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Après la décolonisation, les coup de pieds

par Kamel Daoud

Un Algérien regarde un policier mal vêtu, fumant dans l'enceinte d'un aéroport où il est interdit de fumer, un peu sale, la chemise débordant hors du pantalon, les yeux fouineurs comme des scanners voleurs. Il le juge et le pend : «Regardez-moi ce pays !». En quatre secondes, c'est toute l'Indépendance qui y passe et, dans un camion dirigé vers la poubelle collective, Messali, Abbas, l'Emir Khaled ou Boudiaf qui font des gestes d'excuses. Pourquoi ? Parce que le policier représente l'Etat qui représente l'Indépendance et qui donc représente son échec à éviter la perpétuation de l'indigénat.

 Les Algériens sont de grands déçus et cela se pratique par un jugement violent sur tout ce qui est Etat, Administration ou institutions « made in ». Les Algériens font partie de ces nouveaux peuples du 3e millénaire qui n'aiment ni la colonisation ni l'Indépendance.

 Pourtant, ce policier n'est pas l'Etat, c'est un Algérien partageant tout de la nationalité de celui qui le regarde. Il n'est pas l'Indépendance, ni son but, ni son produit fini, ni le bout de sa course. C'est un Algérien qui a gardé ses mauvaises manières d'Algérien en leur donnant une tenue officielle, avec une paie et une matraque d'indigène nommé et désigné.

 Inversons : un policier strict et bien habillé (ça existe !) à l'entrée d'une nouvelle administration toute neuve, fraîchement livrée par l'Etat à son peuple d'étagère. Un Algérien hirsute, l'air vantard et la démarche vicieuse comme tout décolonisé après le départ du colon-moteur, entre, regarde un peu avec les yeux que l'on a pour voler une orange, puis crache sur la nouvelle dalle de sol encore brillante d'avoir été astiquée. «Regardez-moi ce peuple !». En quatre secondes, c'est toute l'Indépendance qui y passe, avec, dans un camion d'éboueurs, Messali, Abbas, l'Emir Khaled ou Boudiaf qui font des gestes las. Parce que ce maraudeur représente le peuple qui représentait le but de l'Indépendance qui ne représente plus rien, sauf cette année avec la récolte record en céréales. Pourtant, cet Algérien n'est pas le peuple dans sa totalité creuse. C'est un mal élevé, pas une nationalité. Un cracheur, pas un exemple. Le jugement est pourtant sévère.

 Les régimes des décolonisations sont de grands déçus. Ils sont nés de la décolonisation mais ne veulent plus que coloniser. Ils ont chassé le colon pour mieux le remplacer et pas seulement dans la propriété : dans le jugement, le cliché sur la paresse, la matraque et la passion pour les ponts et la milice. Ils ont tellement idéalisé le « peuple » qu'il ne veulent plus le croiser vivant.

Le point commun entre les deux Algériens : le jugement pour, par et à travers l'Indépendance. Tout remonte vers elle au moment même où l'on descend dans un aéroport algérien, ou que l'on se penche vers un guichet d'administration, que l'on achète un chewing-gum ou une maison, que l'on regarde l'ENTV ou le faciès d'un ministre. Tout est l'Indépendance et son contraire. « Tout est sa faute » et tout est sa vérité. Tous les Algériens se jugent et se regardent à travers ce trou de serrure par où nous sommes passés pour nous retrouver enfin dans l'intimité, depuis les Romains. Enfin seuls ! Mais tellement seuls, chacun dans sa niche de déceptions sans solutions. Chacun jugeant l'autre de l'avoir trompé sur ce but millénariste et de représenter si peu l'Indépendance au point de souhaiter le retour du colon pour recommencer le cycle, mais avec un correctif par la liste.

 Ce procès est terrible, permanent, même entre l'Algérien et lui-même. Il explique presque tout, sauf l'amour. Car on n'y s'aime pas. Durement. Pour le moindre mégot et la moindre insulte. La triangulation est féroce entre peuplade, régiment et martyrs en boucle sans fin.