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Le quartier maghrébin de Jérusalem ou le waqf de Sidi Abû-Madian : huit siècles d'histoire méconnue (*)

par Nadir Marouf

Un livre explosif a été publié récemment au Seuil par monsieur Vincent Lemire, professeur d'histoire à l'université de Paris-Est, sous le titre : «Au pied du mur : Vie et mort du quartier maghrébin de Jérusalem (1187-1967)».

Ce livre restitue avec une précision documentaire d'orfèvre le destin d'une fondation constituée par Salah-Eddîn al-ayyûbi (Saladin), suite à la bataille de Hattîn à laquelle avait pris part le santon Abû-Madian, dont la sépulture repose au village d'El-Eubbad, sud-est de Tlemcen. Ce waqf fut inscrit au nom d'Abû-Madian, en raison de la présence d'un grand nombre de Maghrébins qui l'avaient accompagné depuis leur pays d'origine jusqu'en Palestine et participé, au surplus, au combat précité.

Ce quartier a connu, depuis la fin de la période Ayyoubide, des hauts et des bas : une relative stabilité jusqu'à l'avènement de l'Empire ottoman au milieu du 16e siècle. Ayant subi quelques menaces de déstabilisation lors de l'épisode napoléonien en Égypte, il ne fut pas à l'abri de quelques velléités d'aliénation de la part d'un certain homme fort de l'Empire ottoman finissant, du nom de Djamal Ahmed Afendi qui avait la haute main sur l'Égypte, donc sur ses dépendances jordano-palestiniennes, et qui était prêt à concéder ce quartier aux notables sionistes de l'Angleterre d'alors, c'est-à-dire vers le milieu du 20e siècle.

C'était le contexte d'un déclin inexorable pour le sultanat ottoman à une époque où son rapprochement avec l'Allemagne l'a mis en mauvaise posture de la part de la Russie, la France et la Grande-Bretagne.

Il faut dire qu'à la même époque, l'empire des Effendi était boudé par les sujets du monde arabe, qui ne voyaient pas d'inconvénients à voir ce dernier remplacé par les Anglais. Rappelons-nous à cet effet la saga du très médiatisé le Commandant Lawrence.

Les choses se compliquent, à l'évidence, à partir de 1917, où est signé le traité de Balfour, et le mandat britannique qui s'exerce désormais sur la quasi-totalité du Proche et Moyen-Orient.

Là commencent des tractations qui en restent à l'aspect juridique. Il s'agit en effet de forcer la main aux musulmans qui occupaient les locaux en tant que simples locataires auprès de la fondation, à les vendre au pouvoir mandataire. Le banquier Edmond Rothschild et ses émules dans la notabilité britannique d'alors étaient a l'affût d'acquisitions, fussent- elles illégales au regard du caractère inaliénable d'un bien de mainmorte.

Les choses s'aggravent encore plus depuis l'année 1948, date de fondation de l'Etat d'Israël, celui de la « Nakba », inaugural du grand exode du peuple palestinien.

Cependant une contre-tendance à ce mouvement d'aliénations plus ou moins forcées est signalée par l'auteur.

La première manifestation solidaire vient du Maghreb. Un certain nombre de noms est signalé, notamment Ahmed Benyelles, qui avait participé à l'exil en Syrie pour échapper à la conscription de 1911. Il fonda une confrérie qui porte désormais son nom et qui est encore active aujourd'hui. L'origine tlemcenienne de ce militant pour la sauvegarde des lieux saints d'Al-Qods, et plus précisément du waqf de Sidi Abû-Madian, donne sens au rôle symbolique de Tlemcen, lieu d'origine du cheikh Benyelles, lieu où repose la sépulture du saint.

L'auteur insiste sur cette symbolique des lieux et des anthroponymes.

Ce mouvement de solidarité venant d'ailleurs est, aussi, le fait de personnalités non musulmanes mais néanmoins mues par des motivations diverses. La première tendance est d'ordre impérial : il s'agit pour la France de se donner le rôle de protectrice du waqf de Jérusalem, au motif que ce waqf est rattaché à la personne morale du saint Abû-Madian et que la sépulture de ce dernier se trouve à Tlemcen. La France se doit, par conséquent, de protéger ce waqf, en tant que puissance impériale garante patrimoniale de l'islam de France.

C'est le sens des démarches initiées par Marcel-Edmond Naegelen, gouverneur d'Algérie en 1948. Mais c'est surtout René Neuville, qui était consul de France à Tel-Aviv à la même époque, archéologue de surcroît, qui prit l'affaire en main en faisant valoir la légitimité de l'Etat français dans la préservation de ce waqf.

Par ailleurs, d'autres motivations ont guidé certaines personnalités à œuvrer dans le sens de cette préservation. Il s'agit principalement de l'orientaliste et non moins islamologue Louis Massignon qui, depuis le tout début des années 50, n'a pas fini de déployer des recherches théologiques et historiographiques se rapportant à la personne du santon Abû-Madian, ce qui l'amène à redoubler d'effort pour concourir en tant qu'humaniste à l'entreprise de préservation du waqf.

Les choses se compliquent quand les trois pays du Maghreb décident d'en découdre avec la puissance coloniale (protectrice pour la Tunisie et Maroc).

Il semble que les Ulémas, à leur tête Cheikh Bachir al-Ibrahimi, s'interrogent sur la sincérité de l'Etat français dans ce plaidoyer pour le waqf de Jérusalem, quand la France a aliéné manu militari des biens de mainmorte en Algérie-même pour de sombres raisons d'aménagement du territoire. Du coup, les braves croyants qui militaient aux côtés d'un Neuville ou d'un Massignon pour préserver le waqf de Jérusalem de la prédation israélienne, pouvaient être également considérés comme des agents au service de la raison coloniale.

L'auteur signale, à ce titre, un certain nombre de personnes sacrifiées à l'autel de la trahison, c'est-à-dire exécutées par le FLN. Est-ce une bavure comme il en a existé partout ailleurs ? L'histoire nous le dira.

Enfin, le dernier coup de grâce est survenu au lendemain de la fameuse guerre dite des « Six Jours », du 6 au 11 juin 1967. À partir du 11 juin au soir et deux jours durant, tout le quartier des Maghrébins fut rasé au bulldozer, 139 maisons ont disparu, plus de 200 familles privées d'abri. C'était là le début d'un processus d'expropriation qui se poursuit jusqu'au temps présent et qui n'a pas fini de terminer sa course en Cisjordanie.

L'auteur signale deux faits historiques d'une importance historique capitale :

Il s'agit, d'une part, de la suspension sine die de toute démarche officielle de la part du gouvernement français à l'endroit du waqf, dès les prémices des négociations de cessez-le-feu. D'autre part, il semble qu'aucun des trois pays du Maghreb n'ait poursuivi l'action de soutien aux Maghrébins de Jérusalem contre les menaces d'expulsion, depuis leur indépendance respective. Pour l'auteur, l'option socialiste du gouvernement Ben Bella, à laquelle s'ajoute le limogeage de Cheikh Bachir Ibrahimi, laissait entendre que les préoccupations religieuses n'étaient pas à l'ordre du jour. Une exception toutefois à l'actif du roi Mohammed V qui visita Al-Qods ainsi que le waqf. On signale que sa fille Lalla Malika, en sa qualité de membre déléguée de la Croix-Rouge, a poursuivi l'effort caritatif, pour ne pas dire symbolique, jusqu'à la date de l'hécatombe de juin 1967.

En conclusion, l'auteur s'interroge sur l'histoire d'une injustice faite à cette communauté de Jérusalem, éprouvée depuis 4 siècles au moins par les menaces d'anéantissement. Il s'interroge enfin sur le rôle de l'historien face aux faits, et à sa capacité à faire tabula rasa de sa propre condition. Il clôture cette réflexion épistémologique sur une profession qui foi qui, déontologiquement parlant, ne peut que forcer le respect.

Un livre à lire.

(*)Courant janvier, j'ai pris contact avec monsieur Vincent Lemire pour donner une conférence à Tlemcen (éventuellement à Alger) sur l'objet de son ouvrage, sachant qu'il venait d'être invité à donner 3 conférences au Maroc, à l'invitation de l'Institut français de Rabat.

N'ayant aucune attache institutionnelle depuis ma retraite, j'ai tenté de recourir au milieu associatif. Malheureusement, j'ai eu toutes les peines du monde pour venir à bout de ce projet, ma peine s'étant d'autant plus accentuée que j'apprends la visite hypermédiatisée en Algérie de Patrick Bruel, là où j'ai échoué à faire venir un conférencier pour débattre d'un sujet dont j'ai la faiblesse de croire qu'il est d'une importance cruciale. Je ne sous-estime nullement l'évènement que constitue la venue d'un artiste, mais je reste triste qu'aucune porte ne m'a été ouverte pour faire venir ce conférencier.