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«La transparence en tant que facteur de lutte contre la corruption dans les marchés publics : portée et limites»

par Boutaleb Kouider*

«Les outils et les textes ne valent que ce que valent les hommes chargés de les appliquer».

La corruption dans les marchés publics est sans doute celle qui focalise le plus l'attention dans la mesure où elle peut causer des dommages considérables à l'économie d'une nation compte tenu du poids économique que représentent ces marchés. On estime leur poids à 15 % du PIB dans les pays de l'OCDE, et plus encore dans nombre de pays non membres, comme c'est le cas, sans doute, en Algérie, ce qui rend ces marchés particulièrement vulnérables à la corruption.

La corruption a non seulement un coût monétaire considérable, mais aussi en emplois détruits, en vies humaines menacées à cause de constructions dangereuses qui ne répondent pas aux normes, (le tremblement de terre qui détruit la ville de Boumerdes en Algérie a révélé les nombreuses malfaçons au plan des structures... qui ont occasionné les effondrements...).

Nombreux sont les projets qui sont mal exécutés (cas des routes et des trottoirs des villes et villages, des nombreuses malfaçons dans les constructions de logements, d'édifices publics, des chantiers qui sont abandonnés ou non exécutés et finalisés dans les normes ...

La lutte contre la corruption est par conséquent indispensable et prioritaire comme l'a souligné avec force l'ancien secrétaire général des Nations Unies, Koffi Annan, dans un discours sur la corruption. « La corruption est un fléau qui sape les fondements de toute société civile. Elle porte atteinte à la morale, à la démocratie, à la bonne conduite des affaires publiques et à l'État de droit, et absorbe des ressources nécessaires au développement. En outre, elle est un affront pour ceux qui observent fidèlement l'éthique dans leur travail et leurs rapports avec autrui ...La corruption est un mal insidieux qu'il ne faut cesser de combattre...Nous devons extirper ce mal, supprimer cette véritable plaie qui est le signe d'un très grave dysfonctionnement dans la gestion de l'État... » La prise de conscience affirmée de l'étendue de ce fléau, du moins formellement à travers les discours, a poussé les pouvoirs publics en Algérie, à réagir pour mettre en place des dispositifs juridiques de lutte contre ce fléau, dont les plus importants sont la promulgation de la loi n° 06-01 du 20 février 2006, relative à la prévention et à la lutte contre la corruption, et la révision du code des marchés publics à plusieurs reprises, dans la dernière en date de 2015 et le projet de révision qui devrait être présenté au début de l'année en cours au parlement. Mais le phénomène apparemment ne cesse de s'amplifier. L'Algérie ne cesse d'enregistrer de très mauvaises notes dans l'indice de perceptions de la corruption (IPC). Dans le classement annuel pour 2021, sur la corruption établie par Transparency international (TI), l'Algérie arrive à la 117e place, loin derrière ses voisins maghrébins, la Tunisie (70e) et le Maroc (87e). Elle était classée, en 2006, à la 84è position. La corruption s'est incontestablement généralisée en Algérie, elle est devenue systémique. Au-delà de la polémique suscitée par ce classement, et les réactions quelque peu vives des Pouvoirs publics, soucieux notamment de préserver l'image de marque du pays, il n'en demeure pas moins que la corruption mine l'économie algérienne au point où elle fait actuellement, avec le nouveau Président Abdelmadjid Tebboune, l'objet d'une véritable campagne d'assainissement, parallèlement au renforcement des dispositifs judiciaires de répression des fraudes.

Depuis la chute de l'ex Président Abdelaziz Bouteflika (Allah yerhmou) des inculpations, des procès ou des jugements d'administrateurs, d'élus, d'entrepreneurs et autres fournisseurs de l'administration et des entreprises publiques,de nombreuses arrestations de hauts responsables dont de nombreux ministres, walis et même deux ex Premiers ministres, et quasiment toutes ces affaires portent sur les conditions d'attribution des marchés publics. Le domaine des marchés publics occupe, en effet, une place de choix parmi les secteurs d'activités des administrations publiques en raison des multiples intérêts qu'il génère et suscite. Ces intérêts font du domaine le lieu idéal où se développe le phénomène de corruption qui gangrène l'appareil de l'Etat.

L'expérience algérienne en matière de marchés publics tendrait à prouver...qu'un code des marchés publics aussi précis et aussi exhaustif n'empêchera jamais la corruption.

Pour lutter contre la corruption dans les marchés publics, il n'existe certainement pas de recettes, ni en théorie, ni en pratique, chaque pays tente de répondre à cette problématique de lutte contre la corruption dans les marchés publics en respectant d'abord les principes de base (ceux de l'OCDE à titre d'exemple) et principalement le crédo de la transparence, considérée comme le facteur-clé de prévention et de lutte contre la corruption. D'où la nécessité d'explorer le sens, la portée et la pertinence du concept de transparence qui apparaît comme incontournable dans le paradigme contemporain de bonne gouvernance.

Le concept de transparence peut se définir, selon les auteurs en plusieurs axes qui sont, en général liés à un courant spécifique de la notion globale de transparence qui est caractérisée par six dimensions principales : la communication, la publicité, la proximité, l'imputabilité, le contrôle et la responsabilité.

Ces dimensions ne restent, cependant pas, cloisonnées et sont liées entre elles. Elles ont des champs en commun et sont interreliées, de même que les différents courants qui constituent la notion globale de transparence. C'est à partir de ces courants et ces axes qui caractérisent la transparence, que dérivent les fonctions dont les principales qui sont pour l'essentiel : la lutte contre l'arbitraire, la garantie de l'égalité de traitement, la responsabilisation et bien entendu l'information (inclus la notion de communication).

La transparence suppose avant tout, un système d'information performant (notamment grâce à la numérisation des opérations) permettant de lutter contre l'opacité, à travers la publication régulière et en temps opportun de toute l'information (sur des sites web dédiés) sur les marchés publics allant de la publication du plan de passation des marchés (PPM) jusqu'à celle de l'avis d'attribution du marché.

D'un autre côté, la transparence suppose aussi le bannissement de toute entrave à la compétition et l'abandon des pratiques anticoncurrentielles. Concrètement, cela signifie que d'une part, il faille définir complètement et ce, de façon neutre, les besoins à satisfaire des autorités contractantes, et d'autre part, laisser libre cours à la concurrence en évitant autant que possible les pratiques comme le favoritisme ou la prise illégale d'intérêt et en se fondant sur l'objectivité comme critère d'évaluation des offres et d'attribution des marchés.

D'un point de vue spécifique, la mise en concurrence permet d'obtenir le meilleur rapport qualité-prix, conformément aux principes d'économie et d'efficience. Aussi, en appliquant des critères décisionnels objectifs, élimine-t-on dans la mesure du possible, partialité, préjugés et subjectivité dans le processus de passation des marchés publics. Tous ces éléments combinés convergent vers un traitement équitable et non discriminatoire des candidats et garantissent ainsi, un comportement conforme à l'éthique.

En définitive, la transparence est le principe sur lequel le législateur fonde sa politique de lutte contre les malversations dans les marchés publics. Ce principe est connu pour être le socle sur lequel se fonde les autres principes des marchés publics. Il permet donc de vérifier que le choix des autorités contractantes a respecté les principes de liberté et d'égalité entre les candidats, ou, pour prendre un terme adapté à l'organisation d'un choix, l'impartialité de la procédure. En rendant lisible la procédure, la transparence permettra de vérifier une composante fondamentale de la notion d'impartialité qui implique l'impossibilité pour l'autorité contractante, d'être à la fois juge et partie. Le principe de transparence consacré dans les codes des marchés publics, s'applique à tous les stades de passation d'un marché public, de l'avis d'appel public à la concurrence à l'avis d'attribution, de la sélection des candidatures à la sélection des offres, de la négociation des candidats jusqu'aux obligations d'informations prévues en fin de procédure. L'avènement de la transparence, a par conséquent pour mission de faire remettre en cause cette conception bureaucratique fermée du fonctionnement administratif et étatique source de corruption.

Mais, désormais, la transparence dans les marchés publics, ne se contente plus seulement d'être un principe découlant de l'égale concurrence. Elle a également acquis une autre dimension qui entraîne par elle-même, des effets incontestables, témoignant d'un renforcement des procédures de passation à travers l'instauration systématique des mécanismes de contrôle, à savoir le contrôle administratif (il s'agit des contrôles, a priori et a posteriori) et le contrôle juridictionnel.

Cependant, les éléments définitionnels de la transparence tels qu'édictés traduisent une vision confinant à un idéal - type qui fait abstraction des problèmes tangibles de la pratique. Comment parler alors de transparence alors que les organigrammes deviennent, de moins en moins lisibles, que les textes prolifèrent et se complexifient, que les processus décisionnels éclatent dans de multiples directions, intégrant une foule diverses d'acteurs publics, privés, semi-publics...Il est par conséquent nécessaire d'envisager les limites de cette transparence. Car l'expérience montre qu'entre la transparence idéale et la transparence concrète, le fossé est considérable. L'exemple particulier de la politique de l'information est fort approprié pour illustrer cette constatation. Dans beaucoup de pays l'information des agents économiques et au-delà du public est rendue obligatoire par la loi, ce qui peut être interprété comme un acte de transparence, certes, pourtant l'information donnée reste sélectionnée par les instances administratives en charge des marchés publics. De même, les comportements des fonctionnaires devront évoluer, ce qui ne peut se faire qu'à long terme (il suffit de regarder la Suède où la transparence documentaire est presque totale et est inscrite dans la constitution depuis bien longtemps. Ainsi n'importe qui peut consulter les documents de l'administration suédoise. De part, le choix de cette solution, l'administration est obligée de fournir tout document qui pourrait intéresser quelqu'un. Cela a eu pour conséquence, une augmentation sensible de l'efficacité de l'administration suédoise et un souci supérieur permanent de la qualité des prestations données à ses administrés). Le chemin de la transparence est par conséquent long, très long.

Les principes fondamentaux de l'organisation bureaucratique, générateurs d'opacité ne sont que peu touchés par la transparence. La structure complexe de l'administration réduit l'impact du concept de la transparence, en ce sens qu'il est difficile pour l'agent économique de savoir où il doit demander l'information qu'il désire obtenir.

La transparence n'a pas un rôle absolu, elle doit être complétée par des mesures comme l'incrimination, le contrôle externe et interne, la prévention des conflits d'intérêts, etc. Si la corruption peut se jouer à deux, la lutte contre la corruption exige en revanche une conjugaison de mesures préventives et répressives, où la transparence a un rôle spécifique et limité, car elle n'est jamais absolue et totale. Quelle que soit l'appréciation que l'on peut porter sur la portée de la transparence, il est clair que l'application de celle-ci trouve toujours sa limite. A s'en tenir au texte du code des marchés publics, la signification juridique de la « transparence » se limite à l'information devant être assurée aux agents économiques potentiellement soumissionnaires. Retenir une telle interprétation serait consacré une fiction juridique. Le juriste ne saurait s'accommoder d'une telle myopie en limitant la question de la transparence, à la seule information. La réelle signification de la « transparence » va bien au-delà du respect de l'ensemble des conditions et formes requises pour la passation des marchés publics. Comme on peut le constater la transparence semble, selon les énoncés du code des marchés public, n'avoir de sens que le respect des conditions de forme. Or le concept de transparence est beaucoup plus large et recouvre beaucoup plus de dimensions. En effet, tout en respectant les conditions de forme et de fonds apparentes, la gestion des marchés publics peut donner lieu à des pratiques douteuses, condamnables et illégales. Au-delà du respect des conditions requises pour la passation des marchés publics, ce qui est en cause c'est le libre jeu de la concurrence, l'égalité des chances entre les soumissionnaires potentiels, la qualité de service, d'étude, de fournitures ou de travaux aux meilleures conditions de prix pour l'entité publique, ce qui se ramène ainsi à la bonne gestion des deniers publics.

Dans la pratique, les acteurs de la corruption savent se montrer respectueux de la loi tout en la vidant de son contenu quand ils ne la foulent pas impunément aux pieds. Les stratégies récurrentes de contournement des mécanismes et actes anticorruption dans la passation des marchés publics (en ce qui concerne les dépenses publiques) se construisent et se déconstruisent autour de cette relation de pouvoir.

La transparence se heurte ainsi à des pratiques obscures qui mettent en évidence, une réalité quelque peu nuancée. En effet, des autorités contractantes tout comme certains soumissionnaires, font souvent preuve d'une grande discrétion et de subterfuges pendant le processus de passation, alimentant ainsi la controverse, si bien que l'on se demande si on peut véritablement parler de transparence. De nombreux cas de mauvaises pratiques interviennent à divers stades du processus de passation des marchés publics qui alimentent et explique la corruption.Plusieurs actions interviennent avant le lancement d'un appel d'offres notamment, la définition des besoins et l'élaboration du DAO. Ces étapes offrent de multiples occasions de manipulation. Dans ce contexte, personne ne se hasarde à soumissionner sans connaître à l'avance les données techniques et financières du projet.

Le droit ne vaut, souligne-t-on souvent, pas tant par ce qu'il est, que par son application et son respect. Or, en Algérie comme ailleurs, au-delà même du droit des marchés publics, le droit en général et les réalités et pratiques ayant eu libre cours dans le passé, et hélas présentes encore aujourd'hui, font que la question de la transparence dans les marchés publics demeure un simple discours sans ancrage réel. En effet malgré les progrès contenus dans le dernier code des marchés publics (celui de 2015) par rapport aux anciennes moutures, il n'en reste pas moins que la transparence et la gestion saine des marchés publics demeurent encore sans impact, au vue de la persistance de la corruption.

Pour conclure cette modeste contribution on peut dire que l'institution de la transparence dans la passation des marchés publics est d'un exercice difficile. Elle ne peut se réduire à quelque énoncé dont l'exécution reste tout à fait aléatoire. Qui peut s'en porter garant? Il est bien connu qu'en règle générale celui qui dispose du pouvoir est porté à en abuser et que celui qui dispose de l'argent est également porté à corrompre pour arriver à ses fins. La transparence, qui est souvent présentée comme un facteur privilégié de lutte préventive contre la corruption dans les marchés publics et pas seulement, a des limites inhérentes lorsqu'elle est confrontée au droit, à la gestion publique et à l'éthique. Il n'est pas étonnant que ces pratiques se fassent souvent sous le nez des pouvoirs publics, puisque les contrats sont rédigés et signés par des personnes occupant des fonctions officielles qui profitent des « angles morts » du système. Mais s'agissant d'une nécessité absolue, incontournable, il faudrait continuer à progresser dans les réformes non seulement sur le plan du droit mais sans doute plus encore en matière de bonne gouvernance et de construction de l'Etat de droit, seul rempart à la déliquescence constatée de nos institutions.Car la transparence ne peut être effective que dans un Etat de droit et une bonne gouvernance (transparence, reddition des comptes, participation) assumée et exécuté à tous les niveaux de la hiérarchie administrative. Seul un Etat de droit et une bonne gouvernance politiquement assumée et exercée peuvent constituer des remparts à la prolifération du fléau de la corruption dans les marchés publics et pas seulement, comme nous l'avons souligné dans la conclusion de notre ouvrage sur « la corruption, sa nature et son ampleur ; le cas de l'Algérie », OPU, Alger, 2017.

* Chercheur associé - Labo GPES-Université de Tlemcen