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Société contre nature

par Derguini Arezki

Nature contre société, tel semble avoir été le cas pendant longtemps dans l'histoire de l'humanité. La situation semble se renverser avec les révolutions industrielles, la société comme prenant sa revanche sur la nature. Elle semble se renverser à nouveau avec la crise climatique, la nature comme reprenant ses droits. Dans la cosmologie naturaliste[1], l'alternance des dominations serait comme la règle.

Le retour de la nature, entrainera-t-elle une domination du non humain sur l'humain ? La domination de la société sur la nature est allée avec la domination de la nature dans l'humain, à quoi va-t-on assister avec la crise climatique, la nouvelle révolution technologique et la multiplication des populations inutiles ?

C'est dans cette « atmosphère » que trois évènements se sont associés dans mon esprit pour retenir mon attention. Le premier me concerne personnellement : j'ai dû subir une enquête de police après que l'on ait subtilisé mon véhicule. Le second concerne le monde : l'Occident veut se protéger de la plateforme Tiktok contre l'espionnage chinois. Le troisième concerne le pays : le président de la République algérienne a qualifié un journaliste d'informateur. Ces trois évènements ne me semblaient pas indépendants.

Sociétés de souveraineté, État contre société.

Dans l'affaire de la subtilisation du véhicule, l'enquête me concernant devait déterminer si un proche ou moi-même n'étions pas oublieux ou complices, la subtilisation ayant eu lieu en plein jour et sans effraction. Tout s'est passé comme si j'avais confié les clés de la voiture à quelqu'un. Personne ne devait s'en étonner. Ce qui me braqua d'abord et enclencha ma réflexion ensuite, c'est l'affirmation des enquêteurs selon laquelle tout le monde est suspect, moi-même et mes proches. Il leur fallait exclure un scénario, mais la méthode me choqua. Hors de mon entourage, on ne me demanda pas à quel service j'avais pu laisser le véhicule avec ses clés. On me parla de la station de lavage, une seule fois et en passant. On voulait seulement savoir si j'avais oublié mon véhicule quelque part, si des proches avaient pu emprunter les clés. Leur harcèlement me fit sortir de mes gonds. La partie de l'enquête me concernant devait établir si je mentais, par oubli ou intentionnellement, ainsi que les proches qui pouvaient avoir accès aux clés. Je me disais que si j'avais pris une assurance contre le vol, on m'aurait probablement suspecté davantage : on m'aurait accusé de vouloir le beurre et l'argent du beurre.

On utilisa ainsi la technique de l'aveu, le chemin le plus court d'une enquête, qui remonte aux sociétés de souveraineté[2] du Moyen Âge, où les humains et non humains étaient considérés comme les assujettis d'un Souverain et les moyens des enquêteurs pour l'établissement de la preuve qui avait quelque chose à voir avec la confession, n'étaient en rien comparables à ceux d'aujourd'hui. Il fallait extraire la vérité du sujet objet, le suspect ne pouvant avouer de son gré et les faits ne pouvant être fabriqués autrement. Une telle technique persiste, car la police des sociétés postcoloniales n'a pas les moyens du modèle qu'elles ont emprunté, le droit et sa pratique ne pouvant coïncider. Mais elles ne sont pas les seules à se plaindre d'un tel écart, les sociétés dites modernes ne veulent pas consacrer le temps et l'argent nécessaires pour appliquer le droit, dont le principe de présomption d'innocence à toutes les populations. Vérité coloniale et postcoloniale : toutes les populations n'ont pas le même statut, il y a les citoyens et les autres. La Grèce antique, modèle archétypal, n'est pas non plus très loin.

Une caméra, dispositif de la société de surveillance, avait filmé le lieu de l'infraction. Je demandais à voir le conducteur, peut-être pourrais-je aider à l'identifier. Je pensais pouvoir me remémorer les personnes qui ont pu être en possession des clés, du vendeur, au tôlier à la station de vidange. Les postulats de suspicion générale et d'immixtion possible étant posés, on ne voulut pas que je participe à l'enquête. Ne me concernait que moi-même et mon environnement, je ne pouvais être un agent de l'enquête, juste son objet. On cherchait à établir ou à écarter la preuve de ma complicité probable par la torture psychologique (je craquais et criais : vous voulez me rendre fou !), par l'aveu arraché et non par des faits objectifs. Les postulats étant donnés, la police ramenait sa capacité de travail à ses propres moyens. Écarter la personne concernée de l'enquête, cela s'appelle indépendance de l'enquête. Une telle couleuvre a été avalée par la classe dominée pendant tout le capitalisme. Cela fait partie de l'histoire de sa dépossession.

Voilà ce que je veux relever ici : les enquêteurs refusent de faire participer à l'enquête la société, sans avoir les moyens d'une telle démarche : les pratiques policières ne peuvent pas faire selon le droit d'une part, leurs résultats dissonent avec leur prétention d'autre part. Le combat contre le mal est-il de la seule responsabilité étatique ? Ne faut-il pas encercler les sources du mal, pour le réduire ? Cela ne se passe-t-il pas dans la société ? N'est-ce pas d'abord son affaire, l'appareil répressif n'étant que son outil ? Dans la société traditionnelle, le mal n'était-il pas combattu et contenu par elle-même ? Pourquoi la société moderne, confierait-elle aux seuls appareils de répression la lutte contre le mal ? Pourquoi atomiser la société et combattre le contrôle social au lieu d'en modifier les règles et les procédés ? Faudra-t-il assister, comme ce fut le cas ailleurs, à voir une classe regarder les bras croisés un élève assassiner son professeur ?

Il y a une problématique de la différenciation du contrôle social. On passe progressivement du contrôle social, aux disciplines collectives et à la mise en cohérence de ces disciplines collectives par un contrôle social étatique, avant que les données massives (big data) et la puissance de calcul ne permettent d'unifier le champ social pour gérer les comportements sociaux. Le contrôle social étatique qui s'est substitué au contrôle social n'a pas été soutenu par une intégration marchande. Discipline sociale, contrôle social étatique et profilage des comportements ne relevant pas dans une dynamique d'intégration marchande se dissocient.

La société militaire dirigeante postcoloniale issue d'une société faiblement différenciée qui pressentait le besoin d'une nécessaire discipline n'avait pas pour autant la claire conscience de la manière dont la société pouvait se discipliner. Elle ne s'érigera pas en modèle, en noblesse. La quotidianisation du charisme (M. Weber) du chef ne s'objectivera pas dans des institutions disciplinaires. Elle ne proposera pas de discipline à la société, elle importera les techniques et les institutions disciplinaires développées par les sociétés de classes marchandes. La discipline des corps et des esprits va s'accomplir au travers d'une segmentation de la société et le travail d'une série d'institutions disciplinaires : la caserne, les écoles, les usines, les hôpitaux. Les anciens milieux sociaux devaient être vidés de leurs populations pour devenir la matière des nouvelles institutions. Il se trouvera que cette segmentation de la société et le travail des institutions disciplinaires ne fera pas intégration. La dynamique publique non soutenue par une dynamique marchande ne produira pas d'intégration suffisante. Ordre social et ordre public ne seront pas l'un dans l'autre. L'ordre social postcolonial devint une simple production de l'ordre public : atomisation de la société et appareils de socialisation et de répression sans pouvoir d'intégration marchand. La discipline sociale de l'économie marchande ne fera pas tenir les segments de la société, l'ordre social et l'ordre public, l'un dans l'autre.

Le travail d'information de la société sur elle-même et sur le monde

La police n'avait pas appris que c'est son rapport à la société qui l'informe. Dans le cas de la société de souveraineté, elle prélève l'information que la société surproduit, mais n'accède pas à celle qu'elle ne libère pas. Le rapport de la police à la population, emprunté à une société marquée par une défiance entre les classes, est un rapport discontinu, d'opposition et d'extraction, de l'information au lieu d'être un rapport continu et d'échanges. La police transporte une information partielle sur l'opération délictueuse que produit la société d'un lieu à un autre dans le but de restituer son processus dans son entièreté. Mais la société ne s'associant pas pour apporter les pièces manquantes du puzzle de l'opération délictueuse, la police ne peut le reconstituer. Dans une société de classes, la police est obligée d'utiliser des indicateurs qu'ignore la société. Mais dans une société de classes marchandes développées, les pouvoirs publics auxquels elle appartient disposent de journalistes, de scientifiques et de technologies qui les informent eux et leurs appareils de répression et d'incitation. Entre l'indicateur parapolicier, l'informateur de terrain et le scientifique, il y a juste des différences de situation et de statut. Tous informent de l'état de la société d'un point de vue extérieur.

De manière générale on peut dire que la qualité de l'information dépend de plusieurs facteurs. D'abord du rapport de l'État à la société, selon qu'il est surimposé ou issu d'un processus émergent. Dans le premier cas le rapport est d'incomplétude: l'extraction de l'information est partielle, incomplète au contraire du second cas. Le second facteur est celui du rapport du contrôle social étatique de la société à la discipline sociale. Le rapport d'information est d'incomplétude lorsque le contrôle étatique n'intègre pas la discipline sociale, mais la perturbe ou la combat. Il n'y a pas alors de normes sociales qui instruisent le contrôle social étatique. Le troisième facteur dont dépend la qualité de l'information: les capacités du contrôle social étatique, ses moyens matériels de connaissance et d'intervention. Toutes les sociétés développées ne disposent pas des mêmes moyens de contrôle extérieur. Encore moins les sociétés postcoloniales.

Dans une société organisée, mais sans classes, une police n'aura ni les moyens d'être informée autrement que de manière directe par la société, le contrôle social étatique n'intervenant que dans les interstices du contrôle social non étatique, ni le besoin de séparer ses informateurs de la société, le contrôle social non étatique informant le contrôle social étatique. La seule façon de soustraire les sociétés émergentes de la surveillance et de l'influence des grandes puissances c'est d'accroitre la part du contrôle social qui n'est pas à ciel ouvert dans le contrôle social en général: le contrôle social non étatique. Les sociétés postcoloniales tendent à faire l'inverse: accroitre le contrôle social étatique au détriment du contrôle social non étatique. Il en résulte du fait de la faiblesse de l'intégration marchande un recours simultané, mais incohérent aux techniques de gouvernement de la société de souveraineté (où tout appartient au souverain) et à la technique du droit, le mélange occasionnant un cafouillage entre les deux types de techniques qui se signale par un écart entre le droit et sa pratique.

Entre les services de renseignement de la police, le journaliste d'investigation et le chercheur en sciences sociales, tous produisent de l'information sur la société. Chaque information a cependant son client. Il y a un continuum logique et historique entre ces trois formations. Elles résultent de la différenciation du contrôle social. Tous ne travaillent pas dans les mêmes conditions, n'occupent pas la même place et ne possèdent pas les mêmes moyens. Les sociétés complexes marchandes accordent une place et plus de moyens aux indicateurs objectifs, aux journalistes d'investigation et aux chercheurs en sciences sociales. Elles fabriquent beaucoup plus de faits objectifs, les individus laissent beaucoup plus de traces. Elles disposent aujourd'hui d'une technologie de surveillance performante. Les sociétés occidentales sont passées grâce à l'intégration marchande du type de sociétés de souveraineté, au type de sociétés disciplinaires, puis au type de sociétés de contrôle qui s'apparentent aujourd'hui à des sociétés du profilage[3]. Les sociétés postcoloniales n'ont pas besoin de journalistes d'investigation ni de chercheurs en sciences sociales qui informeront davantage les puissances extérieures que la société sur elle-même. Elles ont besoin de services de renseignement qui devront prendre du poids pour faire face aux services de renseignement étrangers, mais manqueront d'efficacité du fait que le contrôle social non étatique combattu ne suppléera pas celui étatique, le marché s'avérant incapable d'intégrer les individus atomisés par la socialisation étatique. Les sociétés émergentes à la différenciation inachevée, à la structure sociale instable, range tout ce monde de l'information dans celui de la première catégorie : il n'y a que des indicateurs humains et non humains. Leur état ne fait pas encore de place aux journalistes et aux chercheurs indépendants. C'est que l'importation du modèle étatique occidental qui oppose à son fondement les gens d'armes et les gens sans armes, l'État à la société, ont bloqué le processus de différenciation du travail dont celui d'information de la société sur elle-même et sur le monde.

Le marché étant l'instance qui intègre les institutions disciplinaires et le contrôle social étatique. Plaçant État et société dans des camps opposés, la société postcoloniale ne peut plus informer l'État, elle ne l'informera plus qu'à ses dépens. Discipline sociale et contrôle public ne se complèteront pas. La civilisation du guerrier achoppera. Les services de renseignement ne s'adjoindront pas une collaboration civile, ils monopoliseront l'information et n'en diversifieront pas les services.

C'est l'évolution du rapport de classes en faveur du monde du travail dans les sociétés marchandes de classes qui produira la figure de l'intellectuel, du chercheur et du journaliste indépendant. La figure de l'intellectuel, héritier du prêtre qui fait la leçon au seigneur, est l'ancêtre du chercheur indépendant. L'enjeu de la stabilisation de la structure sociale de classes appellera l'émergence des sciences dites objectives de la société. Elles traiteront la société comme objet. Le journaliste d'investigation est censé informer le public, le produit de son travail ne s'oppose au travail des autres agents d'information que si l'État et ses services sont partie prenante du délit. Lui et le chercheur, salariés ou indépendants, dépendent de la source qui finance leur activité : État, marché ou entreprise privée. Dans les sociétés de marchandes de classes, le chercheur est souvent un employé de l'État, il sert la construction par le haut de la société, il est le conseiller du Prince. Car qui financera le chercheur indépendant ? Si ce sont ses publications, qui les achètera ? Dans ce dernier cas, le chercheur s'apparente davantage au journaliste d'investigation. De qui, de quoi, tient-il l'autorité qui lui confère la possibilité d'obtenir de la société les réponses qu'il attend aux questions qu'il pose ? De l'autorité de la Science dira-t-on, mais pourquoi lui fera-t-on confiance et qui l'entretiendra ? Dans la société contre l'État, pendant de l'État contre la société, le journaliste indépendant qui s'adresse à une opinion publique, à des lecteurs, est un opposant. Dans la société dont l'Etat est de la société, le journaliste d'investigation servira l'amélioration du service public, complètera le travail d'investigation des services publics. Services de renseignement, journaliste et chercheurs sont au service de la société : ils se complètent ou s'opposent selon qu'ils sont au service de l'État de la société, de la société contre l'Etat ou de l'État contre la société.

Le contrôle social entre les techniques de souveraineté et de surveillance

Les sociétés postcoloniales se caractérisent par un mélange incohérent des dispositifs des sociétés disciplinaires, de contrôle et du profilage. Alors que dans les sociétés du profilage, les dispositifs des anciens ordres ont sédimentés sous les dispositifs du profilage. Alors que les dispositifs disciplinaires visaient à faire intérioriser à la société une certaine discipline en la segmentant, les dispositifs de contrôle visaient à homogénéiser l'ensemble des segments, à contrôler et à faciliter le passage d'un segment à un autre. Les dispositifs du profilage ne se substituent pas aux dispositifs disciplinaires et de contrôle, mais s'ajoutent à eux en opérant à une autre échelle et dans une autre perspective. Ils ne visent plus à formater les individus, mais les conduites des individus.

Or les sociétés postcoloniales ont atomisé la société, mais échoué à discipliner les individus et les collectifs. Les dictatures s'imposent alors et le profilage des sociétés de surveillance s'effectuera sur des sociétés sous dictature. Ce que les dispositifs de profilage auront pour objectif de formater ce sont les conduites des individus contre la dictature affaiblissant ainsi le pouvoir de négociation international des dictatures, véritable enjeu des dispositifs du profilage sur les sociétés postcoloniales.

Dans les relations internationales, l'Etat postcolonial qui se construit contre la société - en d'autres termes construit la société moderne contre la société traditionnelle, se trouve démuni quant à sa capacité de contrôle de la société. Tout d'abord, il n'a pas le soutien d'une intégration marchande, d'une discipline sociale, car les institutions disciplinaires qu'il a substituées au contrôle social se sont avérées d'un rendement médiocre. Ensuite son contrôle lui est disputé par des puissances extérieures.

La question que nous nous poserons ici est la suivante : comment se soustraire au contrôle et au pilotage des sociétés du profilage ? Comment accorder nos comportements à des règles, à des fins, qui soient les nôtres et pas celles d'autrui ? Sans discipline sociale à notre mesure, comportements et valeurs, état de droit et état de fait, divergeront. Sans différence entre discipline réelle et discipline apparente, discipline interne et discipline externe, nos plans tomberaient sous le contrôle et le pilotage extérieur. Dans les sociétés postcoloniales, une divergence de fait existe entre état de droit et état de fait. C'est cependant une divergence qui en même temps que subie est agie. L'intérieur et l'extérieur s'efforcent chacun d'en tirer avantage. Moyen de camouflage pour l'intérieur, moyen d'affaiblissement du pouvoir de négociation pour l'extérieur.

La discipline est en prise directe sur les comportements, le contrôle et le profilage procèdent de manière indirecte sur les comportements. Le contrôle s'attache à vérifier les conditions d'exercice de la discipline sociale, le profilage par le moyen du contrôle et de la connaissance des comportements s'efforce d'influer sur les comportements et de les anticiper. Le profilage dessine des profils individuels et collectifs, des trajectoires individuelles et collectives dont il s'efforce de profiter, d'infléchir à son profit. La désinformation comme l'information fait partie de la panoplie de ses interventions, elles incitent (les incitations chères aux économistes) pour formater les consommateurs. La science économique, le management, le marketing et la logistique se mettent à l'heure des données massives (big data). Discipline sociale, contrôle et profilage doivent s'aligner, se compléter. Ils n'y arrivent pas toujours.

Les sociétés postcoloniales ne peuvent éviter de se soumettre au contrôle et au pilotage des sociétés dites développées. Leur intégration au monde en dépend. Leur discipline sociale ne peut exister (ex-ister[4]) hors de ce contrôle et de ce pilotage. Ils la comprennent au sens propre et au sens figuré. Pour disposer de quelque existence et de quelque autonomie, cela doit être au sein de ce contrôle et de ce pilotage. Hors d'eux, une discipline sociale ne peut exister. Car cela signifierait exister hors du monde duquel on doit prendre et apprendre. Pour qu'une discipline sociale existe donc sous l'inévitable contrôle et pilotage des sociétés dites développées, elle doit en être distincte, leur exister de manière sous-jacente. Dans sa soumission au monde et ce qu'elle lui donne, elle doit être en mesure de prendre au monde de quoi nourrir sa propre discipline. Dans la réalité, on constate un désalignement de la discipline sociale, du contrôle et du profilage, avec une incapacité de la discipline sociale à s'instaurer, un contrôle interne incapable d'imposer une discipline sociale et un contrôle et un profilage externes qui exploitent l'indiscipline sociale.

Avec la discipline sociale se définissent les propensions sociales, ses préférences temporelles, telles les propensions à consommer, à épargner et à investir. Sans discipline sociale pas d'accumulation de forces, mais dissipation. Il est impossible de définir ces propensions hors du monde. Dans les sociétés postcoloniales, la préférence pour le présent est soumise à la pression simultanée des besoins sociaux, du consumérisme mondial ambiant et de la surproduction mondiale. Si les sociétés n'ont pas le sentiment d'être dans une phase d'accumulation de forces, elles renoncent à s'imposer une discipline collective pour vivre dans un présent sans avenir défini. La politique monétaire fait partie des conditions externes de la discipline sociale, les conditions du contrôle. Le taux d'échange de la monnaie définit les conditions de l'échange avec le monde extérieur. Il favorise les importations ou les exportations. En Algérie, il a favorisé l'exportation du pétrole et l'importation des biens-salaires et des machines. Étant donnée l'absence de discipline sociale, le taux d'échange n'a pas pu évoluer en faveur des exportations. La préférence pour le présent qui se manifeste dans la préférence pour la consommation l'a emporté sur la préférence pour le futur, sur la préférence pour l'investissement. C'est que les exportations d'hydrocarbures ne mobilisaient pas l'épargne et l'investissement de la société. La société était destinée à consommer et non à exporter, jusqu'à épuisement de sa source d'exportations. Car pour une société postcoloniale, produire c'est d'abord exporter, seule façon de valider durablement sa production. Ce n'est pas à elle d'évaluer sa production, elle n'en a pas les moyens. Sa seule consommation ne suffit pas. Son économie fermée ne peut subsister, elle ne peut dériver, se détacher du monde. Elle restera dedans appauvrie ou enrichie.

Le monde d'aujourd'hui est condamné à la sobriété ou à la pauvreté. Pour une société postcoloniale, la discipline qu'exige la sobriété et qui épargnerait de la pauvreté pourrait être moins dure que pour les sociétés industrialisées qui vont être durement affectées dans leurs infrastructures. Ces dernières vont devoir renoncer à beaucoup plus d'esclaves mécaniques, la cherté de la vie va se faire plus sensible. Les sociétés postcoloniales peuvent être moins affectées dans leurs infrastructures, de plus elles disposent de ressorts sociaux que les sociétés industrialisées ont perdus. Leurs structures matérielles seront aussi mieux adaptées aux nouveaux esclaves mécaniques moins énergétivores. Le capitalisme de surproduction touche à sa fin, il ne peut plus être alimenté par d'illimitées ressources naturelles. Le gigantisme des exploitations fera partie des monuments du passé. Il faudra faire dans un monde aux ressources naturelles rares, avec des machines peu gourmandes de celles-ci.

Lorsque les populations des sociétés postcoloniales deviennent inutiles au monde, l'État contre la société apparait dans un rapport sans fioritures. La Tunisie, société postcoloniale aux fortes expectations sociales, mais aux faibles performances économiques, doit appliquer une politique sécuritaire dictée par son voisinage européen pour retrouver une place dans le monde. Le monde occidental louait il y a peu son exemplarité démocratique, la classe moyenne reprenait le chant de la liberté ... après qu'un chômeur se soit brulé vif. Les masses délaissées se rappellent à elle en portant à la tête du pays celui qui rabaissera leurs expectations. La société qui n'a pas pu se discipliner, dont la classe des possédants n'a pas pu mettre au travail la classe des non-possédants, pour se contrôler devra recourir à des procédés qui plongent leurs racines dans ceux de la société de souveraineté.

On peut soutenir que dans les sociétés postcoloniales, les anciennes puissances coloniales disposent d'une plus grande connaissance que celle dont elles disposent d'elles-mêmes. L'ancienne puissance sait de la société postcoloniale ce que celle-ci ne sait pas d'elle-même. On peut ajouter aujourd'hui que l'association de la puissance américaine (avec ses satellites et ses GAFAM) et de l'ancienne puissance coloniale (qui sait comment pense l'élite de la société algérienne), peut mieux « lire » la société postcoloniale que ne peuvent le faire ses dirigeants. Ce que n'ignorent pas ces dirigeants depuis longtemps. Mais la seule réponse qu'ils ont pu trouver jusqu'à présent, selon ses résultats, ne parait pas satisfaisante. Ils ont été piégés en même temps que la société civile, dans l'opposition société civile et société militaire, État et société. Et ce n'est pas l'irruption d'une puissance étrangère pour contrarier l'emprise occidentale qui permettra aux sociétés postcoloniales de sortir de l'ornière.

Sans société disciplinée, avec un appareil de contrôle flottant et une influence de puissances étrangères dont elles doivent se protéger, les sociétés postcoloniales ont des difficultés à défendre la souveraineté de leur décision politique. Les croyances, les normes sociales, les théories et les expérimentations ne produisent pas d'informations cohérentes. D'un point de vue extérieur, ou dit scientifique, les comportements manquent de cohérence théorique, ils ne peuvent dessiner les tenants et aboutissements d'une trajectoire régulière parce que non maitrisés. Les États postcoloniaux produisent alors un système d'information qui s'efforce de donner une cohérence aux comportements. Ils ne peuvent recourir qu'aux instruments de la société de souveraineté qui doit aller chercher dans la conscience des individus les raisons des comportements et non dans leur déploiement objectif, dans des faits observables.

Maintenant que les sociétés marchandes de classes sont devenues des sociétés de surveillance, du profilage, les trajectoires individuelles et collectives des sociétés urbaines postcoloniales peuvent être établies de manière objective. Ces trajectoires sont celles d'une société qui les produit, mais n'en a pas la maitrise. La technologie des sociétés souveraines aura beaucoup plus de mal à faire avec de telles trajectoires. Des décisions s'imposeront aux sociétés qu'elles n'auront même pas osé penser, la connaissance des corrélations qui seront à la base des trajectoires des individus et des groupes leur échappant, mais non pas aux sociétés du profilage. Ainsi la technologie des sociétés du profilage permet désormais aux puissances étrangères de travailler les croyances sociales et les préférences des consommateurs des sociétés postcoloniales. Croyances et préférences dont la superficialité et la faible cohérence assurent la malléabilité. Avec les données massives, le traçage généralisé, la trajectoire des comportements individuels et collectifs qu'il fallait expliquer en théorie peut être désormais pratiquement décrite, elle est toute en surface. Le désordre apparent des comportements que la Science ne parvenait pas à réduire, et qui pouvait servir de camouflage au processus réel de décision n'a plus besoin de la Science pour être réduit. Les choses partent et vont toujours quelque part, il devient possible avec les données massives et la puissance de calcul toujours croissante de prédire et d'intervenir. Il est ainsi possible de connaitre l'évolution à court terme de « l'atmosphère », du « climat » d'une société. Si on ne peut pas les déterminer à long terme, en avoir la théorie et connaitre les causes, on peut jeter de l'huile sur le feu qui brule ou de l'eau pour refroidir la température. Car des vents on n'a pas la maitrise. Les sociétés postcoloniales ne sont donc pas destinées à la soumission permanente. Si la maison ne brule pas, n'est pas inflammable, la surveillance extérieure ne pourra rester que pure surveillance. Si de surcroit la société n'aura montré que ce qu'elle a voulu, elle pourra utiliser cette surveillance a ses fins.

L'opposition du civil et du militaire

Nous avons cessé d'être en peuple en armes, la volonté de son armée professionnelle qui voulait en hériter, est restée une profession de foi, le peuple n'a pas pu l'enfanter. Le guerrier est allé chercher son modèle chez Clausewitz et son art de la guerre ; il deviendra autre chose que la pointe dure d'une société civile armée de ses capitaux. Il s'en est suivi un défaut des professions civiles qui devait assurer son infrastructure. La puissance militaire n'est rien d'autre que la tête dure de la puissance matérielle et immatérielle de la société. La puissance de son savoir-faire et de ses croyances. La tête dure où se loge l'intelligence stratégique d'une société. Qui se régénère même décapitée. Je me rappelle la répulsion que j'avais vis-à-vis du militaire de par mon éducation postcoloniale. Le primat du politique sur le militaire comme mot d'ordre est une de ses déclinaisons politiques. Il faut se méfier des apparences, dans le politique dort, se trouve derrière lui, le militaire. Quand on se dispute les biens du monde, que l'on ne s'entend plus, il faut se battre. Si l'on n'est pas prêt pour se battre, on sera souvent le vaincu de la dispute. Quand le politique se retire, le militaire passe devant, mais pas pour y rester. Dans le militaire pointe le politique (et inversement), la victoire militaire n'en est vraiment une que lorsqu'elle est politique.

Il reste qu'il y a militaire et militaire, même si Sun Tzu et Clausewitz peuvent se compléter comme peuvent l'enseigner aujourd'hui les écoles militaires occidentales, ils sont radicalement différents. Pour Clausewitz, c'est le militaire qui gagne la guerre en anéantissant son ennemi, pour Sun Tzu, c'est la société qui gagne la guerre, le militaire est le voyageur du soir, il arrive quand la victoire est servie sur un plateau. Le militaire n'en est pas moins actif en temps de paix, il pilote l'innovation qu'il finance de son budget et protège de son secret. Il doit être aussi prêt pour vaincre si une bataille militaire s'impose, bien qu'il sache que la bataille doive être remportée d'abord sur d'autres fronts. Il ne faut pas oublier que Clausewitz sépare la société civile de la société militaire contrairement à Sun Tzu. Pour celui-ci, le mérite du général met en avant le mérite de la troupe et de la société. Encore que Clausewitz, général, était aussi enfant de la discipline de classes prussienne.

Piégées par l'opposition du civil et du militaire, les sociétés postcoloniales ont perdu le contrôle d'elles-mêmes. Leur font défaut la discipline et le contrôle qui leur permettraient de se soustraire à l'influence et à la surveillance extérieures. La société refuse de se discipliner dans les institutions assignées à une telle fonction, le contrôle sur ces différentes institutions n'a pas de prise sur le mouvement social. Malgré leur indépendance politique, les sociétés postcoloniales continuent de dépendre de théories auxquelles elles soumettent leurs expérimentations sans en produire ou éprouver les hypothèses. Elles expérimentent pour autrui, elles se tournent vers autrui pour définir les problèmes et prescrire les solutions. Leurs croyances sont chancelantes, leurs théories de mauvaises copies des théories occidentales, leurs informations celles de leurs expériences ratées. Pour se soustraire à l'influence et à la surveillance extérieure, retrouver une autonomie stratégique, elles doivent selon notre point de vue retrouver l'unité du civil et du militaire, leur unité non antagonique. Il faut qu'il y ait du civil dans le militaire et du militaire dans le civil, qu'il y ait une différenciation complémentaire. Ce qui suppose le cadre d'une société marchande qui n'oppose pas les classes fondamentales. Relevons ici deux choses : la technologie a une nature duale, civile et militaire ; la société qui veut vivre en paix doit être prête pour la guerre.

Division de classes et mobilité sociale

L'opposition entre la société civile et celle militaire est née de l'opposition de classes entre guerriers et paysans. Division sociale fondamentale qui est devenue une seconde nature des sociétés occidentales : la socialisation l'a naturalisée. Parmi les sociétés de classes, il faut cependant distinguer celles dont la division de classes est fonctionnelle sujette à la mobilité sociale et celle héréditaire qui se soustrait à la mobilité sociale. L'antagonisme de classes n'est pas une fatalité : la social-démocratie l'a emporté sur le socialisme, mais elle est en train de faillir pour la même raison. Ils ont tous les deux opposé État et marché. L'un a trop compté sur l'État, l'autre sur le marché et non sur la mobilité sociale. Alors que la société de classes semble avoir été naturalisée, le problème reste celui de la mobilité sociale. Une difficulté aggravante survient avec la nouvelle révolution technologique : la polarisation sociale se double d'une polarisation du travail salarié. C'est la polarisation et l'absence de mobilité sociale qui menacent la stabilité d'une société.

Il est juste par contre de dire que tout est dans le rapport de classes : la manière dont il s'est construit et se construit, extériorité ou intériorité sociale de la classe dirigeante. La mobilité sociale permet de distinguer ces deux situations : la mobilité sociale interclasses est très faible dans un cas (la position sociale reste héréditaire), forte dans un autre (la position sociale n'est pas héréditaire). L'État émerge de la société comme son ordre contre son désordre ou le prolongement de sa discipline. De la mobilité émergeant un ordre, une structure ou une structure se surimposant à une mobilité qui s'ordonne ou se désordonne selon les cas.

En guise de conclusion.

Pour qu'une société postcoloniale ait quelque maitrise de son destin, ce qui suppose une certaine connaissance des déterminants internes et externes de sa trajectoire, elle a besoin de mettre en cohérence ses croyances et ses comportements et de les éprouver, de rattacher sa pensée à son action et ses conséquences. La connaissance des facteurs internes renvoie à ses croyances desquelles se formulent les hypothèses sur le monde qui sont à la base de ses expérimentations. Ses secrets sont dans ses croyances et les hypothèses qu'elle en tire, mais aussi dans les modalités de leur exécution pratique. La connaissance des facteurs externes est celle des facteurs internes aux autres nations et à leurs rapports, congruents ou discordants.

On ne se connait bien soi-même qu'en se différenciant d'autrui. La différence fait notre avantage comparatif, non pas notre identité. Se différencier en tant qu'humains, qu'êtres vivants et agents n'exclue pas une communauté de destin. Se différencier signifie que l'on ne peut pas se connaitre si on ne connait pas l'autre, que l'on a pu faire nôtre. Cette part d'autrui en nous est inévitable, vouloir l'expurger, comme la tentation est forte aujourd'hui, est la pire solution. Cette part nous importe en ce qu'elle nous fait faire, cela nous laisse voir ce que nous pouvons partager. Il nous faut protéger ce que nous avons en propre et en partage comme secret et comme avantage comparatif afin qu'il ne soit pas utilisé contre nous. Car ce qui nous constitue est composé, ce n'est pas une part de nous-mêmes qui fait notre identité, mais la composition que nous avons choisie et qui nous fait faire le mieux de nous-mêmes. Alors et alors seulement, la société postcoloniale pourra avoir un destin qu'elle aura choisi. Les rationalistes occidentaux disent (leurs théories expliquent) autre chose que ce qu'ils font (ne décrivent pas leurs pratiques rationnelles), les Chinois ne disent pas ce qu'ils font. Nous n'avons pas à mentir, mais personne n'est transparent. Nos échanges ne doivent pas asservir ni desservir.

Notes

[1] Philippe Descola. Par-delà nature et culture. Gallimard. 2005.

[2] Les sociétés de souveraineté sont celles qui ont caractérisé les sociétés de classes du Moyen-Age, avec leur monarchie de droit divin. Elles avaient pour but de prélever plutôt qu'organiser la production, décider de la mort plutôt que gérer la vie. En opposition aux sociétés disciplinaires qui leur succèderont.

[3] « Nous avons donc quitté les sociétés de contrôle, nous entrons dans les sociétés du profilage. Si, certes, contrôle comme profilage individualisent, le contrôle joue sur l'ici et maintenant tandis que le profilage prédit. Le contrôle, héritier de la discipline, suit et monitore les comportements, alors que le profilage, lui, portera sur les croyances et les préférences au sens des économistes. Le profilage hérite aussi de l'idéal régulateur de la discipline, à savoir l'optimisation d'une productivité. Enfin le profilage, à la différence du contrôle et dans la lignée de la discipline, fait naitre de nouveaux sujets et de nouveaux groupes ... » Philippe Huneman. Les sociétés du profilage. Évaluer, optimiser, prédire. Ed. Payot. Paris. 2023.

[4] Étymologie. Du latin existere ou exsistere, « sortir de », « se manifester, se montrer », composé de ex et de sistere, forme dérivée de stare (« être debout », « être stable »).