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La vraie ligne «éditoriale» algérienne

par Kamel Daoud

Quelles sont les grandes familles politiques en Algérie ? On n'en a pas. Le tracé ne se fait pas selon le mode des cartographies idéologiques et des appartenances aux classes sociales, mais au moyen de l'accès à la rente ou d'exclusion de la rente. Durant les années 90, on a failli avoir des démocrates, des islamistes, des laïcs et des serfs de régimes, puis tout est tombé à l'eau. On a désormais des gens qui sont «contre» et des gens qui sont «pour». Des soutiens ou des hostiles. On peut être démocrates dans le camp du Pouvoir ou commis de l'Etat désormais dans le camp de l'opposition. Le tracé se fait à la main «qui nourrit» ou à la main qui punit. Explication : un homme exclu du Pouvoir, c'est-à-dire de la rente, peut devenir un fervent opposant du régime, porteur d'un discours critique d'une incroyable lucidité et dureté nationale. Est-il opposant actif, démocrate et fervent défenseur des libertés ?

 Non : il est «contre le régime» qui est contre lui, c'est tout. Il est soit en mode d'attente de rappel ou en mode omerta pour éviter les ripostes punitives. Autre exemple, dans l'autre sens : un homme qui n'est pas encore dans le Pouvoir, qui s'y oppose et qui prend même les armes ou la rue, est-il dans l'Opposition ?

 Pas automatiquement : lors de l'enterrement d'un général, on a vu se bousculer d'ex-émirs de l'Ais, prompts à faire son éloge. La raison ? La légitimité par les armes (unique système de valeur en Algérie), mais aussi une fascination réciproque et un double versant du même « pouvoir» qui repousse et attire. Les opposants peuvent n'être des opposants que parce qu'ils ne sont pas encore admis à s'asseoir à la même table que leurs concurrents. Les autres opposants ne le sont, d'une manière aussi non négociable, que parce qu'ils veulent s'y asseoir, seuls.

 Dans les économies de rentes et de viandes, c'est donc l'accès à la nourriture qui trace la frontière entre les hostiles et les fervents. Rarement les idées, les actes ou les histoires d'opposition. Pourquoi en parler aujourd'hui ? Pour des raisons quotidiennes : on ne cessera jamais de répéter que le pouvoir en Algérie est indéchiffrable, alors qu'il est en même temps transparent. Lu à travers la grille «démocrates, opposants, soutiens, polices secrètes, chasse au livre, nationalistes et islamistes», le régime devient obscur et très codé. Lu à travers la grille «régime alimentaire», accès à la rente ou pas, aigris, concurrents intestinaux, fascination-répulsion, punition-admission,... etc., la «politique» en Algérie devient presque rationnelle : il s'agit d'un immense réseau de distribution de la rente qui réagit selon la menace ou la nécessité de recrutement, sans avoir à respecter ni les lois, ni les juges, ni les procédures, ni les apparences. La «ligne» est là et dès que vous y êtes, vous faites votre choix : «in» ou «out». Dès qu'on l'approche, on ne peut plus l'ignorer : elle traverse votre vie et votre conception du salut national ou de la révolte sans fin. C'est cette ligne qui trace les vraies frontières en Algérie, terrorise des fonctionnaires et interpelle les révoltes ludiques de quelques opposants irréductibles. Elle est électrique, alimentaire, sinueuse, terrible et ridicule. Il faut la suivre partout pour bien comprendre la RADP : dans les journaux, sur les visages, dans le JT de l'ENTV, dans le choix des rumeurs, dans les listes de nominations et dans les conflits d'apparences inexplicables. Exercez-vous.