon le pipeline.

 Et les islamistes ? Toujours la même règle : Djaballah contre un DSK islamiste dont on ne parle plus, Soltani contre néo-nahnahistes, repentis contre GSPC, élus contre oubliés? etc.

 Encore une question : peut-on diviser la Présidence par exemple ? Encore oui : d'abord Bouteflika et ceux qui misent sur son frère. D'ailleurs, même Bouteflika est divisé : il ne sait plus quoi faire, quoi décider, que décider et est-ce qu'il faut décider ou attendre.

 L'idée de base est que ce peuple, qui s'est soulevé comme un seul homme (contre le colonialisme), s'est assis comme une poignée de sable. On est donc passé du statut de peuple vaillant contre le colon, à celui où deux voisins de palier ne peuvent même pas s'entendre sur l'achat d'une ampoule commune.

 Une des idées les plus sournoises de la propagande du régime est d'avoir confondu, dans les esprits, division et avis différents. C'est-à-dire multipartisme et régionalisme, régionalisme et régionalisation, représentation des classes et menace. D'ailleurs, la loi touche même l'armée. «Une armée politique», selon l'expression de Sid Ahmed Ghozali, et une armée des troupes. L'uniforme et le multiforme; le galon ou le téléphone. Passons.

 Quel est le but de la division sans fin ? Rendre infiniment difficile la Révolution. L'Algérie est le seul pays «arabe» où le «Dégage !» a posé le problème de la conjugaison. Au singulier, cela ne donne personne, au pluriel, cela ne donne personne de précis, non plus. Equation folle d'une mathématique invraisemblable : si on additionne tous les Algériens, cela se rapproche du zéro. Si on les divise sans cesse, ils deviennent des millions.

 Dernière question : peut-on diviser un peuple indéfiniment ? Oui. Ben Ali l'a fait avec la moitié du peuple policier contre la moitié du peuple civil. Jusqu'à ce qu'il ait rencontré cette quantité indéfiniment négligeable qui s'appelle Bouazizi et sa charrette de légumes, et qui imposa une addition phénoménale qui aboutit à la honteuse fuite. Sauf qu'en Algérie, même les immolés se divisent en plusieurs : les acteurs, les vrais immolés, ceux qui en sont morts et ceux qui ont été sauvés.