Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

BAYA

par K. Selim

Baya Gacemi avait cette qualité rare de conserver un humour caustique même dans les situations les plus difficiles. Elle avait lancé un hebdomadaire satirique, «L'Epoque», journal de qualité et fort bien illustré mais qui n'aura vécu qu'une année.

 Elle racontait, le sourire aux lèvres, qu'un opérateur privé lui expliquait qu'il aimait bien son journal mais qu'il ne lui commanderait pas de publicité car «L'Epoque» était dans «l'opposition». C'était lors d'une réunion de rédaction. Elle en avait conclu que l'époque algérienne était bien triste, puisqu'il suffisait d'aborder l'actualité avec un peu d'humour pour verser dans l'opposition. Son journal n'eut droit, en une année d'existence, qu'à une demi-page de publicité qui resta, pendant des mois, un évènement surprenant.

 Sans publicité, Baya Gacemi fit ensuite le constat que les lecteurs de L'Epoque, journal exigeant, n'étaient déjà plus au pays et qu'ils étaient partis au cours de la décennie écarlate se trouver de nouveaux horizons et de nouvelles perspectives. Il lui a fallu tirer un trait sur L'Epoque. Elle a continué cependant à être une des rares figures à penser qu'il fallait «essayer de faire quelque chose» pour faire bouger un pays qui s'enkystait et perdait le nord.

 Si notre amie et consœur, disparue trop tôt, défendait la démocratie, le pluralisme, la liberté de pensée, c'était par conviction. Elle fait partie de cette génération venue à la politique après octobre 1988 et qui pensait - comment l'écrire au passé ? - que la démocratie et le Maghreb sont les seuls enjeux. Inutile de redire que pour elle, comme pour tous ceux de sa génération, l'état des libertés démocratiques dans l'ensemble du Maghreb est consternant. Et que ce sont ces libertés réduites à la portion congrue qui expliquent le fait que le Maghreb n'est même pas une virtualité.

 Ces derniers temps, avant qu'elle ne se décide à quitter le pays, Baya relevait, sans l'accepter, que beaucoup de ceux qui militaient pour la démocratie avaient renoncé, vaincus par un défaitisme de l'«à quoi bon !». Elle était trop vivante et trop positive pour accepter ce réalisme vulgaire, qui fait encore dire à beaucoup, conviés à s'engager autour d'actions pour la liberté ou pour le respect des lois: «Vous avez raison, mais à quoi bon?».

 Pour cette dame qui s'en est allée, l'arme achevée de ceux qui refusent le changement est de faire croire aux gens qu'agir ou ne rien faire revient strictement au même. Elle tempêtait pour rétablir l'évidence : agir, ne serait-ce que pour témoigner, pour assurer la transmission à d'autres générations. C'est toujours mieux que ne rien faire et de gémir, c'est mieux que la déploration passive.

 Au fond, cela a été sans doute la raison même de sa tentative, presque désespérée, d'imposer dans l'espace médiatique un journalisme qui jouait sur le registre de la dérision, elle défendait la démocratie comme une démarche existentielle.

 Baya était convaincue que pour sa génération, la démocratie n'apporterait pas forcément le bonheur. Mais que sans la démocratie et sans les libertés, sa génération et celle qui arrive sont presque condamnées aux réveils amers de la désillusion et au quotidien du désenchantement. Baya Gacemi ne se résignait pas à l'accepter.

 C'est pour cela qu'on gardera toujours d'elle l'image d'une femme qui disait avec sérieux mais en riant : « Allez, bougez-vous les gars?».