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Le Manifeste ou «quand la bouche crache sur sa propre langue»

par Kamel Daoud

«? Un peuple qui n'a pas le droit à sa propre langue, qui ne peut pas la parler, qui est poussé à la traiter comme un cri de singe et à la dévaloriser comme un bégaiement, est un peuple malade pas un peuple muet. Car un peuple qui ne parle pas sa propre langue quand il s'adresse à lui-même, ne pourra pas saisir les objets, faire plier le réel à son désir, nommer, donner une géographie à son histoire, et l'inverse. Et lorsqu'un peuple ne peut pas nommer les choses, il ne peut pas les réinventer, transformer les cycles des saisons en roues, la pesanteur en vapeur. C'est-à-dire quand un être vit chez lui comme un muet, le monde lui est sourd. Car quand un peuple traite sa langue comme un dialecte, il se traite lui-même comme un second personnage dans une histoire qu'il cède à quelqu'un de plus fort. On abdique par la langue et c'est dans la langue que l'identité se réfugie quand elle n'a plus de terre. C'est ainsi : toutes les grandes histoires des petits peuples qui sont devenus grands, ont commencé par la langue : c'est ce qui permet d'avoir le centre du monde dans sa paume, de lever des foules, de redonner confiance et naissance et de s'approprier le cosmos. Même Adam, le Père des fondations, a commencé par nommer les choses avant d'avoir des enfants. Et le jour où, chez nous, la langue de l'Algérien ne sera pas traitée comme un ramassis d'accidents de l'histoire, ou comme une sorte d'amalgame entre l'emprunt et la déformation, le jour où on acceptera cette vérité qu'un peuple sans langue n'est pas muet mais aveugle et que nous ne serons jamais rien sans notre langue, sur notre terre, ce jour là, on viendra enfin au monde, on se réveillera, on commencera par saisir les choses, identifier ce qui nous a longtemps entourés comme un parage inutile. Le jour où les formulaires seront en algérien, les livres, les chants, les JT, les discours de nos politiques et nos affiches et documents, ce jour là, on sera enfin algériens et nous commencerons enfin à bâtir le pays en commençant par l'essentiel : donner nos noms et nos verbes à notre terre.

Bien sûr cela viendra, avec le siècle pas avec les ans : les colonisations ont été dures et les plus violentes ont été celles qui nous ont convaincus que nous n'existons pas sans eux et leurs croyances. C'est notre moyen-âge à nous que ce moment mais il finira par se résorber. Un jour, on parlera algérien en algérien et nous serons enfin guéris de cette sensation de ne pas être chez nous, de vivre une sorte de pays secondaire, de ne pas toucher les objets ni les posséder ni les changer. Nous serons guéris de l'échec et de l'infériorité et du déni de soi. C'est ce qu'ont fait les Arabes, il y a 14 siècles lorsqu'ils se sont réveillés : ils se sont donnés une langue et ils l'ont sacralisée. Et c'est ce qu'ont fait les Romains, avant. Ou les Turcs tout récemment. Une langue c'est quoi en effet ? C'est faux de croire que c'est ce qui relie la bouche à l'oreille ou l'homme à son voisin. La langue c'est ce qui relie une nation à son univers. A l'univers. L'homme a inventé la langue pour ordonner son monde, le peupler, en atténuer la frayeur primitive et se souvenir et donc atténuer la mort par la mémoire. On enlève à l'homme la mémoire, le courage, l'ordre et la force quand on lui dit que sa langue est un dialecte ou une langue «de la rue». On tue la nationalité lorsqu'on la sous-titre.

 Cette langue, l'algérien, est pauvre aujourd'hui, faible, détestée ou réduite. On a tué ses poètes, dispersé ses premiers dictionnaires, vidé ses mots et déformé les noms qu'elle a donnés aux villes et aux villages autrefois. Il lui manque le «Pouvoir» et la reconnaissance et, un jour, elle commencera à s'enrichir. C'est une langue pauvre ? Oui : donnez-lui le monde et elle nommera et dénommera ses objets et les êtres un par un. L'Algérie se réveillera donc le jour où elle coupera le lien avec les langues mortes et s'apercevra qu'il n'y a rien de honteux à être soi-même. Les pays de l'Occident ont éteint le Moyen-âge et se sont réveillés au sens de l'histoire le jour où ils ont compris qu'ils peuvent parler leur langue et pas le latin de l'église, et qu'ils peuvent le faire sans détruire l'église, ni les cieux, ni le sacré ni le passé. Ce qui sera détruit, c'est la rente qu'assure toute langue «sacrée» à ceux qui en vivent, ceux qui se réclament de la divinité en disant qu'elle parle leur langue et ceux qui sont payés pour enseigner une langue morte. La fin du latin en Europe n'a pas été facile et s'est faite dans la violence et l'audace. L'Eglise était riche des rentes que lui assurait d'abord sa langue sacrée qui excluait la plèbe et la réduisait à des serfs inaudibles. Qui réduisait la voix à un marmonnement et la mémoire à de la rumeur et la parole à un dialecte. Tout cela nous l'avons, nous le savons, nous le vivons : chez nous, un clergé de la culture «authentique» et de l'idéologie de l'élite, de la «Khassa», vie de parasiter une langue morte en nous imposant la fausse idée que notre langue à nous ne vaut rien et donc, nous aussi et tous nos actes.

 Malek Haddad avait donc raison d'être malheureux de vivre entre deux langues, sauf qu'il se trompait d'épouse en accusant sa maîtresse : son butin de guerre était certes le français, ma sa langue d'origine et de réel n'était pas l'arabe classique mais l'algérien. Il l'avait au bout de la langue mais il était aveugle à force d'être sourd.»