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Les dealers d'opinion

par Brahim SENOUCI

On dit que chaque peuple a le gouvernement qu'il mérite. On pourrait ajouter que chaque époque a les intellectuels qu'elle mérite ; plus exactement, chaque époque met au pinacle les intellectuels qui lui ressemblent.

Rien d'étonnant que les années fric, esbroufe, bling bling aient produit une espèce d'intellectuel nouveau qui pourrait répondre à l'appellation de dealer d'opinion. Comme les camés parisiens qui hantent les abords de la Gare de Lyon ou les «mules» qui transportent dans leurs estomacs une centaine de capsules de cocaïne, ils proposent la même marchandise hallucinogène ayant pour vertu de travestir la réalité, l'espace d'un instant.

Ils ont pour noms Bernard-Henri Lévy, André Glucksmann, Pascal Bruckner, Taguieff?

Pascal Bruckner a défendu le durcissement des lois suisses sur l'immigration : La Suisse montre la voie à l'Europe, estime Pascal Bruckner. C'est une question de bon sens. Commençons par intégrer nos immigrés, par (...) en faire de vrais Suisses, de vrais Français ou de vrais Espagnols, avant d'en laisser entrer d'autres. Pascal Bruckner explique donc, posément, que les immigrés ne sont pas de vrais Français.

Rappelons-nous Alain Finkielkraut, au moment de l'embrasement des banlieues: Il est clair que nous avons affaire à une révolte à caractère ethnico-religieux..., ou encore : (L'équipe de France de football) est black-black-black, ce qui fait ricaner toute l'Europe. Si on fait une telle remarque en France, on va en prison, mais c'est quand même intéressant que l'équipe de France de football soit composée presque uniquement de joueurs noirs...

Ils se sont officiellement donné pour mission de faire du monde un endroit vertueux, en pourchassant dictatures, passe-droits, extrémismes? Ils pratiquent la révolte et l'indignation enflammées. Ils promènent leurs silhouettes germanopratines (du nom de leur quartier parisien d'élection, Saint-Germain-des-Prés) dans tous les coins du monde où ils estiment que les populations subissent exactions, tortures, assassinats? Ils sont au Darfour, en Afghanistan, en Géorgie? mais pas en Palestine.

Ne s'y passerait-il rien ? Si, bien sûr. Mais, saisis d'une inhabituelle modestie, ils préfèrent, comme Bernard?, n'étant pas un expert militaire, s'abstenir de juger si les bombardements israéliens sur Gaza auraient pu être mieux ciblés, moins intenses. Leur ignorance a tout de même des limites. Ils nous expliquent doctement pourquoi il y a tant de victimes des bombardements israéliens : Le fait que les obus israéliens fassent, à l'inverse, tant de victimes ne signifie pas, comme le braillaient les manifestants de ce week-end, qu'Israël se livre à un «massacre» délibéré, mais que les dirigeants de Gaza ont choisi l'attitude inverse et exposent leurs populations: vieille tactique du «bouclier humain» qui fait que le Hamas, comme le Hezbollah il y a deux ans, installe ses centres de commandement, ses stocks d'armes, ses bunkers, dans les sous-sols d'immeubles, d'hôpitaux, d'écoles, de mosquées-efficace mais répugnant.

Ils nous rappellent que l'armée israélienne (tout comme leurs amis sionistes et les imbéciles qui les reprennent dans discernement, ils la désignent du doux nom de Tsahal) : les unités de Tsahal ont, pendant l'offensive aérienne, systématiquement téléphoné (la presse anglo-saxonne parle de 100 000 appels) aux Gazaouis vivant aux abords d'une cible militaire pour les inviter à évacuer les lieux. Ils sont vraiment idiots, ces Gazaouis, pourtant prévenus, qui n'ont pas le réflexe de ses réfugier dans leurs riads de Marrakech en attendant le retour au calme ! Bernard? lui-même, qui en a vu d'autres n'a jamais vu une armée aussi démocratique, qui se pose tellement de questions morales, une armée, ajoute-t-il, économe en vies humaines, adepte de la pureté des armes. Il n'a rien à dire sur le blocus (mais on ne peut pas être partout, n'est-ce pas ?), un blocus qui proscrit le ciment, les crayons, la confiture, les pâtes alimentaires. Dommage, il aurait pu saluer la bienveillance et le sens de l'humour des autorités israéliennes qui viennent d'autoriser l'entrée de la mousse à raser dans une enclave terroriste réputée n'abriter que des barbus.

 A destination des esprits mal intentionnés qui pourraient lui prêter des idées racistes ou islamophobes, il oppose son combat pour les musulmans bosniaques, les Tchétchènes, les Darfouris qui valent bien pardon de parler comme ça, mais? ? les 1200 morts palestiniens. Ceux qui pratiqueraient l'indignation sélective seraient donc les soutiens de la cause palestinienne, individus aux arrière-pensées nauséabondes, antisémites dissimulés sous le masque de l'appel à l'application du droit international. Ils sont nombreux, les antisémites en question. Ils se recrutent en masse parmi les juges de la Cour Internationale de Justice (14 antisémites sur 15 !), à l'Assemblée Générale des Nations Unies, parmi d'éminentes personnalités onusiennes, Richard Goldstone, Richard Falk, John Dugard, les associations de soutien aux droits humains comme Human Rights Watch. On les retrouve, horreur, en Israël même, peu nombreux, il est vrai, dans les universités, dans la société civile, dans les rangs d'une jeunesse qui refuse d'aller porter le fer en Palestine occupée?

Ces derniers temps, les dealers se répandent contre les appels au boycott (ciblés ou non), une arme indigne comme ils le professent dans une tribune parue dans Le Monde. Notre ami Ber? (Vraiment trop long, ce blaze ; personne n'a de diminutif autre que le ridicule acronyme dont il s'est affublé ?) a brandi cette même arme indigne contre le gouvernement chinois, accusé de soutenir le régime soudanais. Taguieff attaque violemment Stéphane Hessel, terroriste notoire, et lance un véritable appel au meurtre contre lui : Quand un serpent venimeux est doté de bonne conscience, comme le nommé Hessel, il est compréhensible qu'on ait envie de lui écraser la tête.

Pierre Jourde, membre de la coterie, amalgame violence antijuive et manifestation contre les bombardements de Gaza : Que soutiennent-ils, en tant que quoi manifestent-ils, ceux qui cassent du juif, et ceux qui manifestent contre l'opération israélienne ? Derrière la compassion pour les victimes et le souci de justice affichés, les réactions contre Israël n'expriment-elles pas la vieille haine antisémite ? Il reprend le même argument, mensonger et idiot, que Be? : Savent-ils que l'intrication des combattants et des civils est telle, à Gaza, que faire le tri lors d'une opération militaire est d'une extrême difficulté ? A le suivre dans sa logique aussi méprisante qu'imbécile, on devrait demander aux gendarmes du RAID, qui ont souvent affaire à de vraies situations de prises d'otages, pourquoi ils ne se contentent pas de tirer dans le tas et pourquoi ils s'acharnent à faire le tri.

 Comme le dit l'ami Glucksmann, force est de relever le mot qui fait florès et bétonne une inconditionnalité du troisième type, laquelle condamne urbi et orbi l'action de Jérusalem comme ?disproportionnée?. Un consensus universel et immédiat sous-titre les images de Gaza sous les bombes : Israël disproportionne.

 Il y a peu, Marianne couronnait B. numéro un au hit parade des intellectuels français. Il était en tête d'une liste de 22 noms parmi lesquels on trouvait les amis habituels : André Glucksmann, Alain Finkielkraut, Pascal Bruckner? A titre indicatif, étant donné qu'ils mettent la «faible» létalité de la guerre de Palestine pour la qualifier de marginale, il faudrait peut-être leur signaler que la guerre d'Irak qu'ils ont appelée de leurs vœux et soutenue a fait plusieurs dizaines de milliers de morts. Pourquoi ne fait-elle pas l'objet de leur attention ?

 Est-il besoin de signaler que dans ce hit parade, symbole d'une époque où les faussaires tiennent le haut du pavé, ne figurent ni Edgar Morin, ni Alain Touraine, ni Emmanuel Le Roy Ladurie ?

Ecoutons Yves Charles Zarka, philosophe pourtant peu suspect d'antisionisme et même favorable à Israël : Aujourd'hui, l'intellectuel est devenu un histrion sans œuvre ni autorité, mais doté d'une place dans les réseaux de pouvoirs pour se maintenir dans la visibilité médiatique. Agis de telle sorte que tu continues à être visible ! Tel est son impératif catégorique, la loi qui commande ses faits et gestes. C'est là l'aspect dramatique de l'affaire : quelques prédateurs médiatiques ont entraîné le monde intellectuel dans le discrédit.