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DEFECTION

par K. Selim

La défection d'un groupe de danseurs du Ballet national au Canada doit plonger dans le ravissement tous les contempteurs de cette forme d'expression artistique. La danse est vouée aux gémonies par tous les bigots du monde et en particulier par notre version locale de la tartufferie, enfermée dans un conservatisme du plus sinistre aloi.

 Mais, à part ceux pour qui la tristesse et l'observance d'un code moral ossifié tiennent lieu de mode de vie, le départ d'artistes est une perte sévère pour la nation et ses capacités de création. Un pays dont les acteurs culturels, peu nombreux, ont tendance à l'exil se prive non seulement d'artistes mais surtout d'une dimension bien plus importante qu'on ne le croit. Les pays avancés économiquement sont aussi - et ce n'est pas un hasard - ceux qui connaissent la vie culturelle la plus dynamique.

 Ce qui retient l'attention dans cette affaire de fuite à la fin d'une tournée canadienne est que ces chorégraphes de la «harga» sont des salariés - des « privilégiés» par rapport à la majorité des jeunes - dotés d'un ordre de mission en bonne et due forme. Les motivations de ces fuyards ne sont donc pas d'ordre économique, et on discerne mal d'éventuels soubassements politiques d'une décision lourde de conséquences.

 En plongeant dans l'inconnu, ces gens prennent tous les risques. Au-delà des répercussions immédiates sur leur statut et leurs relations familiales, ils ont opté pour un parcours aventureux dans un environnement qu'ils ne connaissent pas, sans autre repère que leur volonté de fuir leur réalité de naissance. A moins d'être particulièrement doués, ils auront du mal à trouver des situations analogues dans des corps de ballet où la concurrence est très rude.

 Pourquoi ces jeunes, plutôt avantagés, ont-ils fait ce choix ? Probablement parce qu'il est difficile d'être jeune en Algérie. Et parce qu'il est au moins aussi difficile d'être artiste ou de choisir une carrière artistique dans notre pays. La priorité donnée aux investissements infrastructurels, censés stimuler l'activité générale, est sans aucun impact pour des jeunes dont la vie consiste à tourner littéralement en rond dans des villes et des villages qui suintent l'ennui. Peu de lieux ou d'espaces sont réservés aux loisirs et à l'expression artistique. Peu de manifestations, hormis quelques concerts, à destination d'une jeunesse sommée de se conformer aux usages de ses aînés.

 Au spectacle de ces jeunes qui se morfondent, revient en mémoire « les ancêtres redoublent de férocité» de Kateb Yacine. Etouffés par une société largement marquée par les archaïsmes, les jeunes se tournant vers l'Etat n'y rencontrent qu'un mur d'indifférence cynique. Ils sont bloqués dans le carrefour sans perspective de la morosité et du désenchantement.

 La «harga» de ces membres du Ballet national n'est sans doute pas le fruit d'un coup de tête. « L'ailleurs » mythifié est préférable à une réalité écrasée par les contingences. La question n'est pas de juger ou de sanctionner ces harraga du pas glissé et de l'entrechat. Quand, dans un sondage sommaire, on constate qu'ils sont approuvés par l'écrasante majorité des jeunes, la sanction ou le jugement moral sont dérisoires.

 La seule question pertinente est celle de savoir que faire et comment faire pour que l'envie de partir, partagée par toutes les catégories sociales, soit contenue à un niveau raisonnable ?